Brésil : politique étrangère, puissance et quête d’autonomie

Par Carlos MILANI
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Carlos MILANI, "Brésil : politique étrangère, puissance et quête d’autonomie", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 26/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part4/bresil-politique-etrangere-puissance-et-quete-d-autonomie

L’ordre mondial actuel est multipolaire et déséquilibré : la puissance économique ne correspond pas forcément à la puissance politique et militaire. Economiquement et financièrement, le poids des pays émergents augmente progressivement depuis le début des années 2000, alors que la gouvernance du monde se fonde encore, pour l’essentiel, sur l’architecture internationale de l’après-guerre. Leur importance militaire est variable, mais on observe des changements remarquables depuis une dizaine d’années.

Le graphique ci-dessous résume la diversification du commerce extérieur du Brésil et révèlent l’augmentation de la part des autres pays émergents dans les exportations et importations brésiliennes. Nous identifions trois tendances notables. En premier lieu, l’augmentation des échanges avec l’Asie en général, et plus particulièrement la Chine qui importe notamment des produits primaires (soja, viande, minerai de fer) et des avions Embraer (filiale installée à Harbin en 2003) et se place ainsi en tête des partenaires commerciaux en 2008, devant les Etats-Unis. En 2004, le Brésil a reconnu le statut d’économie de marché à la Chine et les relations entre le Brésil et l’Asie en général ont été très dynamiques dans la période 2003-2010, en dépit de la crise financière de 2008. Les échanges avec les pays de la région sont passés de 20,5 milliards de dollars en 2003 à 76 milliards de dollars en 2009, selon le bilan de la politique étrangère publié par l’Itamaraty. Les exportations brésiliennes, qui ne s’élevaient qu’à 11 milliards de dollars en 2003, ont atteint 40 milliards de dollars en 2009. Le commerce avec la plupart des pays de la région a plus que doublé au cours de la période 2003-2010.

En deuxième lieu, la participation croissante de l’Argentine et de l’Inde ainsi que des groupes IBAS et BRICS dans les échanges commerciaux entre 2002 et 2009. L’Inde a enregistré une hausse de 4,6 milliards de dollars entre 2003 et 2009. La tendance du commerce bilatéral est à la hausse.

En troisième lieu, le Brésil maintient sa stratégie de diversification de ses partenaires commerciaux, et l’augmentation relative des échanges avec le Mercosul entre 2002 et 2009 rend compte de l’importance qu’il lui accorde. Point fondamental : selon le ministère des Relations extérieures du Brésil, entre 1998 et 2008, la part des pays du Nord dans l’ensemble des exportations brésiliennes est passée de 57,4 % à 46,9 %, alors que celle des pays en voie de développement (Afrique, Asie, Amérique latine) a augmenté de 42,6 % à 53,1 %. Aux côtés de l’Afrique du Sud, de la Chine, de l’Inde et de la Russie, le Brésil fait désormais partie des pays souvent considérés comme les nouveaux piliers incontournables de l’actuel système économique international.

Néanmoins, ce boom des exportations entre 2004 et 2008 connaît une tendance à la baisse à partir du moment où la crise internationale touche de plein fouet l’économie des puissances émergentes, y compris le Brésil. Il a engendré une surenchère très nette des produits primaires dans l’ensemble des exportations brésiliennes.

Au regard du résultat net du commerce brésilien dans l’industrie de transformation, on observe à partir de 2003 une reprise du secteur qui était en crise depuis 1999. Entre 2003 et 2006, le Brésil présentait un excédent commercial pour les produits manufacturés de cinq milliards de dollars en moyenne annuelle. Puis la tendance s’est inversée et le déficit n’a cessé de se creuser à partir de 2007 (notamment en raison de l’achat de produits de moyenne et haute technologie) : - 9,3 milliards en 2007, - 38 milliards en moyenne de 2008 à 2009, - 71 milliards en 2010. Il a tout de même été contenu par l’augmentation des exportations de produits de faible technologie. Mais il est surprenant de constater à cet égard que les textiles et les vêtements – des secteurs qui produisaient traditionnellement des surplus – accusaient en 2010 et 2011 des déficits d’environ un milliard de dollars. De plus, de nombreux investissements financés par des fonds publics (généralement subventionnés), et en particulier par le Banco Nacional de Desenvolvimento Economico e Social (BNDES), sont réalisés à l’étranger et ne sont donc pas destinés à la modernisation de l’industrie nationale. Les risques de désindustrialisation et la perte de compétitivité de l’industrie manufacturière brésilienne associés à la politique de change et au découragement aux investissements nationaux soulèvent de vifs débats actuellement (Bacha et Baumgarten de Bolle 2013 ; Carcanholo 2010 ; Cano 2012) et sont autant de défis politiques de taille pour le gouvernement de Dilma Roussef.

Du point de vue énergétique, le Brésil est le neuvième plus grand consommateur d’énergie au monde. La consommation totale d’énergie primaire au Brésil a crû de près d’un tiers entre 2000 et 2010. De ce fait, le pays a augmenté sa production d’énergie, notamment de pétrole et d’éthanol. Accroître la production nationale de pétrole est un objectif à long terme poursuivi depuis plusieurs années par le gouvernement brésilien, et les récentes découvertes de gisements de pétrole du pré-sel pourraient faire du Brésil l’un des plus grands producteurs mondiaux de pétrole.

La matrice énergétique brésilienne présente certains avantages pour les négociations en matière de changements climatiques, étant donné que l’énergie fournie à la société brésilienne est l’une des plus propres au monde, avec une forte présence des énergies renouvelables (notamment biomasse de la canne et hydroélectricité) : selon le bilan énergétique national de 2012 (ministère des Mines et de l’Energie), elles représentaient 44,1 % de la production totale d’énergie en 2011, alors que la moyenne mondiale n’était que de 13,3 % (et de 8 % dans les pays développés). Les énergies non renouvelables (55,9 %) se déclinent en pétrole et dérivés (38,6 %), gaz naturel (10,1 %), charbon minéral (5,6 %) et nucléaire (1,5 %). Soixante-dix-huit pourcent des importations de gaz naturel brésiliennes proviennent de Bolivie via le pipeline GASBOL, qui relie Santa Cruz de la Sierra à Porto Alegre, en passant par São Paulo. Malgré les efforts déployés pour réduire cette dépendance, les importations ont augmenté de 21 % en 2010, selon l’Agence nationale de pétrole, du gaz naturel et des biocarburants.

Dans ce domaine énergétique, il faut rappeler l’importance de la géopolitique de l’éthanol, dont la production a été multipliée par quatre entre 2000 et 2008. Le Brésil et les Etats-Unis en sont les deux principaux producteurs, suivis par la Chine, l’Inde et la France. Le Brésil possède une avance technologique et une énorme capacité d’accroissement de sa production. Malgré les mesures protectionnistes qu’elle a mises en place, l’Union européenne a multiplié ses importations d’éthanol par cinq entre 2004 et 2008 et l’éthanol brésilien représente 70 % des importations européennes. En 2007, le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, les Etats-Unis et l’Union européenne ont crée le Forum international des biocarburants dans le but d’augmenter la production, la distribution et l’utilisation de produits alternatifs aux carburants fossiles. Le Brésil dispose d’instruments bilatéraux de coopération dans le domaine de l’éthanol avec la Chine, le Vietnam, l’Indonésie et les Philippines, et lors de la Conférence internationale sur les biocarburants qui s’est tenue en novembre 2008 à São Paulo (Brésil), il a signé un protocole d’accord avec la Corée du Sud en vue d’établir une telle coopération.

Néanmoins, dans la géopolitique mondiale de l’éthanol, le Brésil rencontre certains obstacles : l’attitude des pays consommateurs qui évitent de créer une situation de dépendance à l’égard d’un seul producteur ou d’un petit nombre de producteurs ; le débat food versus fuel et la campagne internationale contre l’éthanol en raison des menaces qu’il représente pour la production d’aliments ; les effets de l’expansion des frontières agricoles sur l’environnement ; les dénonciations relatives à l’utilisation d’une main d’œuvre infantile et d’esclaves par quelques producteurs de canne à sucre au Brésil (Schutte et Barros 2010).

D’un point de vue géopolitique, la thématique de l’énergie est devenue prioritaire pour le gouvernement brésilien. Elle est officiellement entrée dans le domaine de la politique étrangère en 2006, quand le département de l’énergie a été créé au sein du ministère des Affaires étrangères. En mai 2009, Petrobras a signé des accords avec la China Development Bank (CDB) et l’entreprise Sinopec, s’engageant ainsi à fournir 150 000 barils de pétrole par jour à la Chine en 2009 et 200 000 entre 2010 et 2019. Au Sommet sur l’énergie organisé à Isla Margarita (Venezuela) en avril 2007, le Conseil de l’énergie de l’Amérique du Sud a été créé. Dans le cadre de l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (IRRSA), le Brésil et l’Argentine ont décidé la future construction de barrages hydroélectriques binationaux sur le fleuve Uruguay (projet Garabi et Panambi) afin d’échanger de l’électricité ; le projet d’interconnexion électrique avec l’Uruguay, basée sur la construction de la ligne de transmission entre San Carlos et Candiota (Rio Grande do Sul) est engagé ; le barrage d’Itaipu est au cœur de la coopération avec le Paraguay car il fournit 19 % de l’électricité consommée au Brésil et 77 % de celle consommée au Paraguay.

De surcroît, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud renforcent le régionalisme en vue de leur projection géopolitique internationale à travers le forum IBAS, lancé en 2003. Ils adoptent ainsi une posture moins passive et plus affirmative au niveau international tout en développant au mieux leurs rapports bilatéraux (Vizentini 2006). Ils cherchent également à promouvoir des manœuvres navales conjointes dans le cadre de l’exercice IBSAMAR. Le Brésil a construit, avec l’Afrique du Sud, un missile air-air de cinquième génération (A-Darter). Il coopère bilatéralement avec l’Inde qui équipe l’Embraer 145 avec un de ses radars et d’autres possibilités d’échange sont ouvertes dans les domaines de la défense électronique et de la construction de sous-marins. En 2007, le Brésil et l’Inde ont établi un comité de défense indo-brésilien et ont nommé un attaché de coopération militaire dans leurs ambassades respectives. En raison des défis géopolitiques propres à chaque pays du forum IBAS (voir encadré 1), la nature et la portée de la coopération entre les trois pays varient selon le cadre institutionnel et les capacités nationales (Cepik 2009).

A l’occasion de sa conférence magistrale devant les étudiants des Hautes études militaires des forces armées et de l’Escola Superior de Guerra à Rio de Janeiro en mars 2012, le ministre brésilien de la Défense, Celso Amorim, a réaffirmé que l’Amérique du Sud et l’Atlantique Sud (jusqu’à la côte ouest de l’Afrique) constituaient l’environnement géopolitique immédiat du Brésil (Amorim 2012). Il a expliqué que les relations internationales se caractérisaient par une combinaison de conflits et de coopérations et que l’analyse de la politique brésilienne de défense était fondée sur la coopération et la dissuasion. Selon lui, le soft power brésilien réside à la fois dans son pouvoir de négociation, sa capacité à construire des consensus et le rayonnement de ses valeurs (leadership normatif), ce dont témoignent par exemple les initiatives dans lesquelles il s’est engagé telles que l’Agence Brésil-Argentine de comptabilité et de contrôle des matières nucléaires (ABACC), le conseil de défense de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) (une vision multilatérale de la sécurité en Amérique du Sud), le premier cours avancé de défense (organisé en 2012 et destiné à former des civils et des militaires des nations sud-américaines afin, entre autres, de développer une pensée sud-américaine en matière de défense, basée sur les concepts de coopération et d’intégration), la mise en place de la Zone de paix et de coopération de l’Atlantique Sud (créée en 1986), la coopération historique avec la Namibie (dont la force navale a été pratiquement formée par la marine brésilienne) ou encore la réunion des ministres de la Défense de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP).

Néanmoins, comme il l’a également rappelé, l’expansion du soft power brésilien via la coopération ne suffit pas à garantir que le pays soit entendu et respecté ni à le protéger des menaces réelles ou potentielles : « La multipolarité ne garantit pas, en soi, la paix ». L’objectif brésilien paraît clairement énoncé : devenir une puissance régionale et faire contrepoids à l’influence des Etats-Unis en Amérique du Sud (Christensen 2013). « C’est l’une des raisons pour lesquelles nous devons ‘fortifier’ notre soft power, en le rendant plus robuste » a-t-il affirmé, expliquant qu’il était nécessaire que le pays se dote simultanément d’une stratégie de coopération régionale et d’une stratégie globale de dissuasion contre des agresseurs potentiels. Une politique étrangère indépendante ne saurait être viable, selon lui, en l’absence d’une solide politique de défense, sans délégation.