Dominique BOULLIER,
"Le « hard » du « soft » : la matérialité du réseau des réseaux",
, 2013, [en ligne], consulté le
15/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/le-hard-du-soft-la-materialite-du-reseau-des-reseaux
Qui dit Internet dit connexions entre plusieurs types de réseaux selon le même protocole. Cet aspect semble désormais tellement évident qu’on l’oublie souvent alors que dans les années 1970, chaque réseau physique pouvait avoir son protocole spécifique. La couche physique de tous les réseaux informatiques constitue la première couche du modèle OSI (Open Systems Interconnection), là où se transmettent les signaux électriques ou optiques, qui peuvent être gérés par des protocoles différents. Désormais, cette diversité matérielle est transparente pour l’utilisateur ordinaire qui ne sait plus si ses communications, et plus exactement les paquets qui la composent, empruntent des réseaux filaires (en paire de cuivre, en Ethernet, en fibre optique ou en coaxial), sans fil, satellitaires ou des câbles sous-marins. Il devient dès lors difficile de faire la carte de ces réseaux qui ont des propriétés techniques et matérielles si différentes. Pourtant, les investisseurs ne s’y trompent pas. La croissance du haut débit et l’extension de la connectivité de continents entiers dépendent du déploiement de ces infrastructures. Certaines sont partagées, bénéficient même de subventions publiques et peuvent alors être décrites publiquement ; mais bon nombre de réseaux déployés par les opérateurs constituent des secrets industriels qu’ils ne veulent pas divulguer par crainte de la concurrence. Ainsi la dernière carte publiée des réseaux de fibres optiques opérés par Orange en France date de 2007 et n’est pas mise à jour publiquement (à la différence de la carte de couverture haut débit), et cela d’autant moins que le débat fait rage sur le partage des charges d’investissement dans le futur réseau haut débit à base de fibre optique. Le débat public devient particulièrement difficile dans ces situations de rétention d’information pour des infrastructures qui constituent pourtant un bien commun, si ce n’est public : la carte qui rend visible ces réseaux devient ainsi une ressource stratégique.
Il est plus aisé d’obtenir la carte des dorsales internet (backbones) des réseaux nationaux et internationaux, lorsqu'ils sont maintenus par des opérateurs publics que sont par exemple les réseaux académiques, qui, rappelons-le, sont aussi à l’origine du principe même d’Internet, en même temps que les militaires.
Ainsi, la carte des dorsales françaises est publiée par le Réseau national de télécommunications pour la technologie, l’enseignement et la recherche (Renater) et il est même possible de consulter une application dynamique qui permet de visualiser en direct l’activité de ces réseaux. Renater est un groupement d’intérêt public (GIP) créé en 1992 qui regroupe les grands organismes de recherche et les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Il est l’opérateur du réseau de recherche national qui est lui-même connecté à Internet via le point d’échange de trafic SFINX (Service For French Internet Echange Point). Depuis le début des années 2000, le GIP a pris en charge le déploiement de fibre noire (c’est-à-dire brute, sans formatage par un opérateur donné) pour constituer un réseau de 8 000 km à très haut débit (au moins 10 Gbit).
Voir la carte du réseau sur le site de Renater
Tous les réseaux à très haut débit de la recherche et de l’enseignement supérieur sont par ailleurs reliés entre eux et constituent une infrastructure de coopération essentielle pour les chercheurs. Le réseau Gigabit European Academic Network (GEANT) et le programme d’activités associées (GN3) sont cofinancés par l’Union européenne dans le cadre du 7e programme cadre de recherche et développement (PCRD) et les réseaux nationaux d’enseignement et de recherche (NRENs).
Voir les cartes du réseau Gigabit European Academic Network (GEANT)
Les câbles sous-marins restent les infrastructures décisives car les plus fiables pour tous ces types de réseaux. La pose des premiers câbles transatlantiques fait partie des avancées décisives pour les télécommunications dès le début de leur histoire. Après les premiers essais en 1838, le premier câble fonctionnel fut posé en 1851 entre le cap Gris-Nez et Southampton et servit avant tout à transmettre par télégraphe les cours des bourses. Le premier câble transatlantique fut posé en 1858, le premier câble transpacifique en 1902, tous deux des câbles analogiques. Le premier câble à fibres optiques fut posé en 1988 et les capacités de transmission augmentèrent alors rapidement, avec un multiplexage permettant de faire passer plusieurs signaux sur la même couleur de la fibre (plus de 100 couleurs). Les compagnies de câbleurs et les propriétaires de ces câbles sont peu nombreux car les investissements sont élevés, mais la rentabilité est assurée. Le développement de la carte des câbles reflète clairement les priorités des investissements selon les marchés de télécommunications solvables, même si certains tracés sont aussi liés à des enjeux géostratégiques. Ainsi que le montre la carte, l’Afrique est en train de rattraper son retard et ces ressources peuvent jouer un grand rôle dans l’intégration aux échanges économiques mondiaux (services délocalisés, compétences locales connectées aux centres, etc.). Les points d’entrée eux-mêmes gagnent un avantage stratégique tant que le reste du réseau terrestre n’est pas développé au même niveau.
Il est désormais reconnu que les points d’entrée constituent les meilleurs accès pour ceux qui veulent contrôler les données de ces réseaux. Les Etats-Unis possèdent une grande quantité de points d’entrée des câbles sous-marins (voir ci-dessous) mais une très grande partie du trafic européen avec l’Amérique du Nord transite par trois points d’entrée, situés en Cornouaille au Royaume-Uni : Porthcurno, le plus ancien (Blum 2012) (et combiné à Sennen Cove, Skewjack et Whitesand Bay), Highbridge et Bude/Widemouth Bay, le plus important.
Lire l'article « A connected world » de Todd Lindeman
sur le site du Washington Post
La pose de câbles peut d’ailleurs devenir l’objet de batailles commerciales et sécuritaires importantes, qui portent moins sur le contrôle des câbles eux-mêmes que sur les composants technologiques qu’ils comportent, comme en témoigne un conflit récent entre les Etats-Unis et un opérateur chinois Huawei :
« A la mi-février 2013, la construction d’un câble sous-marin de 4 600 km entre Londres et New Yorkpour le trading automatisé a été ‘mise en pause’. L'entreprise responsable, Hibernia Networks, a dû arrêter le projet à cause des opérateurs américains, qui déclarent perdre leurs contrats avec le gouvernement fédéral si le déploiement est mené à bien. La raison ? Huawei était chargé de fournir les câbles de fibre optique et du matériel de transmission et d’amplification, ce qui aurait été jugé inacceptable par les autorités américaines. » (Le Monde, 24 avril 2013)
Ainsi, lors du récent scandale Snowden/NSA/Prism, le Washington Post du 7 juillet 2013 a révélé que les Etats-Unis ont tout fait pour maintenir un contrôle stratégique sur les firmes de câbles, grâce à une cellule spéciale « Team Telecom », qui a notamment fait capoter un projet de rachat de la société Global Crossing par une firme de Hong Kong en 2003. La compagnie Singapore Technologies Telemedia qui racheta finalement l’entreprise dut accepter des règles très strictes pour garantir que les postes principaux restent occupés par des citoyens américains et que la NSA puissent avoir accès aux données transitant sur les câbles.
Lorsque l’on tente de cartographier les trafics sur ces réseaux, les asymétries apparaissent très clairement. Elles peuvent être trompeuses en mettant toujours en lumière la domination écrasante des échanges entre Europe et Amérique du Nord. Les raisons économiques et historiques suffisent à en rendre compte. Cependant, c’est à la vitesse de déploiement des infrastructures autour des pays émergents et au trafic qui s’y développe que l’on devrait être plus attentif (et les données ne sont pas si aisées à trouver sur ce point) car on mesurerait alors que des rattrapages accélérés sont en cours.
Quelques exemples de cartographie des trafics
sur le site Atomic Toasters
Les cartes de couverture par les réseaux, notamment pour les technologies mobiles, présentent l’inconvénient d’être extrêmement variables, parfois présentées commercialement, et elles ne permettent pas d’identifier par exemple un réseau d’antennes et leur localisation. Ce sont cependant de bonnes approximations de l’équipement puisque les portées de ces antennes sont limitées. Le site Sensorly (http://www.sensorly.com/fr) recense ainsi près de 250 réseaux dans le monde, avec une répartition inégale, qui permet de vérifier dynamiquement les couvertures par opérateur et par type de réseau (2G/3G/4G/wifi) selon les pays.