Carlos MILANI,
"Brésil : politique étrangère, puissance et quête d’autonomie",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part4/bresil-politique-etrangere-puissance-et-quete-d-autonomie
A l’aube du XXIe siècle, les puissances émergentes dénoncent la perte de légitimité des institutions internationales actuelles ainsi que la crise du modèle économique néolibéral et appellent de leurs vœux une réforme de la gouvernance mondiale. Ces critiques trouvent des relais dans la société civile, comme en témoignent les différentes éditions du Forum social mondial à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), à Mumbay (2004), à Dakar (2011) ou à Tunis (2013). A la différence du tiers-mondisme, des stratégies du G77 et du mouvement des non-alignés, cette nouvelle demande de réforme du système international exprime un engagement explicite avec les valeurs et les normes des institutions internationales. Il ne s’agit plus de transformer radicalement l’ordre mondial (comme au temps du nouvel ordre économique international, dans les années 1970), ni de promouvoir une politique anticapitaliste, mais plutôt de réformer l’ordre mondial et de l’adapter aux nouvelles réalités économiques et politiques du système international.
Dans le cas particulier de la diplomatie brésilienne, l’intégration des structures supranationales par acceptation des fondements de l’ordre international qui avait guidé la politique étrangère entre 1990 et 2002 est abandonnée au profit de la construction d’alliances et de coalitions demandant des règles internationales plus justes et transparentes afin de remédier à l’asymétrie de l’ordre mondial. Il n’est plus question d’intégrer les différents régimes internationaux sans négocier. A partir de 2003, il a été décidé que la PEB serait toujours au service du développement national, mais à travers une modification des rapports de force et de la géographie du commerce mondial.
Itamaraty a revitalisé les relations extérieures (augmentation du nombre d’ambassades et de diplomates) et redonné de la crédibilité à l’idée d’autonomie politique des pays du Sud. Fruit d’une histoire (politique étrangère indépendante des années 1960 et pragmatisme responsable des années 1970) et des décisions politiques prises par la nouvelle coalition gouvernementale, la diplomatie mondiale brésilienne est mise au service d’une politique étrangère en quête d’autonomie dans la région et dans le monde (notamment à l’égard des Etats-Unis et de leur politique commerciale et de sécurité en Amérique latine). Une diplomatie mondiale engagée dans une « stratégie de diffusion du pouvoir global » (Christensen 2013) nécessite un investissement important du Brésil pour garantir la présence des représentations brésiliennes sur tous les continents, mais également pour élaborer une vision stratégique quant à son modèle d’insertion internationale, ses alliances prioritaires, les processus décisionnels de la gouvernance mondiale.
Tout en insistant sur le besoin de négociation, la diplomatie de Lula s’est distinguée de celle du président Hugo Chávez et s’est appuyée sur deux axes : garantir la présence souveraine du Brésil dans le monde et promouvoir les principes de justice distributive au sein du multilatéralisme politique et économique. La projection internationale d’un agenda social et de la lutte contre la faim illustre cette stratégie normative. La coopération Sud-Sud a souvent été présentée comme une alternative viable aux revers de la coopération Nord-Sud.
Le contexte régional sud-américain est le lieu privilégié d’expérimentation de cette hypothèse de coopération Sud-Sud (Brun 2012). L’intégration régionale s’est fondée sur l’apport de financements de la BNDES et a permis de constituer un contrepoids à la puissance américaine. Le Brésil a connu de nombreux désaccords avec les Etats-Unis : intégration des Amériques, rôle du Venezuela et de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques en Amérique du Sud, rôle du secteur public dans le modèle brésilien de développement économique, réaction négative des Etats-Unis aux prétentions brésiliennes de production d’uranium enrichi sur son territoire national, coups d’Etat au Honduras et au Paraguay, soutien au gouvernement argentin en crise, etc.). Des différents subsistent sur le plan géopolitique, qu’il s’agisse de sa revendication itérative en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies ou du récent rapprochement du Brésil avec la Turquie et l’Iran. La transition Lula-Dilma a donné lieu à des mutations de style dans la conduite de la diplomatie publique, mais pas de substance car la coalition politique au pouvoir n’a pas profondément changé.
Aujourd’hui, cependant, la diplomatie mondiale développée par le Brésil doit faire face à de nombreux défis politiques et institutionnels liés au multilatéralisme, notamment : le débat sur le rôle et la réforme du Fonds monétaire international (FMI) dans le sillage de la crise financière et monétaire ; les négociations sur le changement climatique et les défis des transformations économiques nécessaires vers un modèle possible de développement durable ; les négociations du cycle de Doha qui sont au point mort au sein de l’OMC ; l’usage excessivement politisé (voire idéologique) des condamnations de certains pays pour violations des droits de l’homme au Conseil des Nations unies crée en 2006 ; ou encore le débat sur la coopération internationale pour le développement, l’efficacité de l’aide (ou du développement, selon les termes consacrés lors du quatrième forum de haut niveau sur l'efficacité de l'aide organisé en 2011 à Busan, en Corée du Sud) et la coopération Sud-Sud.
Ces négociations mettent au défi l’expérience multilatérale brésilienne et exigent des solutions à court et long termes ainsi que de nouveaux arrangements politiques. Depuis le XIXe siècle, le Brésil participe activement aux négociations internationales ; c’est l’un des membres fondateurs des principales organisations intergouvernementales (Société des Nations, Nations unies, Banque mondiale, FMI, OMC). Le Brésil participe aux négociations commerciales multilatérales depuis 1944 (au sein du GATT puis de l’OMC). Dans les années 1990, le pays a officiellement manifesté son désir d’intégrer le Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre permanent, en arguant de sa trajectoire au sein du multilatéralisme et de son rôle de médiateur (au Venezuela en 2002, en Bolivie en 2003, en Iran en 2010), poursuivant l’intérêt collectif tout en démontrant ses capacités diplomatiques de négociation (Albaret 2010). Dans les années 2000, la PEB a changé de cap en matière de multilatéralisme pour mettre en avant les questions liées à l’asymétrie et à la hiérarchie des puissances : le discours officiel s’est alors porté sur le fait que les institutions multilatérales n’avaient plus la capacité d’apporter les réponses politiques adéquates pour faire face aux défis mondiaux, car leurs principes, leurs organisations, leurs normes et leurs règles relevaient d’un ordre politique et économique international révolu.
Un dernier aspect de la PEB en matière de multilatéralisme concerne la participation à des groupes ad hoc informels tels que le G20 financier. Il s’agit d’une tendance de fonds du multilatéralisme auquel la PEB s’adapte. Néanmoins, les contradictions et les risques potentiels liés à la transformation du G20 en 2008 (du statut de forum ministériel à celui de sommet d’Etats) nous semblent évidents pour un pays comme le Brésil : faire partie de groupes ad hoc d’une part, symbole de puissance et d’accès aux gains relatifs dans l’arène internationale (faire partie d’une liste des pays qui se font entendre, qui sont invités aux sommets, qui prennent l’initiative d’organiser des réunions ou qui peuvent bloquer les négociations) tout en contribuant à l’affaiblissement institutionnel du multilatéralisme est une stratégie susceptible de mettre en échec la légitimité d’une diplomatie vouée à la solidarité avec le Sud.
En prenant part à des groupes informels comme le G20, la PEB cautionne d’une certaine manière la constitution d’un « système international oligarchique » (Badie 2011). Le multilatéralisme est une construction institutionnelle de l’après-guerre qui, aux niveaux mondial et régional, tend à minimiser les coûts de transaction entre les Etats. Il ne s’agit pas d’une construction institutionnelle qui serait à l’abri des hiérarchies et des relations asymétriques de pouvoir ou de l’hégémonie nord-américaine qui a marqué son histoire. Et pourtant, ce sont les institutions multilatérales qui garantissent un minimum de coopération et d’apprentissage, de transparence et de prise de décision plus démocratique (Devin et Smouts 2011). La création du G20 (et le maintien du G7/G8), la célébration des négociations commerciales bilatérales, le nouveau partenariat trans-pacifique, entre autres expressions récentes des relations internationales, contribuent en fait à la « déconstitutionnalisation » de l’ordre mondial et à l’affaiblissement des espaces institutionnalisés du multilatéralisme. A qui cette tendance peut-elle profiter ?