Coopération Sud-Sud et lutte contre la pauvreté : le cas du forum IBAS (Inde-Brésil-Afrique du sud)

Par Folashadé SOULE-KOHNDOU
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Folashadé SOULE-KOHNDOU, "Coopération Sud-Sud et lutte contre la pauvreté : le cas du forum IBAS (Inde-Brésil-Afrique du sud)", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 29/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part4/cooperation-transregionale-et-lutte-contre-la-pauvrete-le-cas-du-forum-ibas

La coopération IBAS, qui ne dispose pas de secrétariat permanent, n’est pas aisément catégorisable. Elle fonctionne à travers une diplomatie de sommets annuels à deux niveaux : présidentiel d’une part et interministériel de l’autre. Cette coordination interministérielle, doublée d’une diplomatie de sommets, confère à IBAS une dimension semi-formelle.

Théoriquement, cette coopération rentrerait en premier lieu dans le panier des objets politiques non identifiés. Bien que sa catégorisation ne soit pas aisée, les théories peu étudiées du transrégionalisme qui semblent celles qui permettent de meiux comprendre les dynamiques présentes au sein d’IBAS. Le transrégionalisme s’entend comme un mode de coopération et de consultation, peu institutionnalisé, entre Etats issus de deux ou plusieurs régions du monde, qui agissent en fonction de leur capacité individuelle. Les critères géographiques ne correspondent donc pas nécessairement à ceux des organisations régionales dont les Etats participants peuvent être membres. Une coopération transrégionale peut, par définition, inclure des Etats issus de plusieurs pôles régionaux distincts : ainsi l’Afrique du Sud fait partie de la SADC (Southern African Development Community), l’Inde de la SAARC (South Asian Association for Regional Co-operation) et le Brésil du MERCOSUR (Mercado Común del Sur). Le mode de fonctionnement d’un groupe transrégional peut être informel, voire semi-formel, mais ne dispose pas, en général, d’un secrétariat permanent. Le champ des discussions est large et peut porter sur des thèmes aussi bien politiques, économiques que sociaux. Les forums Amérique du Sud-Pays Arabes (ASPA) et la CPLP (Communauté des pays de langue portugaise) sont des exemples de coopérations transrégionales.

Dans le cas de l’IBAS, le développement et les questions sociales, dont la lutte contre la pauvreté, forment le fil conducteur de la coopération trilatérale et constituent les thèmes récurrents dans l’ensemble des activités du forum. Deux principaux mécanismes s’occupent cependant en grande partie des activités liées à ces thèmes : le groupe de travail sur le développement social qui fait partie de l’un des seize groupes de travail et le fonds IBAS pour la lutte contre la pauvreté et l’allègement de la faim.

Le groupe de travail sur le développement social, né en 2007, est un mécanisme interministériel mis en place entre les trois Etats afin d’échanger et d’apprendre mutuellement les uns des autres à partir des programmes élaborés au niveau interne par chaque Etat membre. Quant au Fonds IBAS, il s’agit d’un fonds de développement auquel contribuent individuellement les trois Etats afin de financer des projets de développement à l’extérieur de leurs pays respectifs. Le fonds IBAS est également un moyen pour l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud de contribuer à la lutte contre la pauvreté à un niveau plus régional et international.

Ces initiatives pratiques entrent dans le cadre du renforcement de la coopération et des relations Sud-Sud qui avaient connu un frein à la fin de la guerre froide et étaient alors représentées par des alliances plus politiques, comme le Mouvement des non-alignés ou le Groupe des 77 aux Nations unies. La coopération IBAS, comme forme de coopération plus pratique, conserve cependant une dimension politique. Promouvoir les échanges d’expériences entre pays émergents dans le domaine de la lutte contre la pauvreté participe de la volonté brésilienne, indienne et sud-africaine de prendre en mains leur propre développement et de réduire leur dépendance vis-à-vis des grandes puissances, notamment en termes d’aide au développement. La coopération entre plusieurs acteurs fonctionne dans la mesure où chacun y trouve un intérêt. Cette relation gagnant-gagnant est donc au cœur de l’initiative. Dans la mesure où ces puissances à émergence variable rencontrent des problèmes structurels de type similaire, à savoir des poches importantes de pauvreté, des taux élevés d’inégalité entre riches et pauvres, un très haut taux de chômage et un manque d’inclusion de la société civile dans l’élaboration des politiques sociales, l’idée sous-jacente à ces échanges mutuels est qu’ils peuvent ainsi davantage apprendre les uns des autres.

A travers la mise à disposition d’un fonds de développement pour les autres pays du Sud et notamment les pays les moins avancés, ces trois Etats comptent également se voir légitimés comme des puissances émergentes qui participent à la prise de responsabilités internationales au-delà de leurs pays respectifs. Ces trois puissances, surtout le Brésil et l’Inde, s’affirment progressivement comme de nouveaux partenaires de l’aide internationale tout en souhaitant mettre en œuvre une nouvelle approche du développement.

Cependant, il existe des limites à la mise en œuvre effective des échanges et projets - limites d’ordre inter et intra-bureaucratique et de volonté politique, différences de priorités au sein de ces Etats -  celles-ci constituent un frein à l’évolution des activités au sein du forum. Nous analyserons successivement cette coopération trilatérale sous forme d’échanges mutuels entre les trois pays et le cas du fonds IBAS de lutte contre la pauvreté, comme politiques de lutte contre la pauvreté mises en œuvre par ces trois Etats.

Le groupe de travail sur le développement social comme forum de coopération technique Sud-Sud

Lors de la réunion ministérielle du forum de dialogue IBAS de mars 2006 à Rio de Janeiro, les représentants des trois pays ont identifié leurs intérêts individuels et exposé les programmes mis en œuvre dans le domaine social, et les échanges mutuels des expériences dont ils pourraient tirer profit. Le résultat en a été la création du groupe de travail IBAS sur le développement social qui a tenu sa première réunion en juin 2006 et qui se réunit annuellement à partir de 2007.  Les secteurs de coopération et d’échange identifiés à la fois en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud sont les programmes de nutrition et de sécurité alimentaires, les coopératives et micro-crédits, et les programmes d’allègement de la pauvreté.

Le Protocole d’entente (Memorandum of Understanding – MoU), signé en octobre 2007 en marge du deuxième sommet présidentiel de l’IBAS en Afrique du Sud, formule une stratégie IBAS pour l’éradication de la pauvreté. L’objectif principal réside dans l’échange de ce qui est couramment désigné par le terme de « bonnes pratiques » et consiste en un apprentissage mutuel des procédés et politiques qui ont connu des effets positifs notoires sur les franges de population concernées, à l’intérieur de ces Etats.

Le mode d’organisation de ces échanges est fondé sur le principe de la rotation. Les responsables de la coordination du Groupe de travail - au sein du ministère pour le Développement social et la Lutte contre la faim au Brésil, du ministère du Plan en Inde et du Département pour le développement social du ministère des Relations internationales et de la Coopération en Afrique du Sud - sont chargés, d’une année à l’autre, d’organiser et de coordonner les rencontres. Les apprentissages mutuels et les formations reçues dans le cadre de ces réunions entrent dans le cadre d’une intensification de la coopération technique Sud-Sud. La coopération technique Sud-Sud, plus couramment connue sous l’acronyme TCDC (Technical Cooperation among Developing Countries), s’entend comme un procédé à travers lequel deux ou plusieurs pays en développement contribuent à leur développement individuel ou collectif à travers des échanges de connaissances et compétences techniques et intellectuelles, des ressources et savoir-faire. L’objectif est de favoriser l’autonomisation et l’indépendance des pays en développement vis-à-vis des pays développés en termes de réponses aux problèmes nationaux.

Le groupe de travail IBAS sur le développement social agit donc comme un processus de transferts de savoir et de connaissances techniques entre l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud et comme un moyen supplémentaire de lutte contre la pauvreté dans chacun de ces Etats. L’idée sous-jacente est que dans la mesure où les pays de l’IBAS rencontrent des problèmes structurels quasi-similaires dans le domaine du développement social, ils ont donc plus à apprendre des succès ou des échecs des uns des autres qu’à recevoir des recommandations émanant des grandes puissances ou des organisations internationales comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. En effet, la méfiance s'est accrue à l'égard des programmes mis en place par ces organisations financières internationales et conditionnés à l’aide aux pays les moins avancés et aux pays en voie de développement. C’est le cas des programmes d’ajustements structurels, imposés dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, considérés comme non efficaces, voire comme détériorant les conditions économiques et sociales à l’intérieur de ces pays.

Le sommet présidentiel IBAS d’avril 2010 à Brasilia a été l’occasion pour les trois Etats membres de coordonner les différentes stratégies qui guideront les activités du groupe de travail pour le développement social dans les années à venir. Les premières réunions leur ont permis d’aboutir à une conclusion préliminaire selon laquelle les inégalités et la pauvreté structurelle sont interconnectées et constituent des obstacles au progrès du développement social. Six piliers communs ont été retenus pour les stratégies de développement social au sein des pays IBAS. Dans chacun d'entre eux, des programmes spécifiques sont présentés comme des opportunités et des possibilités d’apprentissage mutuel complémentaires de ceux déjà menés.

L’objectif est d’appréhender de façon pls approfondie le fonctionnement de certains programmes et d’identifier les défis rencontrés par les pays qui les appliquent. Le but de ces sessions d’apprentissage est donc de transmettre à la fois les « bonnes pratiques » mais également les « mauvaises pratiques », c'est-à-dire l’ensemble des complications et des problèmes rencontrés dans la mise en œuvre des différents programmes afin que les autres Etats récipiendaires de la formation ne reproduisent pas leurs erreurs.

Plusieurs piliers ont été définis dans les stratégies IBAS pour le développement social :
- premier pilier : mise en place progressive d’un système de protection sociale incluant une combinaison d’assurance sociale, de politiques d’assistance sociale et d’accès aux services sociaux.
Les systèmes de transfert conditionnel sont également étudiés et intègrent :
•    Brésil – Bolsa Família ;
•    Inde – Integrated Child Development Services Scheme ;
•    Afrique du Sud – Child Supported Grant.

- deuxième pilier : promotion de l’insertion sociale et économique, notamment à l’intention des groupes sociaux les plus vulnérables qui subissent une exclusion plus forte en raison du genre ou  de l’appartenance ethnique et sociale.
•    Inde – National Rural Employment Guarantee Programme (NREGp) ;
•    Afrique du Sud – Expanded Public Works Programme (EPWP) ;
•    Brésil – Accelerating Growth Plan (PAC).

- troisième pilier : accès aux services de base (éducation, santé, logement, eau et sanitaires). Des programmes ont été identifiés, notamment dans le domaine de la santé dans deux des trois pays :
•    Inde – Sarva Shiksha Abhiyan Scheme (SSA) ; National Rural Health Commission (NRHM) ;
•    Brésil – Programme d’accès à coût réduit aux traitements et provision de médicaments aux personnes atteintes par le VIH/Sida.

- quatrième pilier : sécurité alimentaire comme un pré-requis au développement social.
•    Inde – TPDS et National Programme of Nutritional Support to Primary Education (NPNSPE) ;
•    Afrique du Sud – Programmes de nutrition destinés aux écoles ;
•    Brésil – Fome Zero.

- cinquième pilier : promotion de la participation de la société civile en tant que contributeur à la démocratie participative.
•    Afrique du Sud – Community Works Programme (CWP) ;
•    Inde – Self Help Groups (SHGs) – Bank Linkage Program ;
•    Brésil – Expériences participatives dans le domaine du budget.

- sixième pilier :  promotion du développement durable.
•    Inde – National Rural Employment Guarantee Act (NREGA) ;
•    Afrique du Sud – Expanded Public Works Program (EPWP) ;
•    Brésil – Social Fuel Stamp programme
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Priorités nationales et limites structurelles

Cependant, l’organisation des sessions de rencontres et de transfert d’expertise élaborées par ce groupe de travail IBAS sur le développement social rencontre certaines limites dans sa mise en œuvre. Ainsi certains piliers et programmes d’échanges se sont davantage arrêtés au niveau de l’identification des programmes d'échanges par le groupe de travail qu’à un déroulement continu des échanges entre les trois pays membres organisés au sein des ministères respectifs. Cette lenteur découle de plusieurs causes. La première est celle de la distance entre les trois pays. En effet, les déplacements engendrent des frais financiers importants que les gouvernements ne peuvent pas nécessairement assumer à chaque fois. Ce frein mis par la distance concerne surtout les échanges entre les délégations indienne et brésilienne. Le problème de la langue entraîne également des frais d’interprétariat, notamment lors des sessions bilatérales ou trilatérales incluant une délégation brésilienne. Si les diplomates du ministère des Relations extérieures brésilien parlent couramment l’anglais, il n’en va pas de même parmi les fonctionnaires des autres ministères, dont la principale langue de travail reste le portugais.

La deuxième limite est celle de la priorisation des sessions d’échange pour chaque pays. Au départ, cette initiative émanant des ministres des Affaires étrangères, IBAS est progressivement devenu l'une des priorités du développement et du renforcement des relations Sud-Sud, notamment pour le Brésil. Cette priorité n’est pas la même pour chacun des ministères des trois pays chargés de la coordination du groupe de travail et qui sont davantage mobilisés par les défis domestiques internes. Les activités d’IBAS passent donc au second plan.

La troisième limite est celle de la coordination intra-bureaucratique au sein de chaque Etat et inter-bureaucratique entre les trois pays. En effet, en l’absence d’un secrétariat permanent, des changements fréquents de fonctionnaires occupant initialement des postes de focal points IBAS - dont le rôle est de coordonner l’ensemble des activités du forum IBAS au sein de chaque Etat membre -, le manque de communication entre ministères, l’absence d’une base de données commune et centralisée ou d’un site web dédié aux activités du groupe de travail et enfin la lenteur des bureaucraties non seulement freinent la mise en œuvre des sessions d’échange mais retardent la mise à disposition de l’information et la meilleure coordination des bureaucraties. Enfin, on remarque que les informations disponibles sur les sites des ministères brésilien et sud-africain sont plus complètes et actualisées que celles du site du ministère indien.

Parallèlement, le forum conjoint IPC-IG/PNUD organise également des sessions d’apprentissage entre les trois pays. L’objectif de ce forum est de fournir une expertise dans le domaine du développement social mais aussi de jouer un rôle de plateforme dans le cadre de l’organisation des transferts de connaissances et d’expertise. L’IPC-IG a déjà organisé des sessions d’échanges entre les trois pays respectifs sur le thème de la sécurité alimentaire. D’autres rencontres bilatérales ont également lieu entre des délégations provenant de chacun de ces pays, sans pour autant passer par les coordonateurs ministériels des activités du groupe de travail IBAS. Les délégations des pays IBAS s’adressent aussi à d’autres structures comme les agences de coopération nationales des Etats membres. Enfin, pour les sessions d’échanges qui ont effectivement lieu, des interrogations demeurent sur la mise en œuvre ou non de l’expertise acquise lors de ces échanges, ou sur l’instauration ou non des différentes formes de politiques au niveau national.

Le groupe de travail sur le développement social IBAS est donc une initiative qui, malgré ses limites, fonctionne comme moyen de coopération technique Sud-Sud afin de stimuler l’apprentissage des programmes de lutte contre la pauvreté mis en œuvre à l’intérieur de chacun des pays membres.

Le Forum académique IBAS : un apport scientifique à la lutte contre la pauvreté

Certains forums non gouvernementaux comme le Forum académique sont également mis à contribution par le groupe de travail sur le développement social dans la lutte contre la pauvreté. Le Forum académique IBAS entre dans le cadre du quatrième pilier, celui de la promotion des interactions entre acteurs non-étatiques, et participe également à l’objectif d’échange des connaissances dans le domaine de la lutte contre la pauvreté. Né en 2006, l’objectif est de servir de plateforme intellectuelle et scientifique de discussion et de mise en œuvre de projets collectifs entre universitaires, chercheurs et étudiants des trois Etats. Lors de chaque sommet annuel en marge du sommet présidentiel IBAS, l’Etat membre organisateur se charge de donner des recommandations quant au thème principal des débats. Le mandat de l’organisation du forum académique de 2010 à Brasilia a été confié à l’IPC-PNUD (International Policy Center for Inclusive Growth) par le groupe de travail IBAS sur le développement social. L’IPC-PNUD est un forum créé de manière conjointe en 2004 par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) et le gouvernement brésilien. A titre d’exemple, le Forum académique de Brasilia en 2010 a rassemblé près d’une centaine de chercheurs des trois pays autour des thèmes des stratégies de développement social, de l’innovation dans le domaine de la santé et de l’accès aux médicaments.

De ce forum a résulté la publication de deux articles scientifiques dont des éléments ont été intégrés sous forme de recommandations au sein des panels inter-gouvernementaux de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la lutte contre la pauvreté organisés par l’Organisation des Nations unies. Toujours dans cette même logique, mais cette fois-ci à l’extérieur des pays membres, le forum IBAS a mis en place un fonds de développement qui finance des projets de petite et moyenne taille au sein des continents respectifs de ces trois pays - en Afrique subsaharienne, en Amérique du Sud et en Asie du Sud - mais également au niveau extrarégional. En outre, ce fonds participe aussi indirectement à la légitimation de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud en tant qu’acteurs internationaux du développement.