Séverine ARSENE,
"Vers une recomposition des pouvoirs : Internet et réseaux sociaux",
, 2013, [en ligne], consulté le
11/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part6/vers-une-recomposition-des-pouvoirs-internet-et-reseaux-sociaux
Partout dans le monde, le développement d’Internet a suscité l’espoir d’un renouvellement et d’une plus grande ouverture de la participation politique des citoyens, notamment les plus faibles.
La voix des sans-voix
La possibilité pour tout citoyen disposant d’un ordinateur connecté de publier des informations et des opinions en ligne a tout d’abord permis de dénoncer les diverses formes de limitation du pluralisme dans l’espace public médiatique et de tenter d’y remédier. Internet est ainsi devenu le support d’une critique très vive de la concentration des médias, de leur dépendance vis-à-vis du pouvoir politique et économique, et d’une manière générale de leur tendance à relayer une forme de pensée unique « néolibérale » (voir par exemple le site de l’observatoire des médias Acrimed). Dans ce contexte, il a permis de s’affranchir des coûts de la publication papier et du nombre limité des fréquences hertziennes pour créer des médias alternatifs. Ceux-ci se proposent de produire et diffuser une information plus indépendante et diversifiée en donnant la parole aux citoyens, dans la lignée des samizdats et des radios libres (Cardon et Granjon 2010). Les habitants des banlieues se forment ainsi au journalisme pour couvrir leur propre territoire (Bondy blog), des blogueurs et des traducteurs se mettent en réseau pour toucher une audience globale (Global Voices), et des activistes proposent des plates-formes sécurisées pour publier anonymement des documents compromettants pour les pouvoirs institués (Wikileaks).
Dans les pays où les médias traditionnels sont soumis à un contrôle politique très strict, des dissidents chinois (Huang Qi), cubains (Yoani Sanchez), tunisiens (Amira Yahyaoui) ou encore vietnamiens (Huynh Ngoc Chenh) ont immédiatement vu dans Internet un moyen de sortir de l’isolement et de faire connaître leurs idées en publiant des manifestes pour la démocratie au moyen de blogs ou de lettres de diffusion. Internet a également suscité des vocations de « citoyens-journalistes » qui, frustrés par la censure des médias, enquêtent eux-mêmes sur des affaires sensibles comme des cas de corruption ou des scandales sanitaires, pour en rendre compte sur leurs blogs (Zhou Shuguang alias Zola en Chine). Ces activistes restent cependant exposés à la répression exercée par les autorités de leurs pays respectifs.
De nouvelles formes d’engagement et d’action collective
Internet a par ailleurs fait baisser les coûts de l’action collective, en offrant des solutions pour lever des fonds, coordonner des acteurs dispersés géographiquement ou encore identifier rapidement les besoins et les ressources pour y répondre, le tout pratiquement sans frais ni infrastructure. Dans les démocraties occidentales, cela coïncide avec un phénomène de désaffection relative des citoyens pour les institutions traditionnelles comme le vote ou le militantisme au sein de partis politiques. A l’heure où les citoyens recherchent des formes d’engagement plus souples, plus modulables et moins coûteuses en ressources, les pétitions en ligne, listes de diffusion et autres réseaux sociaux peuvent offrir des alternatives avantageuses, plus compatibles avec les contraintes et aspirations des jeunes générations.
Les mouvements qui émergent ainsi peuvent sembler déroutants par la fluiditié des collectifs qui les composent, le caractère parfois disparate de leurs revendications et la difficulté à identifier des « leaders » ou une ligne politique claire. Certes, il est possible de cartographier des liens entre blogueurs (voir par exemple en Russie ou dans le monde arabe), de géolocaliser une mobilisation ou de retracer la circulation des tweets au cours d’une crise politique. Cependant, ces instruments de visualisation fascinants ne disent souvent rien ou trop peu de la nature des relations entre les différents acteurs, de la diversité de leurs motivations, des interactions avec d’autres activités hors ligne ou plus discrètes (groupes à accès restreint, listes de diffusion, etc.), des stratégies de « mise en récit » des crises par les protagonistes ou du rôle parfois crucial des autres médias pour relayer l’information. Ils révèlent surtout la plasticité et les ambivalences de ces mouvements incroyablement complexes, et le travail d’analyse colossal qui est nécessaire pour en démêler tous les fils est à peine entamé (Arsène 2011 ; Bennett et Segerberg 2012 ; Geoffray 2013 ; Gerbaudo 2012 ; Howard et Parks 2012).
Géolocalisation de mobilisations sur le site Ushahidi
Cette plasticité des mobilisations en ligne a notamment engendré une critique du mouvement des Indignés. Né en mai 2011 en Espagne, ce dernier s’est propagé à travers le monde avec une vitesse et une intensité remarquables, mais son mot d’ordre fédérateur, la demande d’une plus grande justice sociale, a été mis au service d’agendas très variés voire contradictoires, et s’est traduit sur le terrain de mille manières différentes.
Or cette même plasticité s’est avérée particulièrement cruciale dans les contextes autoritaires. Là où toute forme institutionnalisée de participation politique, d’association ou de manifestation est interdite ou strictement limitée, les réseaux sociaux ont permis la formation de collectifs fluides, aussi rapidement formés que dispersés, où l’engagement de chaque individu peut être ad hoc et fugace, et où les risques individuels peuvent se dissoudre dans la multitude des contributions anonymes. Des milliers de commentaires peuvent ainsi s’agréger autour d’un témoignage touchant, d’une image insolite ou de la dénonciation d’une injustice. Par exemple, les « maisons-clous » en Chine, qui se dressent isolées au milieu de chantiers de construction avancés parce que leurs propriétaires se sont résolument opposés à des conditions d’expropriation abusives, ont parfois permis aux plaignants d’obtenir gain de cause en attirant l’attention de la Chine entière sur la corruption qui règne dans ce secteur.
De même, si les réseaux sociaux ne sont pas la cause des récentes révolutions arabes, ils ont certainement joué un rôle important, d’abord dans la diffusion d’une culture critique (notamment au sein de la jeunesse), puis dans la circulation de l’information relative aux manifestations et dans la coordination des actions de terrain. Ils ont ainsi contribué à une accélération et à une amplification de la protestation qui ont pris les autorités au dépourvu.