Puissance et impuissance des interventions extérieures

Par Pierre HASSNER
Comment citer cet article
Pierre HASSNER, "Puissance et impuissance des interventions extérieures", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 26/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/puissance-et-impuissance-des-interventions-exterieures

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Controverses théoriques

Cette contribution ne relève pas à proprement parler d’une analyse stratégique. A partir d’exemples récents, elle propose une réflexion qui s’insère dans le cadre d’une discussion plus générale de science politique sur la notion de puissance. Nous nous permettrons donc, avant d’examiner l’histoire et les leçons des guerres d’Algérie, du Vietnam, d’Irak, d’Afghanistan, voire, par allusion, de Libye et du Mali, de remonter aux discussions qui, vers la fin des années soixante, ont mis aux prises des théoriciens de différents bords (politistes, géopoliticiens ou stratèges) quant à la nature et aux transformations de la puissance internationale. Nous en avions rendu compte dans deux articles, « The Nation-state in the nuclear age » (1968) et « On ne badine pas avec la force » (1971). Kenneth Waltz, père du néoréalisme, cherchant à démontrer la stabilité du monde bipolaire, ironisait sur l’idée que la guérilla puisse modifier l’équilibre international : elle ne pourrait avoir cet effet, écrivait-il, que si elle se déroulait au sein de l’un des deux Grands (Waltz 1967). Dire que leur échec à imposer leur volonté à tel ou tel pays signifiait qu’ils étaient moins puissants équivalait à dire qu’un marteau-piqueur était moins puissant qu’une roulette de dentiste parce qu’il ne pouvait servir à soigner une dent. Un autre maître de la science politique, Karl Deutsch, avait répliqué que la puissance dépendait des objectifs poursuivis, et que le pouvoir de mettre un homme KO ne vous donnait pas celui de lui apprendre le piano. Le pouvoir de détruire n’entraînait pas celui de construire ou de convaincre. Nous avions proposé l’idée, en commentant cette discussion, que le problème était celui du taux de change, ou de la déperdition d’énergie, entre les différentes formes de puissance.

Économiste et théoricien du conflit, Thomas Schelling a cherché à montrer, dans son livre Arms and Influence (1966), que la force ne servait pas seulement à dissuader ou à détruire, mais aussi à contraindre par la menace ou les sanctions. Il pensait alors aux bombardements américains du Vietnam. Karl Deutsch, encore lui, répondait qu’il s’agissait d’une psychologie sommaire fondée sur un calcul utilitariste du plaisir et de la douleur qui négligeait les réactions identitaires d’honneur ou de vengeance : celles-ci pouvaient entraîner, au contraire, un durcissement chez celui auquel on s’attaquait (Deutsch 1966). Dans The Limits of Coercive Diplomacy(1994), Alexander George dressait la liste des conditions, rarement remplies simultanément, nécessaires au succès de cette « diplomatie coercitive ». Schelling lui-même devait faire amende honorable en reconnaissant que l’on ne pouvait contraindre un peuple de la même manière qu’un individu, et qu’à cet égard, les bombardements du Vietnam avaient finalement porté un plus grand préjudice au pays qui s’y livrait qu’à celui qui les subissait. Du coup, il ne comprenait pas que l’URSS ait pu se livrer à « un acte aussi irrationnel » que celui de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Il négligeait par là, une fois de plus, les caractères spécifiques de la puissance intervenante et du pays occupé, le régime politique de l’un, la culture politique et la configuration géographique de l’autre.

Enfin, Albert Wohlstetter, le plus influent des stratèges américains, s’efforçait de démontrer, dans un article intitulé « Illusions of distance »(1968), que les Etats-Unis étaient plus proches du Vietnam que la Chine. Stratégiquement, expliquait-il, la distance se définit par le temps et le coût du déplacement. Or les Etats-Unis avaient beaucoup moins de difficulté à parcourir les milliers de kilomètres qui les séparaient du Vietnam que les transporteurs d’armes et de riz de la piste Ho Chi Minh.

Il était facile de lui répliquer que, s’il avait raison contre les partisans de zones d’influence nettement délimitées du point de vue géographique, il ne comprenait pas que le voisinage était fait d’histoire et de psychologie autant que de géographie, et que même dans l’inimitié réciproque, voire l’alliance avec une puissance lointaine contre le voisin, la Chine et le Vietnam étaient moins distants l’un de l’autre que des Etats-Unis.

Avant et après ces débats, Raymond Aron, dans deux chapitres définitifs, l’un intitulé « Gagner ou ne pas perdre » (Aron 1962), l’autre « La guerre est un caméléon » (Aron 1978), rappelait le primat de la politique et des passions, nationales ou révolutionnaires (il aurait pu ajouter religieuses), qui créait une asymétrie décisive entre l’occupant et l’insurgé, même si le premier essayait de prendre modèle sur les tactiques du second.