La pauvreté en Inde. Une bombe à retardement ?

Par Christophe Jaffrelot
Comment citer cet article
Christophe Jaffrelot, "La pauvreté en Inde. Une bombe à retardement ?", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 27/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part3/la-pauvrete-en-inde-une-bombe-a-retardement

L’Inde est à la fois un des pays où le taux de croissance est le plus élevé au monde - 7% en moyenne annuelle sur la décennie 2000-2010 - et celui où le nombre de pauvres est le plus grand. Ce paradoxe - dont les termes varient suivant les critères que l’on adopte pour définir la ligne de pauvreté - s’explique par le caractère très inégalitaire d’une trajectoire en forme de croissance sans développement. Cette pauvreté de masse frappe moins les villes (où les musulmans en sont toutefois parmi les premières victimes) que les campagnes en général et les Dalits (ex-intouchables) et les Adivasis (aborigènes) en particulier, notamment dans une vaste zone située au nord et à l’est de l’Inde. C’est là, logiquement, que le mouvement maoïste s’étend, surtout lorsque les aborigènes sont en outre victimes de l’exploitation des ressources minérales dont regorgent leurs territoires. C’est à ce titre - notamment - que la pauvreté constitue un immense défi politique pour la démocratie indienne. 

Combien de pauvres ? Un débat indien

Il n’y a pas de consensus quant à la définition de la ligne de pauvreté en Inde - et, par conséquent, quant au nombre de pauvres. En 2005, la Banque mondiale évaluait ce dernier à 456 millions de personnes (soit 41,6% de la population) sur la base de son critère habituel : une moyenne de 1,25 dollar de revenu journalier. Au même moment, la Banque asiatique de développement livrait ses propres chiffres. Situant la ligne de pauvreté à 1,35 dollar de revenu journalier, elle évaluait à 54,8% la part de la population indienne (soit 622 millions de personnes) sous ce seuil. L’année suivante, la Commission au plan indienne, sur la base des instruments de mesure qu’elle utilise depuis 1972 - et qui se fonde sur la possibilité de consommer un certain nombre de calories par jour -, estimait à 27,5% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté sur la base des données recueillies par le National Sample Survey en 2004-2005. Les personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté sont celles qui n’ont pas les moyens de s’acheter quotidiennement des aliments représentant 2 100 calories  en ville et 2 400 dans les campagnes. Ce critère est critiqué en raison non seulement de son niveau mais aussi d’une aporie: alors que la pauvreté de masse est censée reculer, le nombre des personnes atteignant ces niveaux de consommation n’augmente pas, 80% des foyers souffrant de carences graves. La Banque mondiale met cette contradiction sur le compte des nouveaux modes de consommation pauvres en calories et sur le fait que la mécanisation du secteur agricole et le développement des moyens de transports nécessitent un moindre apport en calories (The World Bank, Perspectives on Poverty in India, Washington D.C., 2011, p. 8).   Face aux protestations que ce chiffre suscita dans l’opinion, le gouvernement nomma un comité - le Comité Tendulkar du nom de son président - qui substitua de nouveaux critères à celui des calories : la consommation de biens et services en général (y compris l’accès aux soins et à l’éducation) en calculant le pouvoir d’achat en PPP tant dans l’Inde urbaine que rurale et en étendant l’assiette de calcul du taux d’inflation à de nouveaux biens et services. Sur cette base, le comité réévalua à 38% la proportion de pauvres en Inde. En 2006, le rapport de la National Commission for Enterprises in the Unorganised Sector (aussi connue sous le nom de Commission Arjun Sengupta du nom de son président) a, quant à lui, conclu de ses enquêtes que 77% des Indiens vivaient avec moins d’un demi-dollar par jour. Les variations qu’induit une modification minime de l’indicateur retenu montrent que, s’il y a des degrés dans la pauvreté, l’éventail est des plus resserrés, l’Inde étant quoi qu’il arrive le pays qui abrite le plus de pauvres au monde. Une autre étude très détaillée, de l’Oxford Poverty and Human Development Initiative utilisant le Multi-Dimensional Index est parvenue à une conclusion à peine moins pessimiste puisqu’en 2010, elle a évalué à 55% la part des Indiens vivant sous le seuil de pauvreté.

En dépit de ces études contredisant les chiffres flatteurs de la Commission au plan, le gouvernement indien s’en est longtemps tenu aux conclusions de cette dernière - au grand dam de la gauche indienne et d’une partie de l’entourage de Sonia Gandhi, la présidente du Parti du Congrès dont certains membres ont demandé à Montek Ahluwalia, vice-président de la Commission au plan, de changer ses instruments de mesure ou de démissionner. Ahluwalia a contre attaqué à l’automne 2011 en proposant de considérer que les Indiens vivant avec respectivement moins de 32 roupies (soit 0,66 dollar) et 26 roupies (soit 0,53 dollar) par jour, dans les villes et dans les campagnes, soient comptabilisés comme pauvres. Cette contre-proposition a relancé un débat qui n’est pas près de quitter le devant de la scène en Inde mais qui nous oblige, tant qu’il n’est pas tranché, à utiliser les chiffres officiels du pays, ceux de la Commission au plan.

Un peu moins de pauvres, beaucoup plus d’inégalités

Le très vif débat dont je viens de me faire l’écho ne porte pas seulement sur les stocks, mais aussi sur les flux, la question-clé étant de savoir si la pauvreté recule ou non. L’enjeu est de taille car de la réponse qu’on apporte dépend en bonne part de l’appréciation de la politique de libéralisation économique engagée en 1991. Les statistiques les plus fiables dessinent ici un paysage complexe (Datt et Ravallion, 2002 et Bhattacharya et S. Sakthivel, 2004).

Pour la Banque mondiale, le pourcentage des Indiens vivant avec 1,25 dollar par jour est passé de 60% en 1981 à 42% en 2005. Mais cette évolution ne se traduit pas par une diminution en valeur absolue, le nombre de pauvres continuant à croître - de 421 milions en 1981 à 456 millions en 2005. Seul le nombre des plus pauvres a baissé, celui des personnes vivant avec moins d’un dollar par jour étant passé de 296 millions en 1981 à 267 millions en 2005. Comment ces chiffres se comparent-ils à ceux d’autres pays ? Le nombre de pauvres a diminué en Inde, d’après la Banque mondiale, de 19% entre 1990 et 2005 tandis qu’il baissait de 38% en moyenne dans le monde. Mais ce chiffre est fortement influencé par les performances de la Chine - il tombe à 18% si l’on retire ce pays des calculs. L’Inde serait donc dans la moyenne - et loin derrière la Chine. Les chiffres de la Commission au plan indienne n’infirment pas les conclusions de la Banque mondiale quant à la dynamique à l’œuvre, comme en témoigne le graphique ci-dessous.

Quelles que soient les sources statistiques qu’on utilise, la libéralisation économique amorcée en 1991 n’a donc pas été une panacée dans la lutte contre la pauvreté, notamment parce qu’elle n’a pas donné d’aussi bons résultats que celle qui la précédait. Si les avocats de la libéralisation en cours lui attribuent volontiers le recul de la pauvreté (« Poverty has clearly decreased since the reforms began… » écrit ainsi Ashutosh Varshney, 2007), les chiffres tirés du National Sample Survey (NSS) indien montrent qu’en vérité le rythme du recul de la pauvreté a ralenti depuis la libéralisation. Alors que la part des pauvres avait baissé de 9,8 points de pourcentage entre 1983 et 1993-1994, elle n’a reculé que de 8,3 points au cours des dix années suivantes (Nayyar, 2006). Si la libéralisation économique ne s’est pas traduite par des résultats spectaculaires sur le front de la lutte contre la pauvreté, elle a eu pour effet une forte croissance des inégalités. D’après le NSS le coefficient de Gini a augmenté de 28,5 à 29,7 entre 1993-94 et 2004-2005, alors même qu’il étaot passé de 31,7 à 28,5 entre 1983 et 1993-94, en raison d’un resserrement des écarts dans les campagnes.

Alors que l’intervention de l’Etat - pourtant moindre que par le passé - avait permis de contenir (dans les villes), voire de réduire (dans les campagnes), les inégalités dans les années 1980, la libéralisation a permis à ceux qui disposaient déjà d’un capital – financier, social et/ou intellectuel – de s’enrichir alors que ceux qui n’en avaient pas (ou pas autant) ont stagné. D’après une étude du National Council for Applied Economic Research (NCAER) indien, le pourcentage des ménages vivant avec moins de 90 000 roupies (soit environ 1 800 euros) par an restait supérieure à 50% de la population en 2009-2010 et leur nombre n’a pas fortement diminué - passant de 131,2 en 1995 à 114,4 millions (2009-2010) -, tandis que celui des ménages gagnant plus d’un million de roupies par an (soit environ 20 000 euros) est passé dans le même temps de 268 000 à 3 806 000 (soit une multiplication par plus de 14).

Si l’on s’intéresse à l’évolution des super-riches, les courbes donnent le vertige (Banerjee et T. Piketty, 2005). Le nombre des Indiens du centile supérieur a progressé de 285% entre 1987-1988 et 1999-2000 et la part de la richesse nationale entre les mains des milliardaires indiens est passée de 0,8% du PNB en 1996 à 23% en 2008 (World Bank, 2011). En 2006, détrônant le Japon, l’Inde est devenue le pays d’Asie abritant le plus de milliardaires en dollars – 36 contre 24 au pays du soleil levant (Bardhan, 2007). Il suffit de parcourir la banlieue sud de Delhi pour voir combien fleurissent les villas de nouveaux riches sur des terres autrefois agricoles.

Qui sont les pauvres ?

Les plus pauvres proviennent en Inde de trois catégories sociales qui ne se définissent a priori pas en termes de classes: les musulmans, les Dalits ou ex-intouchables (aussi appelés Schedules Castes - castes répertoriées) et les Adivasis ou aborigènes (également nommés Scheduled Tribes). Les premiers et les deuxièmes représentent environ 14% et 16%, de la population indienne et sont répartis sur tout le territoire de l’Inde tandis que les derniers, avec 8,1%, étaient 84,3 millions d’après le recensement de 2001 et se concentrent dans quatorze des vingt-neuf Etats.

Les musulmans, une communauté en voie de paupérisation

La communauté musulmane a longtemps compté dans ses rangs une élite imposante, en raison, notamment, de ses propriétés foncières. Mais en 1947 celle-ci a été décapitée par la Partition et la migration corrélative de membres de cette élite. Ceux qui sont restés ont ensuite été victimes d’un certain conservatisme, de discriminations et de violences qui expliquent leur paupérisation croissante (Jaffrelot, 2009). Si la proportion des hindous de haute caste vivant sous le seuil de pauvreté n’était que de 8,7% en 2004-2005, elle s’élevait à 21% dans le cas des basses castes (appelées Other Backward Classes - OBC) à 31% dans celui des musulmans et à 35% dans celui des Dalits et des Adivasis. Mais il s’agit là d’un agrégat masquant des disparités atypiques entre urbains et ruraux. En effet, parmi les musulmans, les urbains représentent une part supérieure à la moyenne des pauvres: 38,4% des musulmans des villes vivent sous le seuil de pauvreté contre seulement 36,4% des Dalits et des Adivasis urbains. Le chiffre de 38,4% n’est toutefois qu’une moyenne nationale : en Uttar Pradesh il est de 44%, au Bihar de 45%, en Orissa de 48%, au Maharashtra de 49%, au Madhya Pradesh de 58% et au Chattisgarh de 61%. En milieu urbain, la consommation moyenne par tête des musulmans est de 800 roupies par mois, tandis que celle des Hindous de haute caste s’établit à 1 469 roupies – soit près de deux fois plus.

Cette situation socio-économique dégradée s’explique par (et accentue) un retard croissant en termes d’éducation. Le taux d’alphabétisation des musulmans était de 59,1% en 2001, contre à peine moins (52,2%) pour les Dalits et 63,4% pour les OBC hindous, soit 65,1% en moyenne nationale. La pratique de l’ourdou, langue de prédilection des musulmans (y compris dans le sud dravidien), représente aujourd’hui un handicap. Les meilleures écoles primaires utilisent en effet d’autres langues régionales, ou un hindi fortement sanskritisé. En 2005, seuls 17% des musulmans âgés de 17 ans ou plus ont obtenu leur matriculation (équivalent du baccalauréat) pour 26% en moyenne nationale ; seuls 3,6% des musulmans sont titulaires d’un dipôme bac + 3 pour 6,7% en moyenne. Ils sont quasiment absents des formations d’excellence (on ne trouve que 1,3% de musulmans dans les India Iinstitutes of Management, 1% dans les MBA et 4% dans les Medical Colleges).

Soucieux de prendre la mesure du déclin des musulmans et d’en comprendre les ressorts, le gouvernement de Manmohan Singh a, pour la première fois de l’histoire indienne, chargé un comité spécialement créé pour l’occasion, d’enquêter sur la condition de cette communauté – un procédé jusque-là réservé aux castes inférieures et aux tribus. D’après le rapport Sachar (du nom du président de ce comité), remis en novembre 2006, seuls 8% des musulmans urbains sont salariés pour 21% en moyenne nationale. A noter que le pourcentage pour les Dalits et les Adivasis est d’un point supérieur à cette moyenne. La place des musulmans est particulièrement réduite dans la fonction publique (3,2% des recrutements dans la haute fonction publique entre 2001 et 2006) : ils ne représentent que 4,5% du personnel des chemins de fer, le premier employeur de l’Inde, 2,2% dans les banques publiques et 5% dans les services postaux. Les musulmans de l’Inde vivent en majorité de petits métiers, 61% de leur population active étant constituée de paysans, d’artisans et de commerçants indépendants (contre 55% du côté hindou) comme en témoigne le diagramme suivant.

Dalits et Aborigènes: les trajectoires contrastées de deux groupes traditionnellement marginaux

Si castes et classes ne coïncident pas en Inde, la zone de chevauchement est remarquablement large. Dans les campagnes, plus de la moitié des Adivasis et près de 43% des Dalits se situaient dans la catégories de ceux qui, en 1999-2000, dépensaient moins de 329 roupies par mois pour leur consommation courante - ce qui correspond à peu près au seuil de pauvreté de l’époque en milieu rural. La part des hindous de haute caste appartenant à cette catégorie était, elle, inférieure à 17%. Dans les villes, environ 43% des Adivasis et des Dalits se situaient dans la catégorie de ceux qui, en 1999-2000, dépensaient moins de 458 roupies par mois pour leur consommation courante - ce qui correspond à peu près au seuil de pauvreté de l’époque en milieu urbain -  la part des Hindous de haute caste appartenant à cette catégorie était, elle, inférieure à 5 %.

En 2005, les Dalits et les Adivasis représentaient 80% des pauvres des campagnes d’après le gouvernement (d’après lequel, on se le rappelle, seuls 27,5% des Indiens étaient pauvres). Ce chiffre s’explique en grande partie du fait de la moindre vitesse à laquelle diminue le nombre de pauvres parmi les deux groupes.

Alors que les autres groupes que les Dalits et les Adivasis ont vu la part de leur population vivant sous le seuil de pauvreté baisser de 44% entre 1983 et 2005, ces derniers ont, eux, connu des pourcentages de réduction de respectivement 35 et 31%.

Les Dalits et les Adivasis forment le noyau dur de la pauvreté de masse en Inde en raison de leurs occupations traditionnelles (les intouchables ont ainsi longtemps été réduits aux tâches les plus dégradantes) et de leur accès très limité à la terre. En fait, ces deux groupes sont largement formés de paysans sans terre (ou presque). En 2003, les Dalits ne possédaient que 9% de la surface agricole, les Adivasis, 11%, les basses castes (OBC), 44% et les autres (principalement les hautes castes), 36%, la superficie moyenne des exploitations par foyer étant respectivement de 0,304 ha, 0,767 ha, 0,758 ha et 1,003 ha.

Les Dalits vivant dans les villes sont nettement mieux lotis en raison d’une politique de discrimination positive qui leur a permis, depuis l’époque coloniale, d’occuper des positions de plus en plus importantes dans la fonction publique (Jaffrelot, 2011a). Le nombre des Dalits employés dans l’administration centrale est passé de 228 497 (soit 12,24% du total) en 1960 à 591 839 (soit 16,7%) en 1999 (Thorat et Senapati, 2006). Cette évolution est allée de pair avec l’élévation de leur niveau d’éducation. Dans le secteur privé, en revanche, les Dalits sont victimes de discrimination. Des enquêtes répondant à la logique du testing en témoignent de manière récurrente (Deshpande et Newman, 2007 ; Jodhka et Newman, 2007 ; Thorat et Attewell, 2007).

La situation des Adivasis est plus critique que celle des Dalits. Dans quatre Etats de l’Inde où les Adivasis pèsent d’un poids démographique non négligeable, le Gujarat, le Maharashtra, l’Orissa et le Chhattisgarh, la part de leur population vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté entre 1993-1994 et 2004-2005, l’Orissa connaissant à cet égard l’évolution la plus préoccupante.

La pauvreté de masse dont les Adivasis sont affligés s’explique par leurs activités traditionnelles (comme la collecte des feuilles de tendu dont on fait les bidi - petites cigarettes - et le ramassage du bois) et leur très faible niveau d’éducation, mais aussi par le fait que ce groupe a été victime de déplacements de populations considérables. D’après une estimation des plus crédibles, 40% des tribus indiennes ont été affectées par ce phénomène entre 1951 et 1990 (World Bank, 2011). Aux barrages qui ont longtemps été une cause majeure de déplacements forcés s'est ajoutée depuis quelques années l’exploitation des ressources minières.

Où sont les pauvres ?

La géographie de la pauvreté en Inde mérite d’être appréhendée par deux points de vue complémentaires : celui du rapport entre villes et campagnes et celui de la répartition régionale de la richesse.

Un partage urbain/rural complexe

Comme on l’a constaté plus haut, la pauvreté de masse résiste davantage à la croissance économique en zone rurale qu’en ville - au point que les inégalités qui y étaient en passe de se résorber jusqu’au début des années 1990 s’accroissent à nouveau. Ce phénomène s’explique en partie par la stagnation et même le déclin du secteur agricole. Dans les années 1980, le taux de croissance annuel moyen du produit agricole était de 4%. Il est passé à 3,5% dans les années 1990 et à 2% dans les années 2000-2010 – au moment où le secondaire et le tertiaire enregistraient des taux de croissance supérieurs à 9%. Résultat, la part de l’agriculture dans le PNB indien est passée de 30% au milieu des années 1990 à 17% aujourd’hui – alors que le secteur primaire continue d’employer plus de 60% de la population active. Certains Etats ont enregistré une diminution de leur production agricole au cours des années 1993-2003. C’est le cas de l’Orissa, du Gujarat, du Maharashtra et du Karnataka (Mathur, Das et Sircar, 2006). Ce déclin relatif s’explique largement par la baisse régulière des prix agricoles depuis 1991 et, de façon plus générale, par le désintérêt croissant de l’Etat pour le secteur agricole. Les subventions aux engrais ont ainsi diminué de 20,18% entre 2000-01 et 2004-05, celles destinées à la fourniture de courant électrique – si important pour faire fonctionner les pompes servant à l’irrigation – sont passé, quant à elles, de 21,28% en 2002-2003, soit au-dessous de leur niveau de 1996-1997. Au-delà, l’investissement de l’Etat dans l’agriculture est passé de 32,3% en 1993-1995 à 23,6% en 2003-2004, alors que seule la puissance publique est en mesure de réaliser les travaux d’irrigation dont les campagnes indiennes ont un impérieux besoin.

En 1993-1994 – toujours d’après le NSS -, 41% des Indiens des villes dépensaient moins de 355 roupies par mois et 7,3% d’entre eux dépensaient plus de 1 055 roupies par mois. En 2004-2005, 3,3% des Indiens des villes dépensaient moins de 335 roupies par mois tandis que 38,3% dépensaient plus de 1 100 roupies par mois. Les proportions se sont littéralement inversées. dans els campagnes, la situaton est différente. En 1993-1994, 44,5% des ruraux indiens dépensaient moins de 235 roupies par mois tandis que 6,7% d’entre eux dépensaient plus de 560 roupies. En 2004-2005, 2,9% dépensaient moins de 235 roupies tandis que 37,1% dépensaient plus de 580 roupies. Là aussi les proportions se sont inversées mais dans des proportions différentes de celles des villes : ceux qui dépensaient plus de 1 100 roupies par mois représentaient 38,3% des urbains et seulement 6% des ruraux !    

Ces moyennes masquent toutefois de fortes disparités suivant la taille des villes concernées. La pauvreté recule en effet davantage dans les grandes métropoles - les 35 villes de plus d’un million d'habitants que compte l’Inde - que dans les villes petites et moyennes où elle reste à des niveaux quasiment comparables à celui des campagnes.

Cette répartition de la pauvreté - qui tranche avec l’impression née de l’essor des bidonvilles dans les mégalopoles indiennes - s’explique en partie par l’offre de travail que ces metro cities branchées sur les réseaux transnationaux ne manque pas d’offrir (Kundu, 2009), tandis que les villes de moindre importance sont souvent repliées sur leur hinterland - et constituent la première étape pour les victimes miséreuses de l’exode rural.

« L’Inde qui brille » - et l’autre

Dans un article remarqué paru en 2002, Angus Deaton et Jean Drèze font  le bilan de dix ans de libéralisation économique dénonçant le creusement des écarts sociaux et géographiques. Ils concluent notamment sur le fait que « les Etats à faible croissance forment une zone compacte constituée de ceux de l’est (Assam, Orissa et Bengale occidental), ceux connus sous le nom des BIMARU, « malade » en hindi (Bihar, Madhya Pradesh, Rajasthan et Uttar Pradesh) et enfin de l’Andhra Pradesh » (Deaton et Drèze, 2002). Dix ans plus tard, la situation a peu changé, mais l’idée suivant laquelle deux Indes cohabitent dans le sous-continent est moins contestable que jamais en matière de niveau de vie. Il est maintenant possible de tracer une ligne coupant le pays en deux  depuis Simla (en Himachal Pradesh) jusqu’à Hyderabad en Andhra Pradesh, la moitié sud-ouest représentant l’Inde prospère tandis que son alter ego du nord-est reste à la traîne. Au milieu des années 2000, le revenu par tête mensuel dépassait les 22 000 roupies dans la première zone tandis qu’il se situait en-dessous dans la seconde – les seuls Etats échappant à cette règle étaient le Rajasthan – qui, bien que situé à l’ouest appartient à « l’autre Inde » et deux Etats du Nord-Est – le Bengale occidental et le Tripura - qui étaient à classer dans la première Inde malgré leur position géographique, ce qui a cessé d’être vrai peu après.

Cette ligne de partage appelle toutefois une analyse plus poussée. D’une part, il convient, dans chaque Etat, de distinguer la situation des villes et celle des campagnes. D’autre part,  il importe de restituer la dynamique de chaque Etat. 

Rechercher la ligne de clivage villes/campagnes par Etat permet de montrer que certains Etats peuvent se situer au-dessus de la moyenne nationale en termes de revenu par tête ou pour ce qui est de la pauvreté en milieu urbain et au-dessous pour ce qui est de la pauvreté en milieu rural. C’est le cas du Maharashtra où une mégalopole comme Mumbai, vitrine économique du pays, contribue fortement à masquer la paupérisation des campagnes de l’intérieur quand on s’en tient à une moyenne. Raisonner de manière dynamique permet de constater que les écarts se creusent entre « l’Inde qui brille » et « l’autre Inde ». Cette conclusion procède de deux comparaisons entre les dépenses de consommation mensuelles par tête à quelque dix ans d’intervalles.

Les données du NSS, collectées en 1993-1994 et 2004-2005, montrent que la part des ruraux de « l’Inde qui brille » qui dépensaient moins de 235 roupies pour leur consommation mensuelle a été divisée par plus de quarante et un en moyenne en quelque onze ans, tandis qu’elle n’a été divisée que par seize dans « l’autre Inde ». A l’autre extrémité, la part de ceux qui dépensaient plus de 560 roupies en 1993-1994 et plus de 580 roupies en 2004-2005) a été multipliée respectivement par plus de sept et par un peu moins de six. Dans « l’Inde qui brille » la part des ruraux dépensant plus de 580 roupies par mois varie entre 40 et 82 %, le Karnataka, avec 33% se révélant moins « brillant » que le reste de ce groupe, tandis que dans « l’autre Inde », la part de ce groupe oscille entre 14 et 31%, le Bengale occidental étant, avec 34,5% la seule exception notoire.

Comparer les écarts à la moyenne permet, sans remettre en cause le constat d’un creusement des écarts entre les deux Indes, de tirer des conclusions supplémentaires à propos des Etats qui changent de catégories (passant de « l’autre Inde » à « l’Inde qui brille ») et vice versa et surtout du creusement des écarts entre « l’Inde qui brille » et « l’autre Inde ».

S’agissant des zones rurales, les dépenses de consommation moyennes dans les trois Etats de l’Assam, du Karnataka et du Maharashtra qui étaient inférieures à la moyenne en 1993-1994, se sont révélées au-dessus en 2007-2008. Surtout, alors que dans « l’Inde qui brille », seule l’Haryana enregistre un (léger) recul par rapport à la moyenne, le décrochage de tous les Etats de « l’autre Inde » est confirmé d’une façon particulièrement préoccupante.

Dans les villes, la même tendance générale est à l’œuvre: la plupart des Etats de « l’Inde qui brille » progressent (sauf l’Assam et le Punjab qui enregistrent un léger tassement), le Gujarat et le Karnataka changeant de catégorie et la plupart des Etats de « l’autre Inde » régressent (sauf le Tamil Nadu - qui figure dans l’autre catégorie  - et l’Orissa).   

Conclusion : un défi politique

Si les critères du seuil de pauvreté font débat en Inde, nous sommes parvenus à des conclusions parfaitement alarmistes en conservant les chiffres pourtant très contestés qu’utilise le gouvernement. Ceux-ci, s’ils font apparaître un recul de la pauvreté de masse en valeur relative, n’indiquent qu’un tassement marginal en valeur absolue. Surtout, ils donnent à voir une explosion des inégalités dont les principales victimes sont les ruraux, en particulier les Adivasis, même si les Dalits et les musulmans (urbains) ainsi que les habitants des petites et moyennes agglomérations ne sont pas épargnés. Au plan géographique, les Etats les plus frappés se situent dans le nord et l’est.

Le creusement des écarts socio-économiques et géographiques constituent une bombe à retardement, surtout dans la ceinture tribale au cœur de cette zone déprimée. Les Etats du Bihar, du Jharkand, du Chhattisgarh, de l’Orissa et du Madhya Pradesh forment d’ailleurs l’épicentre d’un corridor rouge où opère une guérilla maoïste de mieux en mieux implantée au sein d’une population tribale abandonnée par l’Etat à des compagnies minières désireuses de les déloger de leurs forêts ancestrales pour exploiter un sous-sol riche en minerai. La situation est d’autant plus critique dans cette région où l’attachement à la terre s’ajoute à la paupérisation qui suffit à préparer le terrain aux mouvements révolutionnaires. Le gouvernement de l’Inde saura-t-il les désamorcer au moyen de politiques de redistribution et la régulation du secteur privé ? Tels sont les défis auxquels Delhi est aujourd'hui confronté. (Jaffrelot, 2011b)

Références

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