Philippe COPINSCHI,
"La fin du pétrole : mythe ou réalité ?",
, 2014, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part2/la-fin-du-petrole-mythe-ou-realite
A l’échelle du monde, la disponibilité des ressources d’énergie ne semble pas être une contrainte majeure et le risque de pénurie de pétrole due à l’épuisement physique des réserves ne semble pas immédiat. Même en établissant des pronostics optimistes sur la croissance économique de la Chine, de l’Inde et des autres pays en voie de développement fortement peuplés, la demande pétrolière mondiale devrait être satisfaite sans grande difficulté pendant encore des années (sauf en cas d’événements politiques paralysant une partie de la production quelque part dans le monde).
Pour le comprendre, il importe de distinguer les « ressources » des « réserves ». Les ressources représentent l’ensemble du pétrole contenu dans le sous-sol ; il s’agit donc d’une notion géologique. Elles existent en quantité finie et sont donc par nature épuisables. Les réserves représentent, de manière prospective, l’ensemble du pétrole qu’un gisement va produire jusqu’à son abandon, c’est-à-dire la totalité du pétrole qui sera effectivement extrait sur toute la durée de l’exploitation du gisement. Les ressources sont considérées comme des réserves lorsqu’elles ont été découvertes (c’est-à-dire identifiées dans un gisement connu) et qu’elles sont jugées économiquement et technologiquement récupérables. Les réserves ne sont donc pas une quantité définie une fois pour toutes, mais bien une quantité qui évolue au cours du temps en fonction de l’évolution des technologies disponibles pour extraire le pétrole du gisement, et du prix du pétrole. Plus le prix est élevé, plus la quantité récupérable de manière rentable est importante, et plus les réserves augmentent (Hansen et Percebois 2010).
L’amélioration des techniques d’exploration et de production entraîne un accroissement des réserves de trois manières. D’une part, par la découverte de nouveaux gisements dans des zones jusqu’alors inaccessibles (offshore profond, Arctique, etc.). D’autre part, par l’abaissement des coûts d’exploitation, qui peut rendre attractifs des gisements déjà identifiés, mais restés inexploités faute de rentabilité et de moyens techniques appropriés (c’est le cas des gisements de pétrole non conventionnel, connus depuis longtemps mais dont l’exploitation n’est devenue rentable que récemment). Enfin, par l’augmentation du taux de récupération, c’est-à-dire le rapport entre le volume de pétrole récupéré et le volume total contenu dans un champ au lancement de l’exploitation. Il est aujourd’hui d’environ 35 % en moyenne mondiale, contre 25 % en 1970. Plus que la découverte de nouveaux gisements, c’est en grande partie cette amélioration des taux de récupération dans les gisements déjà connus qui explique la stabilité du ratio réserves/production (environ cinquante ans en moyenne mondiale) au cours des dernières décennies.
L’augmentation du prix du pétrole et les progrès technologiques ont également permis, depuis une quinzaine d’années, de développer les immenses ressources de pétrole non conventionnel, en particulier au Canada, au Venezuela et aux Etats-Unis. Ce pétrole diffère du pétrole conventionnel par sa composition physique (d’une grande viscosité, il n’est pas à l’état liquide à température ambiante) et par l’ampleur des technologies nécessaires pour l’extraire. L’existence du pétrole non conventionnel est connue depuis longtemps mais il n’était pas comptabilisé dans les réserves car inexploitable. Désormais, grâce à la baisse des coûts de production conjuguée à la hausse du prix du baril et à la mise aux points de nouvelles techniques de production, le pétrole non conventionnel commence à être exploité et donc intégré dans les réserves de certains pays (Canada, Venezuela, etc.).
Sur le papier, les réserves potentielles de pétrole non conventionnel sont immenses. Mais des difficultés limitent significativement le débit de la production que l’on peut espérer atteindre à partir de ces réserves car la production de ce pétrole est particulièrement coûteuse, financièrement et d’un point de vue environnemental. Très énergétivore (l’équivalent de 0,5 à 0,7 barils de pétrole sont nécessaires pour produire un baril de pétrole non conventionnel), elle entraîne des dégâts environnementaux considérables (destruction de la forêt canadienne, utilisation d’énormes quantités d’eau qui, après usage, sont accumulées dans des bassins de décantation avant d’être déversées dans les rivières ou d’atteindre les nappes phréatiques qu’elles polluent abondamment) qui mobilisent une partie de l’opinion publique contre elle (Gordon 2012).
Si les avancées technologiques permettent de repousser les frontières de l’accès à la ressource et améliorent la production de pétrole, elles s’avèrent aussi de plus en plus coûteuses et énergétivores. La question de la disponibilité du pétrole à l’échelle mondiale renvoie donc de manière ultime à celle de son prix, car une augmentation substantielle du prix du pétrole entraîne quasi automatiquement une hausse des réserves. Au final, le prix est le principal régulateur de la demande mais aussi de l’offre, qui est directement fonction du prix puisque les compagnies pétrolières investissent pour mettre en place des capacités de production tant qu’elles pensent qu’il est rentable de le faire.
Le problème central de la théorie du pic de production pétrolière tient au fait qu’elle part de l’idée qu’il existe un stock fini de la ressource et qu’il importe donc d’évaluer ce stock pour prédire l’évolution de la production de pétrole et de son prix. Certains économistes de l’énergie estiment au contraire qu’il faut réfléchir en considérant qu’il existe un stock inconnu de pétrole à partir duquel des investissements en capacité de production permettent d’extraire un certain volume de production (Hansen et Percebois 2010 ; Maugeri 2012). Dans la logique économique et industrielle qui est celle des compagnies pétrolières, les quantités de pétrole exploitables sont bien évolutives, puisqu’elles sont fonction des technologies disponibles pour leur exploitation et du prix auquel la production peut être vendue. Ce qui importe pour une compagnie est de savoir si ses investissements d’exploration et de production sont rentables. Tant qu’ils le sont, ils continuent. Dans cette perspective, il se peut qu’il arrive, un jour, que les coûts de production soient structurellement supérieurs au prix de vente, par exemple parce que la rareté des gisements engendre un coût de production très élevé, ou encore parce que la demande décline ou que la fiscalité sur le CO2 rend les énergies fossiles moins rentables que les autres. Dans ce cas, les investissements cesseront et l’industrie disparaîtra, laissant sans réponse (et sans intérêt) la question de la quantité de pétrole restant dans le sous-sol. C’est ce qui est advenu de l’industrie charbonnière en France par exemple.
Le fait que le pétrole, au même titre que les autres énergies fossiles, soit une ressource finie ne doit pas induire en erreur. L’avenir du pétrole en tant que source d’énergie se jouera probablement moins en fonction de l’évolution de l’offre qu’en fonction de celle de la demande. C’est en grande partie son abondance, ses caractéristiques intrinsèques (facilité de stockage et de transport, propriétés thermodynamiques, etc.) et son prix modique qui expliquent l’importance prise par le pétrole dans les sociétés contemporaines. Le caractère stratégique du pétrole découle aujourd’hui encore de sa position de monopole dans le secteur des transports ; mais si des avancées technologiques permettent de défaire ce monopole, le pétrole perdra son importance stratégique puisqu’il pourra être remplacé par une autre source d’énergie. C’est le sort qu’a connu le charbon, pour lequel il existe des alternatives pour tous les usages qui en sont faits (production d’électricité, chaleur). Bien sûr, il n’existe pas d’alternative clé en main au pétrole. Toutes les solutions de rechange comportent de nombreux inconvénients d’ordre technique et/ou économique. Mais technologiquement, des alternatives au pétrole existent d’ores et déjà pour le transport routier, la tendance actuelle étant, surtout pour la voiture individuelle, à une progressive électrification. Leur généralisation dépendra du prix pour le consommateur, et donc en grande partie des politiques fiscales mises en place pour encourager (ou non) la transition vers un modèle économique libéré du pétrole.
S’il apparaît aujourd’hui nécessaire de se préparer à l’après-pétrole, c’est beaucoup moins en raison de l’épuisement supposé des réserves qu’à cause du dérèglement climatique dont l’usage du pétrole est en partie responsable. Les choix énergétiques ne sont donc pas seulement technologiques ; ils sont avant tout politiques. C’est probablement l’ampleur des impacts du réchauffement climatique qui déterminera le volontarisme dans la mise en place de politiques efficaces de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Comme l’a bien rappelé l’ancien ministre du Pétrole saoudien, Cheikh Ahmed Yamani, « l’âge de la pierre n’a pas pris fin par manque de pierre », mais parce que l’homme a fait des progrès scientifiques lui permettant de développer des technologies plus performantes. Ce n’est probablement pas par manque de pétrole que l’homme cessera d’en utiliser, mais parce que des alternatives plus performantes (notamment en termes de rendement énergétique, de pollution et d’émissions de gaz à effet de serre) seront mises au point et se généraliseront. Ce jour-là (2025 ? 2050 ? 2100 ?), alors que son utilisation comme source d’énergie sera progressivement abandonnée, il restera encore, selon toute vraisemblance, du pétrole sous terre ; en grande quantité ou pas, cela n’aura pas d’importance.