Pauvreté et droits humains

Par Christophe GIRONDE et Christophe GOLAY
Comment citer cet article
Christophe GIRONDE et Christophe GOLAY, "Pauvreté et droits humains", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 24/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part5/pauvrete-et-droits-humains

Le droit à l’alimentation est un droit humain fondamental, qui a été consacré pour la première fois en 1948, à l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il a ensuite été consacré à l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) en 1966, avant d’être réaffirmé dans la Déclaration et le Plan d’action du sommet mondial de l’alimentation en 1996. En 2002, quand les Etats et la FAO ont constaté que les chiffres de la faim continuaient d’augmenter malgré les engagements pris de réduire de moitié le nombre (au sommet mondial de l’alimentation de 1996) et la proportion (dans les Objectifs du millénaire pour le développement en l’an 2000) de personnes sous-alimentées, ils ont décidé de changer de paradigme et de passer d’une approche de la lutte contre la faim basée sur la sécurité alimentaire à une approche basée sur le droit à l’alimentation (Barth Eide, 2005). Cette décision s’est notamment traduite par l’élaboration de directives sur le droit à l’alimentation entre 2002 et 2004, dans le but de donner des orientations pratiques aux Etats sur la meilleure façon de réaliser les objectifs de 1996. Basées sur le droit international contraignant, les directives sur le droit à l’alimentation ont été adoptées à l’unanimité par le Conseil de la FAO en novembre 2004 (FAO, 2004).

Dans plusieurs documents de référence, le droit à l’alimentation a été interprété comme le droit de toute personne de pouvoir s’alimenter par ses propres moyens, dans la dignité (Ziegler, 2008, par. 18). Il a également été défini comme « le droit d'avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d'achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d'angoisse, satisfaisante et digne » (Ziegler, 2001).

La reconnaissance du droit à l’alimentation en droit international implique des obligations juridiques contraignantes pour les Etats (Ziegler et al., 2011). Parmi celles-ci, l’obligation de protéger l’accès aux ressources productives, notamment la terre, l’eau, les semences, ainsi que des conditions de travail dignes pour que toute personne ait accès à une alimentation adéquate. En le faisant, les Etats doivent accorder une attention particulière aux droits des personnes et des groupes les plus vulnérables, y compris les femmes. Selon les directives sur le droit à l’alimentation, le droit à l’alimentation protège le droit des populations paysannes à l’accès aux ressources productives ou aux moyens de production, y compris la terre, l’eau, les semences, les microcrédits, les forêts, les pêches et le bétail (directive 8). Dans les mêmes directives, les Etats ont affirmé ce qui suit :
« Il convient que les États mettent en œuvre des politiques globales, non discriminatoires et rationnelles dans les domaines de l'économie, de l'agriculture, des pêches, des forêts, de l'utilisation des terres et, selon les besoins, de la réforme agraire, permettant aux agriculteurs, pêcheurs, forestiers et autres producteurs d'aliments, notamment aux femmes, de tirer un juste revenu de leur travail, de leur capital et de leur gestion, et encouragent la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, y compris dans les zones marginales. » (directive 2.5)

Dans les mêmes directives, les Etats ont interprété leurs obligations juridiques contraignantes de respecter, de protéger et de réaliser le droit à l’alimentation de la manière suivante :
« Il convient que les Etats respectent et protègent les droits des particuliers concernant des ressources telles que la terre, l’eau, les forêts, les pêches et le bétail et ce, sans aucune discrimination. Le cas échéant, il convient que les Etats mettent en œuvre, dans le respect de leurs obligations en matière de droits de l’homme et des principes du droit, des réformes foncières et autres politiques de réforme, en vue de garantir un accès rationnel et équitable à la terre et de renforcer la croissance au bénéfice des populations démunies. (…) Il convient également que les Etats assurent aux femmes un accès sûr et égal aux ressources productives telles que le crédit, la terre, l’eau et les technologies adaptées, ainsi qu’un contrôle sur ces ressources et la jouissance des bénéfices en découlant. » (directives 8.1 et 8.6).

Depuis 2004, plusieurs Etats ont créé un cadre institutionnel et législatif pour concrétiser les directives au niveau national. Parmi ces Etats, le Brésil offre certainement le meilleur exemple (FAO, 2006). Le 16 octobre 2005, à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation, le Président Lula a signé une lettre dans laquelle il a exprimé son engagement de réaliser le droit à l’alimentation en se basant sur les directives adoptées au sein de la FAO. Cette lettre a ensuite été signée par plus de 200 institutions publiques. Le 15 septembre 2006, le Congrès national brésilien a adopté une loi créant un système national de sécurité alimentaire et nutritionnelle, qui reconnaît en détail le droit à l’alimentation et les obligations corrélatives de l’Etat. Et en février 2010, le Brésil a amendé sa Constitution pour y consacrer le droit à l’alimentation comme un droit fondamental.

Dans une étude publiée en 2009, l’ONG ActionAid a classé cinquante et un pays en fonction de l’efficacité de leurs politiques de lutte contre la faim. Le Brésil a été classé au 1er rang des vingt-neuf pays en développement évalués, car il a adopté une approche de la lutte contre la faim basée sur le droit à l’alimentation, il a investi dans l’agriculture durable et les programmes sociaux, et il a réduit la malnutrition infantile de 73% au cours des deux mandats du Président Lula.

Le droit à l’alimentation représente également un outil pour lutter contre les violations des droits humains entraînées par les acquisitions de terres à large échelle. En mars 2010, en réponse à ce phénomène, le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, a présenté un ensemble de onze principes que les Etats doivent respecter – en vertu du droit international contraignant – en négociant les contrats de concessions et en utilisant la terre obtenue grâce à ces contrats (De Schutter, 2010). Ces principes incluent les obligations de consulter et d’informer les populations locales, de réaliser des études d’impacts, de faire bénéficier la population locale des investissements et des places de travail créées tout en leur garantissant un revenu suffisant, de vendre une partie, même minime, de la production sur les marchés locaux, de protéger les droits spécifiques des populations autochtones et de protéger les droits des travailleurs agricoles salariés, et de garantir l’accès à des recours effectifs en cas de violations des droits humains. S’il est trop tôt pour évaluer l’influence concrète des principes présentés par Olivier de Schutter, il est intéressant de noter qu’ils sont d’ores et déjà utilisés par l’ensemble des acteurs (Etats, entreprises et ONGs) quand ceux-ci discutent de l’impact des acquisitions de terres sur les populations locales.

Comme le démontre une jurisprudence importante au niveau national et au niveau régional - notamment en Afrique et en Amérique latine où le droit à l’alimentation et le droit à la terre des populations indigènes ont été protégés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Golay, 2009, 2011) -, le droit à l’alimentation pourrait également être utilisé pour prévenir des violations ou obtenir des réparations devant des juges en cas de violations des droits humains liées à l’acquisition de terres à large échelle.

En conclusion

En dépit de la reconnaissance de l’importance des droits pour la compréhension des phénomènes de production et de reproduction des inégalités d’accès aux ressources qui sont la cause principale de la pauvreté, et des travaux empiriques qui attestent de l’ampleur et de la systématisation des pratiques de passe-droit des uns et de violations des droits des autres, la place accordée à la réalisation - et non à la seule affirmation théorique - des droits économiques, sociaux et culturels demeure marginale dans les actions des organisations dominantes de la communauté internationale. La position de la Banque mondiale et de la FAO sur les acquisitions de terres agricoles à grande échelle en fournit une bonne illustration.

Si la promulgation de droits à la terre ne saurait être la panacée en matière d’équité sociale et de réduction de la pauvreté, on peut affirmer que les régimes de dénis et violations dont sont victimes les uns et de passe-droits et impunités dont bénéficient les autres, concourent au maintien des populations pauvres dans leur condition. Le risque de fracture juridique est également réel entre ceux qui ont les moyens financiers ou les connaissances nécessaires pour faire valoir leurs droits - ou faire valoir de nouveaux droits comme les droits de propriété de la terre au Cambodge - et les autres pour qui la loi symbolise davantage la sanction que la défense et la protection.

Les acquisitions de terres à large échelle procèdent de logiques d’extraversion qui risquent de ne bénéficier, hormis les investisseurs étrangers, qu’aux représentants des autorités locales et nationales qui en gèrent les rentes. Cette situation appelle des politiques volontaristes de la part des Etats pour protéger les populations locales.

Si les limites des principes volontaires sautent aux yeux dans ce contexte, la revendication et la protection d’un droit contraignant, tel le droit à l’alimentation, offre des opportunités plus intéressantes pour les communautés locales et les acteurs qui les appuient. Mis en œuvre par un gouvernement progressiste, comme au Brésil, promu par un expert indépendant au pouvoir de persuasion indéniable, comme le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation Olivier de Schutter, ou protégé par des juges nationaux ou régionaux, comme sur le continent interaméricain, le droit à l’alimentation représente un certain potentiel pour prévenir les violations des droits humains et remédier à d’autres, y compris lorsque celles-ci sont liées aux acquisitions de terres à large échelle. Mais il ne pourra certainement pas remettre en cause le phénomène, ni même en atténuer les conséquences les plus graves.