La diversification des espaces de production du savoir

Par Michel Grossetti, Denis Eckert, Laurent Jégou, Marion Maisonobe, Yves Gingras et Vincent Larivière
Comment citer cet article
Michel Grossetti, Denis Eckert, Laurent Jégou, Marion Maisonobe, Yves Gingras et Vincent Larivière, "La diversification des espaces de production du savoir", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 18/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-diversification-des-espaces-de-production-du-savoir


Beaucoup d’acteurs du monde de la recherche estiment que l’activité scientifique est en train de se concentrer dans les plus grandes villes mondiales. Malgré le manque de données précises, cette certitude imprègne l’action publique. De nombreuses politiques nationales se fondent sur cette hypothèse pour concentrer les financements sur quelques sites jugés capables de figurer honorablement dans la compétition scientifique mondiale.

Cette idée de concentration scientifique est une déclinaison d’une théorie plus générale qui circule depuis quelques décennies dans le milieu des études urbaines : depuis les travaux de Peter Hall (1966), Saskia Sassen (2001), Allen J. Scott (2001), Pierre Veltz (1996) puis Peter J. Taylor (2004), les analyses convergent pour souligner la concentration croissante de fonctions supérieures, essentiellement économiques, dans un nombre restreint de métropoles, les « villes mondiales » (appelées en anglais global cities ou world cities). La science obéirait donc à ce schéma d’ensemble et serait une activité typiquement métropolitaine obéissant à ce mouvement de concentration (Matthiessen et al. 2010).

Étant donnée la portée politique potentielle de ces conclusions, il convient de les analyser de près avant de formuler trop rapidement des politiques scientifiques et urbaines car cette hypothèse de concentration va à l’encontre de données plus générales qui semblent attester de l’existence de processus de déconcentration de l’activité scientifique (Grossetti et Milard 2011). L’hypothèse que nous défendons est en effet que les espaces de production du savoir sont en cours de diversification.

Certains résultats confortent déjà ce point de vue. En analysant par exemple la provenance régionale des articles scientifiques signés par des chercheurs chinois, Zhou, Thijs, Glänzel (2009) montrent que la croissance spectaculaire de la science en Chine au cours des dernières décennies s’accompagne d’une déconcentration des activités entre les différentes régions du pays. D’autres travaux, basés eux sur les dépôts de brevets (Hong 2008), suggèrent aussi qu’avec le développement de la science chinoise, la concentration géographique qu’on pouvait observer il y a vingt ans s’atténue. Nos propres données bibliométriques, qui décomptent le nombre d’articles scientifiques recensés dans le Science Citation Index Expanded (SCI Expanded), nous conduisent au même constat (carte ci-dessous).

Afin d’analyser le développement de la science mondiale d’un point de vue géographique, il est préférable de prendre en compte plusieurs échelles spatiales (notamment pays et villes). A l’échelle mondiale, le meilleur indicateur est l’évolution du nombre de publications scientifiques. Si l’on se situe à l’échelle des nations, l’activité se répartit incontestablement de façon plus homogène que par le passé : il y a trente ans encore, l’essentiel de la science était produit dans un nombre limité de « vieilles nations » scientifiques (Amérique du Nord, Europe, Japon) alors qu’aujourd’hui, la concentration géographique de la production est moindre, selon une dynamique assez constante. Ainsi, le nombre de pays concentrant 80 % des publications mondiales recensées par le Web of Science (WoS) était de sept en 1978, dix en 1988 (dont l’URSS), treize en 1998 (dont l’Allemagne réunifiée et la Russie) et seize en 2008. Cette évolution n’est pas le résultat d’un déclin des « vieux pays » scientifiques dont la production continue de s’accroître, bien qu’à un rythme modéré. Elle est plutôt la conséquence de la montée en puissance rapide de « nouveaux pays » dans le paysage de la science internationale, avec au premier rang la Chine qui est devenue en 2008 le deuxième pays publiant (pour les sciences de la nature et de la technique) après les Etats-Unis. L’examen des données par pays porte donc plutôt à penser que la recherche scientifique tend à se diffuser progressivement dans l’espace international depuis trente ans, avec une perte de la position hégémonique des « vieux pays » (et notamment des Etats-Unis) et l’apparition, outre la Chine, d’acteurs nouveaux de plus en plus importants, comme la Corée du Sud, le Brésil, Taiwan, l’Espagne… Notre propos n’est pas d’expliquer ce phénomène, largement commenté par d’autres auteurs (Adams et Pendlebury 2010) et qui trouve essentiellement ses racines dans le développement économique et les mutations structurelles qu’ont connus les pays en question. Nous rappelons ici ces tendances pour noter qu’elles vont plutôt, à l’échelle mondiale, dans le sens d’une déconcentration générale plutôt qu’une concentration.

Ainsi, si l’on tient compte des dynamiques propres à chaque pays, l’évolution de la position des villes dans le système scientifique mondial dépend plus de la dynamique des pays auxquels elles appartiennent que de leur taille. L’arrivée en 2005 de Pékin, Shanghai, Hong Kong et Séoul en haut de la liste des villes publiantes résulte davantage de la croissance globale de la science chinoise ou coréenne que d’un avantage comparatif des grandes métropoles mondiales. Il est donc indispensable d’intégrer la dimension nationale pour analyser la concentration ou la déconcentration géographique de la production scientifique mondiale. L’évolution des produits intérieurs bruts (PIB) sur les trente dernières années est certainement un facteur important, tout comme le développement de l’urbanisation dans certains pays émergents et les politiques d’enseignement supérieur et de recherche. L’essentiel de ces phénomènes se déployant dans un cadre national, il est nécessaire de tester les hypothèses de concentration/déconcentration de la science dans ce cadre.

Il nous semble nécessaire de décomposer le problème de la déconcentration en examinant successivement les niveaux géographiques concernés. Nous présentons tout d’abord la méthodologie que nous avons adoptée, qui repose sur un comptage par fractions des publications recensées par le WoS et sur un regroupement des adresses des publications en agglomérations urbaines combinant plusieurs critères (Grossetti et al. 2012). Suivant cette méthodologie, nous observons ensuite que l’on assiste au niveau mondial non pas à une concentration des publications mais à un mouvement global de déconcentration. L’analyse des évolutions les plus contrastées – les agglomérations dont la part s’accroît le plus et celles dont la part décroît le plus – nous permet de mettre en évidence les évolutions des pays qui sous-tendent celles des agglomérations, notamment la croissance rapide dans les données du WoS des publications asiatiques (Chine, Corée du Sud, Taiwan) et des pays émergents (Brésil, Inde, etc.) et le déclin relatif des pays les plus anciennement présents dans ces données. Nous examinons donc de plus près les tendances qui se manifestent au niveau des pays. Nous avons donc examiné les évolutions internes de chaque pays dont les agglomérations sont les plus représentées dans les bases de données et nous avons constaté une tendance à la déconcentration dans la plupart d’entre eux. Le processus de déconcentration prend différentes formes selon que l’activité scientifique du pays est en phase d’expansion ou stabilisée (émergence de grands pôles secondaires ou déconcentration au profit de multiples petites villes).