Laurent GAYER,
"Asie du Sud : les amateurs-experts de la violence collective",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part5/asie-du-sud-les-amateurs-experts-de-la-violence-collective
Le paysage conflictuel propre à l’Asie du Sud affiche une grande diversité. Si les rivalités interétatiques continuent à grever les finances publiques de nombreux Etats – au risque d’y attiser les tensions sociales et de ralentir, comme dans le cas indien, leur accès au statut de puissance internationale –, le spectre de la guerre trinitaire entre Etats s’est graduellement estompé dans la région. Dans le même temps, on a cependant assisté à l’escalade de conflits infra-étatiques, bien souvent adossés à des logiques transnationales (de financement, d’approvisionnement, de recrutement, de sanctuarisation…). Plus meurtriers que toutes les guerres interétatiques du passé (l’armée pakistanaise a perdu plus d’hommes face aux talibans depuis 2007 que dans toutes ses guerres avec l’Inde), ces conflits ont aussi renforcé la polarisation sociale, ethnique et religieuse de l’ensemble des pays de la région, tout en alimentant la « milicianisation » de ses sociétés. Dans ce contexte, les opportunités de carrières violentes se sont multipliées pour les jeunes hommes mais aussi, et c’est là un développement plus récent, pour les jeunes femmes du sous-continent indien. Si ces carrières miliciennes peuvent participer d’une « économie de la débrouille » (Debos 2013), en s’articulant à des projets d’ascension sociale par la violence et la prédation, le prisme de l’opportunisme ne rend pas justice à ces parcours de combattant(e)s. D’abord parce qu’il préjuge des stratégies de carrière préalablement à l’enrôlement, ce qui est loin d’être toujours le cas (comment, d’ailleurs, confirmer l’existence de tels projets, surtout lorsque l’on reconstitue les motivations ex post ?). Ensuite parce que les résultats de ces parcours, en termes de gratifications matérielles et symboliques, sont loin d’être probants : les miliciens – et plus encore les miliciennes – restent souvent stigmatisés, non seulement pour leurs activités violentes et prédatrices mais aussi parce qu’ils sont majoritairement issus de groupes de statut inférieur. Loin de compenser ce handicap social préalable, l’enrôlement dans des milices tend à le renforcer, alors même que les organisations miliciennes, qui pour la plupart d’entre elles restent faiblement bureaucratisées, offrent peu de perspectives de titularisation. Et si les opportunités d’accumulation prédatrice ouvertes par l’accès à des ressources coercitives ne sont pas négligeables, les success stories restent une exception. Même les troupes d’élite de ces groupes armés irréguliers – leurs virtuoses de la violence, passés maîtres dans l’art de la subversion, de la « protection » ou de la coercition au terme d’un long parcours de professionnalisation – parviennent rarement à échapper à la marginalité économique et sociale. En tout état de cause, les maigres avantages matériels ou symboliques générés par leurs engagements radicaux sont souvent compensés par le coût psychologique de leur pratique assidue de la violence. C’est notamment ce que suggère le parcours des tueurs « professionnels » du MQM. Déçus par le parti auquel ils s’étaient voués corps et âme, menacés par leurs rivaux et abîmés par leurs propres exactions, au point d’être littéralement hantés par le souvenir de leurs victimes, les jeunes enragés ont mal vieilli (Khan 2010). Et ils ne sont probablement pas les seuls : n’en déplaise aux tenants de l’entrepreneuriat guerrier, la violence politique est rarement un ascenseur social, y compris dans ces contextes de souveraineté fragmentée qui semblent ouvrir la possibilité de voies de traverse vers le pouvoir et la richesse, dans les interstices du pouvoir d’Etat.