Prévoir l’imprévu

Par Jean-Paul VANDERLINDEN
Comment citer cet article
Jean-Paul VANDERLINDEN, "Prévoir l’imprévu", CERISCOPE Environnement, 2014, [en ligne], consulté le 15/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/prevoir-l-imprevu

Différents éléments font débat aujourd’hui concernant la scénarisation. Nous aborderons ici la place de la science, la place des formes narratives, l’arrimage de la scénarisation à la prise de décision et les bénéfices des exercices de scénarisation, hors le bénéfice lié à la « prévision de l’imprévu ».

La question de la science et de sa place dans la scénarisation fait parfois l’objet de controverses. Elle est d’autant plus importante que la science joue deux rôles dans le cadre des exercices de scénarisation. Le premier tient à la capacité d’effectuer des prédictions ou des projections (cf. Figure des formes prospectives) pour certaines parties du système. La science est essentiellement mobilisée ici pour lier évolution du système et force motrice. Le second tient à sa contribution à l’évaluation de la plausibilité des chemins pris par le système lors des bifurcations. Cette focalisation sur les capacité en termes de prédiction/projection, mobilisant essentiellement les sciences de la vie et de la terre, et dans une moindre mesure de l’économie, est souvent soulignée comme menant à la non prise en compte du fait qu’une scénarisation est essentiellement un processus social (Garb, Pulver et VanDeveer 2008). En effet, si les connaissances scientifiques sont mobilisées dans le cadre de la réalisation de scénarios, il n’en demeure pas moins que les scénarios eux-mêmes consistent en des narratifs plus ou moins complexes, « racontant » comment est imaginée l’évolution d’un système dans un contexte particulier, en choisissant des bifurcations particulières. Le recours à une forme narrative permet de s’affranchir des difficultés associées au caractère non probabilisable des bifurcations. Le recours à une forme narrative explique notamment que des scénarios soient souvent critiqués en termes de plausibilité de l’histoire présentée. Néanmoins, cela implique dès lors de construire proactivement un pont entre les sciences de la vie et de la terre et les humanités, en passant par les sciences sociales (Rasmussen 2008).

Un autre élément important est la question de l’arrimage entre scénario et prise de décision. Elle se pose à deux niveaux. Le premier est celui de l’opérationnalisation du lien entre personnes (ou structures) chargées de la scénarisation et preneurs de décision. L’entretien de ce lien est en soit consommateur de ressources et nécessite un dialogue constant afin que les scénarios développés s’adressent bien aux enjeux des décideurs et que les décideurs comprennent la nature prospective – avec incertitudes irréductibles – d’un scénario. Le second niveau est celui de la temporalité propre au scénario (long terme) confronté aux temporalités du politique (court terme). La difficulté de l’arrimage entre scénario et décision a engendré une réflexion de fond sur les bénéfices associés à la scénarisation. Cette réflexion a d’abord été essentiellement le fait du secteur privé (e.g., Goodwin et Wright 2001). Aujourd’hui, la question se pose au sein des agences de planification locale et régionale (e.g., Bartholomew 2007), ainsi que dans le cadre d’initiatives nationales (e.g., Hulme et Dessai 2008).

Du point de vue procédural, il apparaît que les participants à un exercice de scénarisation appréhendent le système étudié de façon plus complète et tiennent mieux compte des interactions au sein du système (e.g., Palomo, Martin-Lopez, Lopez-Santiago et Montes 2011). Cela a conduit au développement d’une pratique de scénarisation participative afin d’élargir le cercle des apprenants (e.g., Patel, Kok et Rotman 2007). En outre, la réalisation conjointe de scénarios se transforme en une plateforme efficace d’échanges entre parties porteuses de valeurs et de visions paradigmatiques différentes (e.g., Kane et al. 2015). Finalement, la réalisation de scénarios contribue positivement à la construction d’un lien social entre participants. Cela se traduit par la pratique d’un langage commun, d’apprentissages mutuels. Du point de vue des connaissances, il s’est avéré que la réalisation de scénarios permet simultanément d’améliorer la connaissance sur l’état du système analysé, la connaissance des forces motrices en présence et de leurs impacts, ainsi que la compréhension des processus de changement (e.g., Palomo, Martin-Lopez, Lopez-Santiago et Montes 2011).