Al-Jazeera : les ressorts incertains de l'influence médiatique

Par Mohammed EL OIFI
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Mohammed EL OIFI, "Al-Jazeera : les ressorts incertains de l'influence médiatique", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 20/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/al-jazeera-les-ressorts-incertains-de-l-influence-mediatique


Le débat autour du rôle des moyens de communication dans la formation et la régulation des relations internationales et des liens entre médias et politique étrangère est récurrent. Ainsi, à chaque crise régionale ou internationale, on redécouvre le poids des médias et on spécule à propos de leurs impacts potentiels sur les processus politiques. A cet égard, le cas d’Al-Jazeera est exemplaire. En effet, dans l’histoire de la communication de masse, jamais média ne s’est vu attribué, à tort ou à raison, autant d’influence médiatique que cette chaîne d’information en continu en langue arabe. Depuis son lancement en novembre 1996 par le gouvernement du Qatar, sa couverture des grands évènements politiques qui secouent le Moyen-Orient est considérée comme la référence par rapport à laquelle les autres acteurs médiatiques et parfois même politiques se positionnent. La place centrale qu’elle occupe, une nouvelle fois, dans le champ médiatique arabe depuis le « coup d’Etat militaire » en Egypte et le renversement le 3 juillet 2013 de Mohamed Morsi, premier président élu dans l’histoire politique de ce pays, est l’occasion d’examiner les mécanismes qui permettent à l’Etat du Qatar (200 000 Qataris sur une population totale de deux millions d’habitants) d’imposer son point de vue dans les affaires interarabes et de bénéficier d’une visibilité internationale incontestable. En réalité, la conversion de l’influence médiatique en puissance politique est un processus complexe et insaisissable qui s’explique dans le cas d’Al-Jazeera et de la diplomatie qatarie par une série de caractéristiques linguistiques, culturelles et politiques du monde arabe. En effet, le caractère transnational ou panarabe de la chaîne Al-Jazeera défie et contrarie les logiques médiatiques des Etat-nations ; la forte interpénétration entre l’externe et l’interne et l’homogénéité linguistique dans l’espace arabophone permettent la mobilisation des opinions publiques arabes d’une manière qui transcende les frontières nationales et perturbe le jeu politique national. C’est cette tension structurelle et permanente entre le national et le transnational, consubstantielle à l’espace politique arabe, qui donne aux stratégies médiatiques transfrontières de certains Etats arabes (et notamment le Qatar) une grande pertinence et un soft power irrésistible, mais dont la conversion en gains politiques reste aléatoire.

Al-Jazeera comme réinvention du média panarabe

Al Jazeera est née à un moment historique précis marqué par l’essoufflement des politiques étrangères des acteurs étatiques traditionnels dans le monde arabe : l’Egypte (en raison de la politique isolationniste menée par le président égyptien Hosni Moubarak après l’assassinat du président Anouar el-Sadat en 1981), l’Irak (sous embargo depuis l’invasion du Koweït en 1990) et l’Algérie (suite au déclenchement de la guerre civile après l’interruption du processus électoral par l’armée en 1991). L’hostilité rencontrée par l’émir du Qatar Hamad ben Khalifa al Thani dans la péninsule arabique après son coup d’Etat contre son père en 1995, et notamment de la part de l’Arabie Saoudite, l’a poussé à prendre une série de mesures pour légitimer son pouvoir. L’une des plus importantes est le lancement en novembre 1996 de la chaîne d’information en continue Al-Jazeera et l’abolition du ministère de l’Information qatari. La posture « libérale » revendiquée par l’émir (en comparaison avec son père) et la multiplication des initiatives innovantes dans des domaines aussi divers que l’éducation, l’industrie gazière, les fonds de pensions ou la politique étrangère ont contrarié l’Arabie Saoudite qui avait réussi, pendant plusieurs décennies, à faire prévaloir sa prééminence sur l’ensemble des pays du Golfe. Mettre l’accent sur la nature des relations entre le Qatar et l’Arabie Saoudite et leur évolution depuis l’indépendance du Qatar en 1971 est fondamental pour la compréhension du rôle d’Al-Jazeera dans les relations interarabes depuis la seconde moitié des années 1990.

La formule médiatique d’Al-Jazeera a connu un succès assez rapide (1998). Elle a bouleversé les règles de fonctionnement du champ médiatique arabe et a imposé de nouvelles règles garantes de son hégémonie. Le champ médiatique panarabe était, jusqu’en 1996, largement dominé par une alliance saoudo-libanaise, les premiers apportant les financements et les seconds leur savoir-faire. Cette association, inégalitaire et hétérogène eu égard aux systèmes de valeurs, avait donné naissance à des médias panarabes (presse, radio et télévision) globalement libéraux sur le plan économique et social et conservateurs sur le plan politique (élitistes, défavorables à la démocratisation et à la participation des peuples à l’exercice du pouvoir). Ces médias prônaient également une grande ouverture sur les Etats-Unis et fonctionnaient comme des armes idéologiques contre le nationalisme arabe et l’islam politique que l’Arabie Saoudite percevait comme des menaces potentielles. Afin de se distinguer, Al-Jazeera a pris le contre-pied de la stratégie saoudienne en rendant ses écrans largement accessibles aux courants politiques et intellectuels des oppositions arabes, qu’elles soient nationalistes, libérales ou se réclamant des différentes branches de l’islam politique. En outre, la chaîne a choisi de diversifier le recrutement des journalistes, au détriment des Libanais, en embauchant des journalistes issus des grands bassins démographiques du monde arabe : des Egyptiens, des Jordano-Palestiniens et des Maghrébins. Cette diversification sociologique des journalistes travaillant pour Al-Jazeera a généré un phénomène d’identification qui a fait croître son audience et renforcé sa légitimité.

Mais loin d’être un objet original et inédit, Al-Jazeera n’est qu’une réinvention du média panarabe né à la fin du XIXe siècle bien avant l’affirmation des Etats-nations dans le monde arabe. D’ordinaire, la théorie politique associe la genèse des médias, et plus particulièrement de la presse comme mode de communication moderne, à la consolidation de l’espace politique et plus précisément de l’Etat-nation, l’institutionnalisation du champ médiatique national étant considérée comme parallèle à celle du cadre politique de l’Etat-nation. Ce schéma classique imprègne d’une manière consubstantielle la conception dominante du lien entre médias et politique dans la sociologie de la communication contemporaine, elle-même pensée et conçue comme un élément constitutif du dispositif théorique permettant d’explorer le fonctionnement de l’Etat-nation comme mode exclusif de l’institutionnalisation du pouvoir politique. Or, la genèse de la presse dans les anciennes provinces arabes de l’empire ottoman a précédé la création des Etats-nations arabes modernes. Dès le départ, le fait et le sentiment national naissants se sont retrouvés en compétition avec d’autres identifications, d’autres loyautés et modalités d’organisation et de régulation politique. La fondation en 1875 à Alexandrie en Egypte par les deux frères syro-libanais Taqla du quotidien Al-Ahram (Les pyramides), conçu comme un journal régional arabophone, est un moment fondateur dans l’histoire des médias arabes. Son caractère régional et transnational en fait le premier média panarabe destiné à un lectorat arabophone et, partant, le lieu de formation d’une « culture journalistique arabe » qui mêle les nationalités et les sensibilités et qui conçoit le lecteur arabophone indépendamment de ses déterminismes territoriaux et nationaux. Le concept du média panarabe s’est ensuite consolidé à travers les expériences de la radio Sawt al Arab (La voix des Arabes) lancée par le président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1953 et la constitution de la presse arabe de Londres à partir du milieu des années 1970, grâce à la rencontre entre les pétrodollars affluant vers la place financière de Londres et l’émigration des journalistes arabes (notamment libanais) vers l’Europe après l’éclatement de la guerre civile libanaise en 1975. Dans cette perspective, Al-Jazeera ne constitue en aucun cas un concept nouveau ; il s’agit avant tout d’une réinvention du média panarabe dans le domaine télévisuel. Nous sommes ainsi, s’agissant des médias panarabes, en présence d’un phénomène structurel, durable et non pas conjoncturel ou éphémère. Ce sont en effet les conditions mêmes de l’émergence du monde arabe moderne et la nature des relations qu’entretiennent entre eux les Etats mais également les collectivités arabes qui ont rendu presque nécessaire l’existence d’un champ médiatique panarabe.

L’effet Al-Jazeera dans l’espace public arabe

L’influence ou le soft power que l’on prête à Al-Jazeera opère dans le cadre de cette « culture journalistique panarabe » en formation depuis la fin du XIXe siècle. Elle est également liée aux usages et habitudes mentales des récepteurs arabophones et aux stratégies des Etats arabes qui, pour s’assurer le leadership politique régional, sont en compétition pour asseoir leur hégémonie sur le champ médiatique arabe. Une approche en termes de sociologie historique permet d’éclairer une triple évolution parallèle : celle des espaces politiques, des médias panarabes et des sentiments d’appartenance collectifs. La complexité du processus politico-médiatique et la tension permanente entre les niveaux national et transnational expliquent en partie le « succès » des médias panarabes, et notamment d’Al-Jazeera, mais également l’intensité des débats autour du rôle cette dernière et de sa légitimité dans le monde arabe aujourd’hui.

Si la fondation de la presse arabe de Londres à partir du milieu des années 1970 a marqué une période d’hégémonie saoudo-libanaise sur le champ médiatique panarabe, le lancement d’Al-Jazeera en 1996 inaugure une phase de démonopolisation de ce champ au profit des Qataris et de diversification de la sociologie des journalistes arabes. La recomposition du champ médiatique panarabe à travers la redistribution des positions de pouvoir entre acteurs étatiques et journalistes, la densification de la circulation des images et des messages dans l’espace arabophone grâce aux nouvelles technologies (les chaînes satellitaires) au profit d’un nouveau profil de récepteur alphabétisé et politisé auront des conséquences politiques importantes. En outre, les profondes transformations sociales liées aux processus de modernisation des sociétés arabes durant le XXe siècle, grâce à l’urbanisation, l’alphabétisation et la politisation, ont participé à la cristallisation et à l’autonomisation des opinions publiques arabes par rapport aux gouvernants. Dans cette nouvelle configuration sociale historiquement inédite dans le monde arabe, Al-Jazeera a acquis une pertinence particulière. Mais loin de fonctionner comme une chaîne de télévision ordinaire, cette dernière est devenue une scène politique de substitution. Elle est le lieu des délibérations et des affrontements politiques dans la mesure où les dysfonctionnements des instances nationales de débat public ou parfois leur non-institutionnalisation (absence de partis politiques et d’institutions de représentation politique) vont permettre à cette chaîne de jouer un rôle politique original et d’acquérir ainsi une influence médiatique considérable.

La captation des sentiments politiques arabes transnationaux

Dans l’analyse des politiques étrangères, on distingue habituellement le hard power du soft power pour signifier que l’Etat peut utiliser aussi bien l’un ou l’autre pour réaliser ses objectifs. Dans le cas du Qatar, nous sommes en présence d’un Etat dépourvu de hard power mais qui jouit d’un véritable soft power, aussi l’idée de « l’influence sans puissance » est-elle souvent mise en avant. Le gaz représente l’un des leviers les plus importants de la diplomatie qatarie, les enjeux gaziers et les luttes entre grands producteurs pour influer sur le marché et déterminer les voies d’acheminent du gaz expliquent, en partie, les orientations de la diplomatie qatarie vis-à-vis des pays importateurs et surtout exportateurs de gaz. Mais si le gaz et les ressources financières qu’il génère constituent une variable explicative de la politique étrangère qatarie, l’influence médiatique que ce pays a acquis mérite une attention particulière. En effet, sans « l’effet Al-Jazeera », il est difficile de comprendre la trajectoire du Qatar depuis 1996, la place qu’il occupe aujourd’hui sur la scène régionale et sa visibilité internationale. La conception de la chaîne et l’élaboration de sa ligne éditoriale visaient à légitimer la prise du pouvoir par le nouvel émir à la suite d’un coup d’Etat désapprouvé par les pays voisins et à sortir le Qatar de son isolement régional. Pour désamorcer l’hostilité de ses voisins immédiats, le Qatar a compris que la prise en compte des préférences politiques des opinions publiques arabes constituait un multiplicateur de puissance non négligeable. La popularité de la chaîne, qui est intimement liée à sa manière de traiter les dossiers régionaux, a consacré la centralité du Qatar dans les relations interarabes.

Progressivement, l’ouverture de la chaîne aux oppositions et même aux dissidences, qui a dynamisé le débat politique dans le monde arabe, va permettre aux responsables qataris de tisser des liens et de constituer de véritables réseaux de connaissances dans l’ensemble de la région et parmi les élites des diasporas arabes et musulmanes dans le monde entier. Au fur et à mesure que la centralité de la chaîne se confirmait dans le champ médiatique arabe, l’attractivité du Qatar et de son jeu diplomatique augmentait aux yeux de tous les acteurs exclus du jeu politique ou considérés comme illégitimes dans leur propre pays. Cette proximité avec la dissidence – qui est composée en grande partie de représentants de l’islam politiques dont les Frères musulmans égyptiens, jordaniens ou tunisiens, le Hamas palestinien, les Talibans ou le Hezbollah libanais – a permis au Qatar de devenir un médiateur incontournable dans la quasi-totalité des dossiers régionaux. En effet, sa présence active dans les institutions régionales, son alliance avec les Etats-Unis et son ouverture sur Israël ont renforcé ses capacités de médiateur. Dans cette perspective, l’exemple qatari illustre les possibilités qu’un usage habile des médias offrent aux Etats pour mener une véritable « diplomatie médiatique » et accroître leur influence, même si les ressorts de puissance dont ils disposent s’avèrent très limités. En effet, Doha, la capitale du Qatar, est devenue à partir des années 2000 le lieu de rencontres publiques ou secrètes entre les divers protagonistes du jeu politique régional, à l’occasion de grands forums aux thématiques les plus variées. Les interlocuteurs médiatiques d’Al-Jazeera et ses invités peuvent également profiter de leur séjour au Qatar pour renouer les liens rompus avec leurs adversaires politiques. La stratégie qatarie pour les uns, ou son rôle perturbateur du jeu régional pour les autres, n’a pu s’épanouir qu’en raison du vide stratégique régional qui a marqué le début des années 1990. En effet, les accords de Camp David signés par l’Egypte en 1978, l’appel aux troupes américaines par l’Arabie Saoudite en 1990 et la défaite de l’Irak en 1991 ont fortement réduit la capacité de ces Etats à prétendre diriger la région.

L’enjeu derrière les médias panarabes est essentiellement politique ; il s’agit en effet, pour un Etat, de capter les « sentiments politiques arabes transnationaux » (qui sont animés par des « causes arabes communes » comme la question palestinienne, le rapport à ce qui est perçu comme une hégémonie américaine sur le monde arabe ou l’attitude face à « la révolution syrienne ») et de les mobiliser à son profit en participant à la formation et au modelage des opinions publiques arabes. L’existence d’une « vie politique arabe » émanant des interdépendances institutionnelles (Ligue arabe, Conseil de coopération du Golfe, etc.), linguistiques et culturelles qui lient les Etats et les sociétés arabes les unes aux autres, la capacité d’influencer par les médias les opinions publiques, en imposant sa propre lecture médiatique des évènements, sont des atouts stratégiques majeurs. Dans les années cinquante et soixante, le président Nasser s’était déjà montré attentif à cette dimension médiatique dans sa volonté d’obtenir le leadership dans le monde arabe, en lançant en 1953 la radio panarabe La voix des Arabes (Sawt al Arab). En riposte à l’hégémonisme nassérien et pour asseoir son autonomie, l’Arabie Saoudite a également pris l’initiative de fonder la « presse arabe de Londres » dans les années 1970 (notamment Al Chark al Awsat et Al-Hayat) ainsi que de nombreuses chaînes de télévision dont la plus emblématique reste Al-Arabiya, lancée en 2003. Ainsi, le volet médiatique est consubstantiel à toute volonté de leadership dans le monde arabe. Depuis le début des années 2000, tout semble indiquer que le Qatar possède les atouts pour exercer une pression médiatique permanente sur l’ensemble des gouvernements arabes. Comme en témoignent les bouleversements que connaît le monde arabe depuis deux ans, et même si le déclenchement des révolutions arabes ne peut être mis au seul crédit des médias, Al-Jazeera est perçue comme exerçant une pression insoutenable sur les Etats et les autres acteurs politiques dans le monde arabe. Le discours hostile à Al-Jazeera produit par les milieux favorables au maintien au pouvoir du président syrien Bachar al Assad au détriment des rebelles syriens ou par les milieux hostiles aux Frères musulmans en Egypte et au parti Al-Nahda en Tunisie semble indiquer que cette chaîne continue d’être perçue comme un défi permanent et à peser d’une manière déterminante sur l’évolution de la conjoncture politique dans les pays arabes. Ainsi, une part substantielle du poids et de la marge de manœuvre dont le Qatar bénéficie dans les instances régionales ou internationales provient du pouvoir que lui octroie Al-Jazeera de « faire croire » en sa capacité à façonner les opinions publiques dans le monde arabe. Cette croyance largement partagée aussi bien par les alliés que par les détracteurs du Qatar est devenue consubstantielle au fonctionnement et à l’analyse de « l’étrange puissance » attribuée à ce pays.

Al-Jazeera face à la militarisation du champ médiatique égyptien

Le coup d’Etat militaire du 3 août 2013 contre le président élu Mohamed Morsi a remis Al-Jazeera au centre du champ médiatique arabe alors que la recomposition des scènes politiques consécutives aux révolutions arabes avait tendance à la marginaliser. En effet, l’une des premières mesures prise par l’armée égyptienne après le coup d’Etat a été la fermeture de toutes les chaînes de télévision réputées proches des Frères musulmans (notamment Ahrar 25) et l’investissement des locaux d’Al-Jazeera. L’imposition d’un récit médiatique unique, celui de l’armée, des évènements qui ont abouti aux grandes manifestations du 30 juin 2013 et au renversement du gouvernement de Mohamed Morsi est indispensable au succès du coup d’Etat. Ainsi, l’ensemble des télévisions publiques et privées (notamment OnTV, propriété de l’homme d’affaire Nejib Sawires ou CBC, propriété de l’homme d’affaire Mohamed Al-Amin, tous deux proches de l’ancien président Hosni Moubarak) vont relayer le discours de l’armée, explicité dans les discours télévisés du général Abdel Fatah al Sissi. Les militaires ont rétabli le contrôle de l’Etat sur le champ médiatique égyptien qui s’était largement libéralisé sous le règne du président Morsi. Le soutien de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, les deux autres acteurs dominants du champ médiatique arabe, à l’armée égyptienne a participé d’une manière déterminante à l’uniformisation de la couverture médiatique des évènements en Egypte au détriment des Frères musulmans et du gouvernement démocratiquement élu.

Contrairement à ce qui a été avancé, le départ de l’émir Hamad ben Khalifa al Thani et de son Premier ministre Hamad Ben Jassem Al-Thani et l’arrivée d’une nouvelle équipe menée par le prince héritier Tamim Ben Hamad al Thani n’a pas influé sur la ligne éditoriale d’Al-Jazeera, qui a pris le parti de la « légalité démocratique » contre ce que ses journalistes vont assez rapidement nommer le coup d’Etat militaire. Alors que l’ensemble des télévisions égyptiennes parlent de « deuxième révolution » pour désigner les évènements du 30 juin et du 3 juillet 2013, Al-Jazeera va procéder d’une manière méthodique à la déconstruction de ce qu’elle considère comme les « mythes fondateurs » qui visent à légitimer le coup d’Etat en Egypte. A cet égard, une série de reportages très critiques vis-à-vis du coup d’Etat sont réalisés, qui seront massivement repris par les réseaux sociaux et les sites défavorables au gouvernement nommé par les militaires. L’un des premiers reportages s’est attaché à démentir le chiffre de 33 millions de manifestants avancé par les médias égyptiens (chiffre supérieur au nombre de ceux qui ont voté en faveur de Mohamed Morsi pendant les élections présidentielles) pour donner une légitimité populaire à l’intervention de l’armée en vue de déposer le président. Dans un reportage qui a bénéficié d’une grande diffusion sur les réseaux sociaux, Al-Jazeera soutient l’idée que les lieux des manifestations ne pouvaient pas accueillir plus de quatre millions de personnes. Progressivement, chacun des éléments du récit médiatique avancé par les médias égyptiens est mis en cause. Ainsi, pour Al-Jazeera et contrairement à la version de l’armée, « les Etats-Unis ne soutiennent pas les Frères musulmans mais expriment seulement leur attachement au respect des élections et de la volonté populaire ». Or les médias publics égyptiens dénoncent le « complot fomenté par les Etats-Unis et l’Europe avec la complicité des Frères musulmans et du Hamas palestinien pour la partition de l’Egypte » (à l’instar de ce qui s’est passé au Soudan). Le président Morsi aurait également cédé le Canal de Suez aux Qataris, une partie du Sinaï au Hamas, etc. Cette campagne médiatique a poussé l’ambassadrice américaine au Caire Anne W. Pattersonà dénoncer, par communiqué officiel, ce qu’elle considère comme « les dérives des médias publics égyptiens et leur manque de professionnalisme et d’éthique ». Mais, cette réaction américaine n’a pas empêché les médias publics égyptiens de présenter le général al Sissi comme le nouvel héros national qui « a sauvé l’Egypte du complot américano-sioniste » alors qu’Al-Jazeera persiste à le designer comme l’instigateur d’un coup d’Etat militaire qui a interrompu le processus démocratique en Egypte.

En prenant le contre-pied des thèses de l’armée et en proclamant son attachement à « la légitimité démocratique » et son opposition au « coup d’Etat militaire », Al-Jazeera déstabilise la stratégie médiatique de l’armée et devient un relais puissant, en Egypte et dans le monde arabe, pour tous ceux qui dénoncent l’action des militaires. Dans la mesure où l’armée égyptienne n’a pas les moyens d’empêcher les téléspectateurs égyptiens d’avoir accès à cette chaîne (réception satellitaire) même après la fermeture de ses locaux au Caire, le point de vue du Qatar sur l’évolution de la crise en Egypte devient crucial pour le nouveau pouvoir égyptien. En effet, l’accès des opinions publiques égyptiennes aux images et aux informations d’Al-Jazeera relativise le récit de l’armée et met en avant le discours des opposants comme une alternative au projet des militaires, ce qui permet d’alimenter le mécontentement populaire et d’encourager des manifestations quasi quotidiennes.

Conclusion

L’influence prêtée à Al-Jazeera sur les opinions publiques dans le monde arabe est une des raisons qui expliquent la multiplication des chaînes d’information en continue en langue arabe lancées par tous les Etats impliqués dans les enjeux liés au Moyen-Orient. Al-Jazeera s’est également engagée dans un processus d’internationalisation avec le lancement d’Al-Jazeera English en 2006 et d’Al-Jazeera America en 2013.

Nous pouvons ainsi conclure, tout d’abord, que la question de la régulation des relations internationales par les médias se pose avec d’autant plus d’insistance que les individus prennent de plus en plus conscience de l’impact de la sphère globale sur leur existence locale et que les Etats se voient partiellement dépossédés de leur capacité à façonner leurs propres opinions publiques. Ensuite, le poids et la légitimité dont bénéficie Al-Jazeera auprès des opinions publiques dans le monde arabe constituent un véritable défi à chacun des Etats arabes et interrogent les schémas théoriques classiques établis habituellement entre médias et politique dans un cadre strictement national. Enfin, la visibilité internationale du Qatar est indissociable de l’émergence d’Al-Jazeera : « l’influence sans puissance » dont jouit ce pays montre que non seulement les « petits Etats » peuvent également mener une politique étrangère, mais qu’ils sont susceptibles de manier certains outils de la puissance avec plus d’aisance que les « grands Etats ».

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