Mohammed EL OIFI,
"Al-Jazeera : les ressorts incertains de l'influence médiatique",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/al-jazeera-les-ressorts-incertains-de-l-influence-mediatique
Le coup d’Etat militaire du 3 août 2013 contre le président élu Mohamed Morsi a remis Al-Jazeera au centre du champ médiatique arabe alors que la recomposition des scènes politiques consécutives aux révolutions arabes avait tendance à la marginaliser. En effet, l’une des premières mesures prise par l’armée égyptienne après le coup d’Etat a été la fermeture de toutes les chaînes de télévision réputées proches des Frères musulmans (notamment Ahrar 25) et l’investissement des locaux d’Al-Jazeera. L’imposition d’un récit médiatique unique, celui de l’armée, des évènements qui ont abouti aux grandes manifestations du 30 juin 2013 et au renversement du gouvernement de Mohamed Morsi est indispensable au succès du coup d’Etat. Ainsi, l’ensemble des télévisions publiques et privées (notamment OnTV, propriété de l’homme d’affaire Nejib Sawires ou CBC, propriété de l’homme d’affaire Mohamed Al-Amin, tous deux proches de l’ancien président Hosni Moubarak) vont relayer le discours de l’armée, explicité dans les discours télévisés du général Abdel Fatah al Sissi. Les militaires ont rétabli le contrôle de l’Etat sur le champ médiatique égyptien qui s’était largement libéralisé sous le règne du président Morsi. Le soutien de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, les deux autres acteurs dominants du champ médiatique arabe, à l’armée égyptienne a participé d’une manière déterminante à l’uniformisation de la couverture médiatique des évènements en Egypte au détriment des Frères musulmans et du gouvernement démocratiquement élu.
Contrairement à ce qui a été avancé, le départ de l’émir Hamad ben Khalifa al Thani et de son Premier ministre Hamad Ben Jassem Al-Thani et l’arrivée d’une nouvelle équipe menée par le prince héritier Tamim Ben Hamad al Thani n’a pas influé sur la ligne éditoriale d’Al-Jazeera, qui a pris le parti de la « légalité démocratique » contre ce que ses journalistes vont assez rapidement nommer le coup d’Etat militaire. Alors que l’ensemble des télévisions égyptiennes parlent de « deuxième révolution » pour désigner les évènements du 30 juin et du 3 juillet 2013, Al-Jazeera va procéder d’une manière méthodique à la déconstruction de ce qu’elle considère comme les « mythes fondateurs » qui visent à légitimer le coup d’Etat en Egypte. A cet égard, une série de reportages très critiques vis-à-vis du coup d’Etat sont réalisés, qui seront massivement repris par les réseaux sociaux et les sites défavorables au gouvernement nommé par les militaires. L’un des premiers reportages s’est attaché à démentir le chiffre de 33 millions de manifestants avancé par les médias égyptiens (chiffre supérieur au nombre de ceux qui ont voté en faveur de Mohamed Morsi pendant les élections présidentielles) pour donner une légitimité populaire à l’intervention de l’armée en vue de déposer le président. Dans un reportage qui a bénéficié d’une grande diffusion sur les réseaux sociaux, Al-Jazeera soutient l’idée que les lieux des manifestations ne pouvaient pas accueillir plus de quatre millions de personnes. Progressivement, chacun des éléments du récit médiatique avancé par les médias égyptiens est mis en cause. Ainsi, pour Al-Jazeera et contrairement à la version de l’armée, « les Etats-Unis ne soutiennent pas les Frères musulmans mais expriment seulement leur attachement au respect des élections et de la volonté populaire ». Or les médias publics égyptiens dénoncent le « complot fomenté par les Etats-Unis et l’Europe avec la complicité des Frères musulmans et du Hamas palestinien pour la partition de l’Egypte » (à l’instar de ce qui s’est passé au Soudan). Le président Morsi aurait également cédé le Canal de Suez aux Qataris, une partie du Sinaï au Hamas, etc. Cette campagne médiatique a poussé l’ambassadrice américaine au Caire Anne W. Pattersonà dénoncer, par communiqué officiel, ce qu’elle considère comme « les dérives des médias publics égyptiens et leur manque de professionnalisme et d’éthique ». Mais, cette réaction américaine n’a pas empêché les médias publics égyptiens de présenter le général al Sissi comme le nouvel héros national qui « a sauvé l’Egypte du complot américano-sioniste » alors qu’Al-Jazeera persiste à le designer comme l’instigateur d’un coup d’Etat militaire qui a interrompu le processus démocratique en Egypte.
En prenant le contre-pied des thèses de l’armée et en proclamant son attachement à « la légitimité démocratique » et son opposition au « coup d’Etat militaire », Al-Jazeera déstabilise la stratégie médiatique de l’armée et devient un relais puissant, en Egypte et dans le monde arabe, pour tous ceux qui dénoncent l’action des militaires. Dans la mesure où l’armée égyptienne n’a pas les moyens d’empêcher les téléspectateurs égyptiens d’avoir accès à cette chaîne (réception satellitaire) même après la fermeture de ses locaux au Caire, le point de vue du Qatar sur l’évolution de la crise en Egypte devient crucial pour le nouveau pouvoir égyptien. En effet, l’accès des opinions publiques égyptiennes aux images et aux informations d’Al-Jazeera relativise le récit de l’armée et met en avant le discours des opposants comme une alternative au projet des militaires, ce qui permet d’alimenter le mécontentement populaire et d’encourager des manifestations quasi quotidiennes.