Mohammed EL OIFI,
"Al-Jazeera : les ressorts incertains de l'influence médiatique",
, 2013, [en ligne], consulté le
11/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/al-jazeera-les-ressorts-incertains-de-l-influence-mediatique
Al Jazeera est née à un moment historique précis marqué par l’essoufflement des politiques étrangères des acteurs étatiques traditionnels dans le monde arabe : l’Egypte (en raison de la politique isolationniste menée par le président égyptien Hosni Moubarak après l’assassinat du président Anouar el-Sadat en 1981), l’Irak (sous embargo depuis l’invasion du Koweït en 1990) et l’Algérie (suite au déclenchement de la guerre civile après l’interruption du processus électoral par l’armée en 1991). L’hostilité rencontrée par l’émir du Qatar Hamad ben Khalifa al Thani dans la péninsule arabique après son coup d’Etat contre son père en 1995, et notamment de la part de l’Arabie Saoudite, l’a poussé à prendre une série de mesures pour légitimer son pouvoir. L’une des plus importantes est le lancement en novembre 1996 de la chaîne d’information en continue Al-Jazeera et l’abolition du ministère de l’Information qatari. La posture « libérale » revendiquée par l’émir (en comparaison avec son père) et la multiplication des initiatives innovantes dans des domaines aussi divers que l’éducation, l’industrie gazière, les fonds de pensions ou la politique étrangère ont contrarié l’Arabie Saoudite qui avait réussi, pendant plusieurs décennies, à faire prévaloir sa prééminence sur l’ensemble des pays du Golfe. Mettre l’accent sur la nature des relations entre le Qatar et l’Arabie Saoudite et leur évolution depuis l’indépendance du Qatar en 1971 est fondamental pour la compréhension du rôle d’Al-Jazeera dans les relations interarabes depuis la seconde moitié des années 1990.
La formule médiatique d’Al-Jazeera a connu un succès assez rapide (1998). Elle a bouleversé les règles de fonctionnement du champ médiatique arabe et a imposé de nouvelles règles garantes de son hégémonie. Le champ médiatique panarabe était, jusqu’en 1996, largement dominé par une alliance saoudo-libanaise, les premiers apportant les financements et les seconds leur savoir-faire. Cette association, inégalitaire et hétérogène eu égard aux systèmes de valeurs, avait donné naissance à des médias panarabes (presse, radio et télévision) globalement libéraux sur le plan économique et social et conservateurs sur le plan politique (élitistes, défavorables à la démocratisation et à la participation des peuples à l’exercice du pouvoir). Ces médias prônaient également une grande ouverture sur les Etats-Unis et fonctionnaient comme des armes idéologiques contre le nationalisme arabe et l’islam politique que l’Arabie Saoudite percevait comme des menaces potentielles. Afin de se distinguer, Al-Jazeera a pris le contre-pied de la stratégie saoudienne en rendant ses écrans largement accessibles aux courants politiques et intellectuels des oppositions arabes, qu’elles soient nationalistes, libérales ou se réclamant des différentes branches de l’islam politique. En outre, la chaîne a choisi de diversifier le recrutement des journalistes, au détriment des Libanais, en embauchant des journalistes issus des grands bassins démographiques du monde arabe : des Egyptiens, des Jordano-Palestiniens et des Maghrébins. Cette diversification sociologique des journalistes travaillant pour Al-Jazeera a généré un phénomène d’identification qui a fait croître son audience et renforcé sa légitimité.
Mais loin d’être un objet original et inédit, Al-Jazeera n’est qu’une réinvention du média panarabe né à la fin du XIXe siècle bien avant l’affirmation des Etats-nations dans le monde arabe. D’ordinaire, la théorie politique associe la genèse des médias, et plus particulièrement de la presse comme mode de communication moderne, à la consolidation de l’espace politique et plus précisément de l’Etat-nation, l’institutionnalisation du champ médiatique national étant considérée comme parallèle à celle du cadre politique de l’Etat-nation. Ce schéma classique imprègne d’une manière consubstantielle la conception dominante du lien entre médias et politique dans la sociologie de la communication contemporaine, elle-même pensée et conçue comme un élément constitutif du dispositif théorique permettant d’explorer le fonctionnement de l’Etat-nation comme mode exclusif de l’institutionnalisation du pouvoir politique. Or, la genèse de la presse dans les anciennes provinces arabes de l’empire ottoman a précédé la création des Etats-nations arabes modernes. Dès le départ, le fait et le sentiment national naissants se sont retrouvés en compétition avec d’autres identifications, d’autres loyautés et modalités d’organisation et de régulation politique. La fondation en 1875 à Alexandrie en Egypte par les deux frères syro-libanais Taqla du quotidien Al-Ahram (Les pyramides), conçu comme un journal régional arabophone, est un moment fondateur dans l’histoire des médias arabes. Son caractère régional et transnational en fait le premier média panarabe destiné à un lectorat arabophone et, partant, le lieu de formation d’une « culture journalistique arabe » qui mêle les nationalités et les sensibilités et qui conçoit le lecteur arabophone indépendamment de ses déterminismes territoriaux et nationaux. Le concept du média panarabe s’est ensuite consolidé à travers les expériences de la radio Sawt al Arab (La voix des Arabes) lancée par le président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1953 et la constitution de la presse arabe de Londres à partir du milieu des années 1970, grâce à la rencontre entre les pétrodollars affluant vers la place financière de Londres et l’émigration des journalistes arabes (notamment libanais) vers l’Europe après l’éclatement de la guerre civile libanaise en 1975. Dans cette perspective, Al-Jazeera ne constitue en aucun cas un concept nouveau ; il s’agit avant tout d’une réinvention du média panarabe dans le domaine télévisuel. Nous sommes ainsi, s’agissant des médias panarabes, en présence d’un phénomène structurel, durable et non pas conjoncturel ou éphémère. Ce sont en effet les conditions mêmes de l’émergence du monde arabe moderne et la nature des relations qu’entretiennent entre eux les Etats mais également les collectivités arabes qui ont rendu presque nécessaire l’existence d’un champ médiatique panarabe.