Mélanie ALBARET,
"L’ONU, entre puissance et multilatéralisme",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/11/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part3/l-onu-entre-puissance-et-multilateralisme
Le concept de multilatéralisme (qu’il soit ou non onusien) paraît au premier abord peu compatible avec celui de puissance que l’on peut définir en suivant Raymond Aron comme « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités ». En effet, le multilatéralisme n’est pas seulement affaire de nombre : il ne suffit pas d’être plus de deux Etats ou acteurs (par opposition à l’unilatéralisme et au bilatéralisme) pour qualifier la discussion de multilatérale. Le multilatéralisme se double d’une dimension qualitative et normative : il vise à « établir un ordre international coopératif régissant les interdépendances internationales » (Petiteville, 2009). Il implique donc un projet politique fondé sur les principes d’égalité, d’inclusion, d’indivisibilité, de réciprocité (Ruggie, Petiteville, 2009). Or cette vision spécifique de l’ordre international qui se développe au XXe siècle contraste avec l’équilibre des puissances ou le concert européen, dominants durant les siècles précédents. Un système international fondé sur la puissance, équilibrée ou concertée, fonctionne grâce à la hiérarchie, à la marginalisation des petits et à la non réciprocité. Au contraire, le multilatéralisme privilégie la sécurité collective à l’équilibre des puissances, l’ouverture au secret, l’égalité à la hiérarchie, l’inclusion à la sélection. Ainsi, conceptuellement, puissance et multilatéralisme semblent se repousser l’un l’autre. C’est ainsi que certains réalistes, à l’instar de Mearsheimer, nient la possibilité d’une coopération multilatérale durable : dans leur vision, les institutions internationales ne représentent pas l’émergence d’une nouvelle forme d’action collective, mais constituent seulement un reflet des rapports de puissance. Il est en effet devenu commun de souligner que tous les Etats ne disposent pas de ressources identiques : les disparités de taille des missions permanentes auprès des Nations unies (composées de 2 à 148 personnes, ainsi que l’indique le document ci-dessous) soulignent les différences existant entre les Etats dans l’accès aux informations et aux dossiers à l’agenda, la maîtrise des discussions, la capacité à se positionner sur les négociations, etc. Ces ressources humaines et organisationnelles contribuent, dans une certaine mesure, à la reproduction de la hiérarchie internationale à l’intérieur du jeu onusien.
Pourtant, l’analyse ne s’arrête pas à cette opposition. D’autres théoriciens des relations internationales ont pensé une plus grande variété de corrélations entre puissance et multilatéralisme. Dans la plupart des approches libérales, logiques de puissance et dynamiques multilatérales peuvent coexister mais les secondes constituent un frein aux premières qu’elles contiennent. Dès lors, le multilatéralisme modifie le jeu des puissances et n’en est plus la simple reproduction. Enfin, d’autres études ont montré que le multilatéralisme peut s’adosser à la puissance. Ainsi en va-t-il des théories de la stabilité hégémonique, parmi lesquelles celle de Kindleberger : seule une puissance bienveillante peut permettre la mise en place d’une coopération internationale qui assure la stabilité du système international. Le multilatéralisme est créé et fonctionne grâce à l’existence d’un hégémon.
Le débat théorique, ici à peine esquissé, ouvre donc plusieurs pistes sur les relations qu’entretiennent multilatéralisme et puissance. Néanmoins, son apport trouve ses limites dans le fait que chaque théorie n’offre qu’une vision partielle de ces liens qu’aucune ne parvient à penser simultanément. En revanche, poser cette question à partir de l’exemple onusien invite à identifier d’une part, les pratiques des puissances (entendues ici comme acteurs) dans et vis-à-vis du jeu onusien et, d’autre part, les effets de l’action multilatérale sur le jeu des puissances. Ce double questionnement permet ainsi de comprendre comment l’ONU qui émane de la puissance, en renouvelle le jeu et devient de ce fait une enceinte privilégiée pour des stratégies multilatérales de puissance moyenne.