Eric BIDET,
"La construction du « soft power » : l’exemple de la Corée du Sud",
, 2013, [en ligne], consulté le
11/12/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-construction-du-soft-power-l-exemple-de-la-coree-du-sud
Dans le cas de la Corée, le soft power n’est pas un prolongement ou un complément du hard power, comme dans le cas des Etats-Unis ; c’est une alternative à un hard power qui lui fait défaut. Les documents officiels montrent que depuis quelques années, le gouvernement sud-coréen fait de la dimension culturelle de ce soft power un élément stratégique.
Le soft power coréen s’appuie tout d’abord sur l’attractivité du modèle coréen eu égard aux résultats remarquables obtenus en termes de démocratisation et de développement économique. Cette attractivité est particulièrement forte dans les pays en développement qui sollicitent de plus en plus fréquemment des experts coréens. Celle-ci résulte dans un premier temps du rapport publié par la Banque mondiale en 1993 sur le « miracle asiatique ». Elle est renforcée au début des années 2000 par le redressement spectaculaire de l’économie coréenne après la crise de 1997 et par son positionnement comme acteur majeur du commerce international. Cela est perceptible notamment dans les études qui mettent en avant le business model propre aux groupes d’affaire coréens (les chaebol) et surtout à travers la reconnaissance des marques coréennes et de leurs produits à l’échelle internationale. De ce point de vue, le modèle économique sud-coréen, qui a été construit à partir de conglomérats développant des activités dans des domaines très variés, a favorisé la visibilité internationale de ces grands groupes et de leurs produits. Samsung est aujourd’hui le leader mondial du téléphone portable et des écrans plats et l’une des vingt-cinq marques les plus connues à l’échelle planétaire. LG et Hyundai bénéficient également d’une notoriété internationale croissante pour certains produits de consommation courante comme l’automobile, le téléphone portable ou la télévision.
Le soft power coréen passe également depuis 2010 par un engagement dans une politique active d’aide au développement coordonnée par la Korea International Cooperation Agency (KOICA). En 2009, la Corée du Sud est ainsi devenue le deuxième pays asiatique, après le Japon, à rejoindre le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Pour un pays qui a été longtemps récipiendaire de l’aide internationale, cette adhésion consacre son nouveau statut en tant que pays contribuant désormais à l’aide au développement. Il y consacre un peu plus de 0,1 % de son PNB, un niveau encore modeste comparé aux 0,46 % qu’y consacre un pays comme la France, mais en forte hausse et qui devrait atteindre 0,25 % en 2015. Le principal bénéficiaire de l’aide coréenne est l’Asie mais les flux à destination de l’Afrique sont en augmentation, en particulier en direction des pays riches en ressources naturelles, à travers le programme Korea’s Initiative for Africa’s Development initié en 2007.
Un autre élément décisif du soft power coréen est plus spécifiquement lié à l’essor des produits culturels coréens à l’étranger et à ce qu’on a commencé à appeler au début des années 2000 la « vague coréenne » (hallyu). Le développement et le succès rencontrés par les produits culturels coréens est à l’image du développement économique du pays : extrêmement rapide si l’on considère que jusqu’à la fin des années 1980, la Corée du Sud s’est presque complètement désintéressée de l’industrie culturelle et qu’à la fin des années 1990, ses exportations de produits culturels demeurent à un niveau très modeste. Le terme hallyu apparaît pour la première fois dans des magazines chinois pour traduire l’inquiétude devant l’importance prise par certains produits culturels coréens, puis il est relayé dans les médias coréens en 2001 avant que le gouvernement se l’approprie pour en faire un élément stratégique de développement.
Doobo Shim (2006) situe vers 1997-1998 les prémices de la vague coréenne avec la télédiffusion en Chine de la série télévisée What is love all about? et le succès rencontré en Chine et à Taiwan par le groupe H.O.T. La chanteuse pop connaît également ses premiers succès au Japon en 2002. Les retombées touristiques en Corée du Sud sont perceptibles dès le début des années 2000, notamment via le succès des circuits touristiques incluant les lieux de tournage des principales séries télévisées. Le succès rencontré par les produits culturels coréens en Europe occidentale est d’un autre registre, peu assimilable à l’époque à la dynamique populaire qui caractérise la vague coréenne, relevant davantage du succès d’estime avec la présence de films coréens dans les plus prestigieux festivals européens à partir de 2000 (Le chant de la fidèle Chunhyang de Im Kwon-taek est en compétition à Cannes) et leur consécration à partir de 2004 (Old Boy de Park Chan-wook est primé à Cannes et Samaria de Kim Ki-duk à Berlin). L’appellation hallyu 2.0, apparue récemment, fait référence à l’extension de la vague coréenne au-delà de l’Asie et via Internet pour inclure notamment des contenus culturels davantage liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) (jeux vidéo, contenus pour téléphonie portable, clips diffusés en ligne).
La vague coréenne fait initialement référence à quelques groupes ou chanteurs, produits par des petites ou moyennes structures sans trop de moyens ni d’expérience, qui connaissent en Chine un succès considérable et inattendu. Des acteurs économiques plus importants vont intervenir ensuite, notamment lorsque le succès rencontré dans le secteur musical s’étend aux programmes télévisés et aux films où les investissements nécessaires sont plus conséquents. Dès 2002, un article publié dans le Financial Times évoque la montée d’un impérialisme culturel coréen en Asie. Au tout début des années 2000, des réactions nationalistes, protectionnistes, émanant du Japon et de Chine en particulier, s’inquiètent du succès rencontré par certains produits coréens et attestent déjà de la réalité et du potentiel d’un soft power coréen s’appuyant sur la diffusion des produits culturels.
Le phénomène lui-même est donc identifié depuis une douzaine d’années mais sa visibilité et sa portée hors d’Asie sont beaucoup plus récentes. La diffusion de la vague coréenne au-delà des pays asiatiques proches s’explique, comme le souligne Hyunjoon Shin (2009), par le passage de ce qui était initialement une stratégie de promotion des produits culturels nationaux au plan international à la conception et la distribution de produits culturels transnationaux. Cette extension touche d’abord des pays d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Europe de l’Est. Plus récemment, le succès de quelques concerts organisés en 2012 – notamment au Zénith et au palais omnisport Paris Bercy – a un retentissement en Europe et le raz de marée planétaire – et inattendu – du tube Gangnam Style montre que la vague coréenne a la capacité de s’étendre également en Amérique du Nord et en Europe occidentale.
La vague coréenne a donné lieu à de multiples analyses depuis le début des années 2000. La plupart ont souligné le rôle déterminant joué par quelques ingrédients : l’avance prise par la Corée du Sud dans le domaine des NTIC, l’ouverture du marché domestique aux produits culturels japonais, le savoir-faire d’une jeune génération d’entrepreneurs, souvent formés aux Etats-Unis, relayé par les moyens énormes dont disposent les conglomérats coréens, l’émergence en Asie d’une classe moyenne assurant des débouchés importants aux produits culturels, etc. Ce qui pouvait être perçu à l’origine comme une stratégie de régulation, voire de protection du marché domestique vis-à-vis de l’hégémonie culturelle américaine et japonaise est rapidement devenue une stratégie offensive de promotion, d’abord vis-à-vis des pays géographiquement et culturellement proches (pays asiatiques), puis à l’égard de ceux avec qui la Corée du Sud entretenait déjà d’étroites relations économiques (pays du Moyen-Orient par exemple), et enfin vis-à-vis des principaux pays occidentaux. Cette stratégie s’est très largement appuyée sur les NTIC et sur Internet comme moyen de diffusion (dès 2004, la Corée du Sud fait presque jeu égal avec le Japon avec 86 % des foyers connectés à Internet) et sur un soutien institutionnel passant notamment par le réseau international des vingt-quatre instituts culturels coréens et celui des Instituts Sejong dont le nombre devrait passer de quatre-vingt-dix actuellement à cent cinquante d’ici 2015. Il faut souligner par ailleurs que les perspectives démographiques du pays, qui a l’un des taux de fécondité les plus bas au monde et l’un des taux de vieillissement de la population les plus élevés, rendent nécessaire à terme la recherche d’un marché international pour les produits de l’industrie culturelle coréenne.
Cho Hae-Joang (2005) analyse la vague coréenne à partir de trois perspectives différentes : la perspective culturelle nationaliste qui repose sur le pouvoir de séduction de la culture coréenne et des valeurs confucianistes qu’elle met en avant, la perspective néolibérale qui découle d’une stratégie de conquête commerciale s’appuyant sur la performance économique du modèle coréen et la perspective postcolonialiste – introduite par Iwabuchi à partir de la culture japonaise à la fin des années 1990 – qui témoigne d’une stratégie de lutte contre l’invasion des produits culturels américains via la constitution d’un bloc culturel asiatique. Certaines études, comme celle de Jim Dator et Yongseok Seo (2004), suggèrent même que la Corée du Sud est le premier pays à essayer de mettre en place des politiques publiques spécifiques dans l’objectif de devenir une société du rêve et de l’icône sur le modèle de la société américaine.
A partir des premières réussites qu’on pourrait qualifier d’artisanales, le succès plus large rencontré ensuite par les produits culturels coréens est le résultat d’une stratégie commerciale visant à saisir ou créer des opportunités marchandes et d’une intervention publique visant à promouvoir les exportations de produits culturels coréens et par extension les exportations de l’ensemble des produits coréens et la culture coréenne. Progressivement s’est en effet imposée l’idée que les produits de l’industrie culturelle pouvaient devenir un élément stratégique essentiel de la politique sud-coréenne de commerce international. L’importance stratégique de cet élément a été d’abord mise en évidence par comparaison avec des pays culturellement proches, selon l’argument économique classique de la réduction des coûts de transaction que génère la proximité géographique et culturelle, puis elle a été étendue à des pays de cultures a priori très différentes et plus éloignées, mais que les NTIC contribuent à rapprocher.
C’est vers le milieu des années 1990 qu’émerge une prise de conscience du potentiel économique des produits culturels et de l’intérêt stratégique à développer les industries culturelles, notamment lorsque les médias coréens commencent à comparer les bénéfices retirés de certains films à succès avec ceux obtenus par d’autres branches industrielles plus traditionnelles comme l’industrie automobile. Les conglomérats investissent alors massivement dans le secteur des produits culturels et y introduisent leur savoir-faire entrepreneurial. Cela concerne d’abord l’industrie cinématographique en référence au modèle hollywoodien, avec l’idée que les produits culturels peuvent contribuer au solde de la balance commerciale au même titre que les autres produits industriels. Ce n’est que dans un second temps, avec la vague coréenne, que se développe l’idée que l’essor des exportations de produits culturels – et plus largement la promotion de la culture coréenne – peut servir au développement des autres produits industriels d’exportation. C’est cette synergie, et son extension progressive au-delà de la région asiatique, qui amène progressivement à évoquer la montée d’un soft power coréen.
En 2005, le New York Times publie un article intitulé « South Korea adds culture to its export power » et une étude publiée par le Samsung Economic Research Institute détaille les quatre étapes de cette stratégie commerciale : la première étape concerne les produits de culture populaire (programmes télé, films, K-pop) ; la deuxième phase intervient lorsque les consommateurs achètent des produits directement liés aux précédents (produits montrés dans les films et séries ou portés par les acteurs ou chanteurs) ; on entre dans la troisième phase lorsque la consommation s’étend au-delà des produits reliés pour se porter sur d’autres produits coréens (produits cosmétiques et électroniques notamment) ; enfin, la quatrième et dernière phase s’ouvre lorsque les consommateurs étrangers modifient positivement leur perception de la culture et de l’image de la Corée du Sud. Assez logiquement, l’impact économique des produits culturels touche en premier lieu les industries complémentaires et/ou visant un public proche, essentiellement très jeune. La stratégie développée par les conglomérats s’appuie notamment sur l’utilisation des stars de la culture pop coréenne dans leurs publicités de manière à renforcer cette synergie entre produits culturels et produits industriels notamment de consommation courante (téléphones portables, ordinateurs, téléviseurs, produits électroménagers, automobiles, etc.).
Les statistiques montrent effectivement une augmentation des exportations de produits coréens plus nette dans les pays également consommateurs de produits culturels coréens (K-pop ou séries télévisées notamment), en particulier les pays asiatiques, du Moyen-Orient et d’Amérique centrale et du Sud. Si l’on peut raisonnablement supposer l’existence d’un lien entre le succès rencontré par certains produits culturels et les ventes d’autres produits, peu d’études sont parvenus à donner une mesure précise de cette corrélation. L’une des seules disponibles sur cette question, réalisée en 2012 par la Banque de Corée, indique qu’une augmentation des exportations de produits culturels coréens entrainerait une hausse quatre fois supérieure des exportations de produits de consommation coréens.