Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires

Par Adeline Braux
Comment citer cet article
Adeline Braux, "Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 11/12/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part4/les-immigres-sud-caucasiens-en-federation-de-russie

Depuis 1989, le terme « diaspora » a désigné d'abord  les Russes de l’étranger proche (les anciennes républiques soviétiques) et, plus récemment, les communautés immigrées, voire les peuples constitutifs de la fédération de Russie (diasporas tatare et tchétchène notamment). On rencontre donc les expressions etnitcheskie diaspory (diasporas ethniques), natsional’nye diaspory (diasporas nationales), quasi synonymes de mafias lorsqu'il s'agit des diasporas tadjikes ou azerbaïdjanaises soupçonnées de crimes, trafics, etc. L’utilisation de ce terme n’est donc pas neutre, y compris dans les pays d’origine. Officiellement, les organisations sud-caucasiennes de Russie dépendent de la législation russe et ne peuvent donc percevoir de subsides de la part d’États étrangers. Elles entretiennent parfois des relations ambiguës avec les autorités du pays d’origine, entre manipulation et méfiance réciproque, paternalisme et soumission. Dans le cas géorgien, l’opposition est nette entre les tenants d’un rapprochement avec les organisations européennes et atlantiques, qui soutiennent le président Saakachvili, et l’organisation la plus importante de la diaspora en Russie, dont le président est régulièrement accusé par ses détracteurs d’être un agent du FSB, successeur du KGB.

En 2001, un Comité chargé des Azerbaïdjanais vivant à l’étranger a été créé par feu le président Heydar Aliev et directement rattaché à la présidence de la République. Il a été rebaptisé en 2008 Comité chargé des relations avec la diaspora. Dans la loi sur la politique de l’État à l’égard des Azerbaïdjanais vivant à l’étranger [littéralement : de ceux de l’Azerbaïdjan qui vivent à l’étranger], ceux-ci sont définis comme « les citoyens de la République d’Azerbaïdjan et leurs enfants qui vivent en dehors de la République, les anciens citoyens de la République soviétique d’Azerbaïdjan ou de la République d’Azerbaïdjan vivant à l’étranger et leurs enfants, et les individus qui se rattachent à l’Azerbaïdjan pour des raisons ethniques, linguistiques, culturelles ou historiques. » La législation azerbaïdjanaise témoigne donc d’une acception assez large du terme de diaspora et la distinction, à première vue subtile, entre Azerbaïdjan et république d'Azerbaïdjan dans la dernière partie entretient - sans doute volontairement - un certain flou. En effet, jusqu’en 1991, les résidents de la république soviétique d’Azerbaïdjan n’étaient pas autorisés à quitter le territoire de l’Union.
En dehors du bloc de l’Est, la diaspora azerbaïdjanaise était donc peu nombreuse et formée essentiellement d'intellectuels et d'hommes politiques ayant fui le pays en 1921, après l’instauration du pouvoir soviétique et le démantèlement de l’éphémère république d’Azerbaïdjan indépendante constituée en 1918 sur les ruines des principautés orientales de la Transcaucasie soumises par le tsar au XIXe siècle. Ces premiers émigrés représentent, en quelque sorte, le mythe fondateur de la diaspora azerbaïdjanaise. Avant 1991, les Azéris ethniques présents à l’étranger sont en fait originaires d’Iran et ont émigré au gré des événements qui ont marqué l’histoire contemporaine de ce pays, en particulier la révolution islamique. Ils seraient de 15 à 25 millions en Iran, plus nombreux que ceux de la république d’Azerbaïdjan, et ayant un vécu récent très différent des Azéris anciennement soviétiques. Les enjeux géopolitiques et géostratégiques autour de l’irrédentisme azéri en Iran et de la répartition des ressources de la Caspienne constituent une pomme de discorde entre les deux pays depuis l'effondrement de l’URSS.  Enfin, la présence de ces Azéris ethniques en Iran ne résulte pas d’une migration ou d’un quelconque déplacement de populations mais d’un tracé de frontière ne respectant pas la composition démographique de cette région.

La signature du traité de Turkmentchai en 1828 entre l’Empire perse vaincu et l’Empire russe qui se disputaient le Caucase a entériné la séparation de la province historique d’Azerbaïdjan, qui regroupait à l’époque les territoires de la république d’Azerbaïdjan actuelle et les provinces azéries du nord de l’Iran. Par conséquent, la république d’Azerbaïdjan ne peut pas  s’appuyer sur cette population qui ne présente du reste pas les caractéristiques d’une diaspora. La Russie est le seul pays à avoir une diaspora azerbaïdjanaise importante, dynamique et qui offre une certaine visibilité à son pays d'origine. Les autorités azerbaïdjanaises ont donc tout intérêt à ne pas s’aliéner ce pays.

La situation de la Géorgie est tout à fait paradoxale. Il n’existe pas dans le pays de ministère de la diaspora à proprement parler, mais un ministre sans portefeuille est chargé de cette question. Ce poste a été créé en 2008 sous l’impulsion du président Saakachvili, en même temps que le fonds Georgia destiné à financer des projets culturels et économiques en lien avec la diaspora. Auparavant, une cellule dépendant successivement du ministère des Réfugiés et du Logement puis de celui des Affaires étrangères était chargée de cette question. Épaulé par plusieurs ministres adjoints et des spécialistes des zones géographiques d’implantation de la diaspora (au nombre de quatre pour la Russie), le ministre dispose d’un budget de 250 000-300 000 euros. La première fête de la diaspora a été organisée en 2005, symboliquement le même jour que la fête nationale. Logiquement, les efforts devraient se porter vers la diaspora géorgienne de Russie, la plus nombreuse. Cependant l’orientation pro-européenne et pro-occidentale du gouvernement actuel de Géorgie le détourne naturellement de la Russie vers des pays où sa diaspora est réduite à la portion congrue (États-Unis, États de l'Union européenne). Lors de ses interventions publiques sur ce thème, le président Saakachvili a pour habitude d’appeler les Géorgiens de l’étranger à revenir dans la mère-patrie pour favoriser son développement. Il s’agit d’une posture assez originale comparée à ses deux voisins Sud-Caucasiens qui louent leur diaspora respective sans pour autant l’inviter à rentrer au pays. Dans le cas azerbaïdjanais, la diaspora est vue essentiellement comme un moyen de lobbying, tandis qu'en Arménie, il s’agit d’un acteur incontournable avec lequel il est nécessaire de composer.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Arménie ne s’est dotée d’un ministère en charge des relations avec la diaspora qu’en octobre 2008. La diaspora a préexisté à la république d’Arménie et la mémoire du génocide représente un puissant vecteur de cohésion pour la communauté à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. Pour l’Arménie, il existe une tension claire entre la nécessité vitale de la diaspora pour des raisons politiques et économiques et le risque de mise en cause de la légitimité politique du gouvernement arménien si cette diaspora se faisait trop intrusive. Ceci explique les valses-hésitations qui ont précédé l’adoption du principe de double nationalité pour les Arméniens de l’extérieur en 2005. Les relations entre l’Arménie et la diaspora ont d’ailleurs été, à bien des égards, passionnelles depuis la disparition de l’URSS. Avant 1991, la diaspora désignait en fait le composant externe à l’Union soviétique. Désormais, on distingue entre les hayastantsis (Arméniens d’Arménie) et les spiurkahays (ceux de la diaspora), dont les Arméniens de Russie font partie. Toutefois, les diasporas post-soviétiques ont peu à voir avec la diaspora historique, en termes de culture, de préoccupations sociales et de psyché et la mémoire du génocide elle-même, apparaît beaucoup plus prégnante chez les Arméniens qui n’ont jamais été soviétiques. Pour la diaspora historique, ce sont les anciennes provinces orientales de Turquie, peuplées d’Arméniens avant 1915, qui constituent la référence géographique inscrite dans la mémoire familiale. Globalement, le lien avec la diaspora de Russie est considéré comme acquis pour les autorités arméniennes, qui ne leur destinent donc aucune politique spécifique.

La première conférence de la diaspora a eu lieu en 1999, la dernière en 2006, mais la plus importante reste celle de 2002, qui a mis en lumière ce fossé entre les Arméniens de Russie et ceux de la diaspora traditionnelle. Ainsi, alors que les premiers avaient à cœur le renforcement des liens économiques entre l’Arménie et la fédération de Russie, déjà très forts (participations importantes d’entreprises russes dans des entreprises arméniennes, voire rachat), l’une des préoccupations majeures des Arméniens de France était la simplification de l’alphabet arménien. La diaspora historique entretient une relation très émotionnelle avec l’Arménie, l’affect imprègne l’ensemble des relations, y compris économiques. Il n’est pas rare que nombre d’investissements se fassent à perte ou soient détournés. Les businessmen arméniens d’ex-URSS et surtout de Russie ont, pour leur part, une vision beaucoup plus réaliste, notamment sur la corruption. Symbole de cette désaffection des Arméniens de Russie pour les structures officielles de la diaspora, le conseil d’administration du Hayastan all Armenian Fund, n’en compte aucun parmi ses 37 membres. D’une façon générale, les projets sont financés de manière négligeable par la diaspora de Russie, ce qui tend à prouver son intérêt limité pour la question et tend à refléter également une différence qualitative dans la mesure où les masses laborieuses arméniennes partent en priorité pour la Russie et disposent de moyens financiers limités.

La situation actuelle des immigrés sud-caucasiens en Russie semble parachever un processus entamé essentiellement après la disparition de l’URSS, mais qui s’appuie également sur des représentations et des phénomènes hérités de la période soviétique. Minorités intermédiaires modernes dans leur pays d’installation, la Russie, ces communautés immigrées tendent, en outre, à devenir un objet, sinon un enjeu, des relations internationales dans la zone post-soviétique, notamment par le truchement des politiques diasporiques émanant de leur pays d’origine. À cet égard, la perspective comparatiste fait apparaître des situations très différentes au sein d’un espace réduit géographiquement, le Sud-Caucase, qui a pourtant été soviétisé en même temps et possède en partie une histoire commune.