Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires

Par Adeline Braux
Comment citer cet article
Adeline Braux, "Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 19/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part4/les-immigres-sud-caucasiens-en-federation-de-russie

En 1998, alors que les activités professionnelles des Arméniens et des Azerbaïdjanais installés en Russie avant la perestroïka ne les distinguaient guère de la population née en RSFSR (république socialiste fédérative de Russie), parmi les nouveaux arrivants, 60% des Arméniens et 90% des Azerbaïdjanais étaient employés dans le secteur du commerce et des services. En 2000, 16,2% des ressortissants des pays du Sud-Caucase travaillaient dans ces secteurs, loin devant les autres ressortissants d’ex-URSS. Seuls les citoyens des Etats baltes étaient aussi actifs dans ces mêmes secteurs, mais deux fois mois (4,1%) que les Sud-Caucasiens dans le commerce (10,9%). Pour douteux qu’ils soient, ces chiffres demeurent bien modestes comparés à ceux de l’entrepreneuriat immigré à d’autres époques et en d’autres lieux : en France, entre 1982 et 1990, la proportion d’entrepreneurs étrangers et devenus Français par acquisition est passée de 7,1% à 9,5%. Aux Pays-Bas, 60% des entrepreneurs immigrés travaillaient dans le secteur du commerce de détail ou de gros et dans la restauration durant les années 1990. Les réactions d'hostilité provoquées par la présence des Caucasiens dans certains secteurs de l’économie ne sont pas dues à leur poids statistique mais découlent du contexte russe contemporain.

Le commerce, surtout le petit commerce, et la restauration restent une voie d’intégration économique pour nombre de migrants sud-caucasiens en Russie dans un contexte marqué par l’essor des services consécutif à l’entrée dans l’économie de marché. La concentration de migrants de groupes ethniques particuliers dans des métiers et des secteurs spécifiques au sein de la société de destination a conduit les sociologues de l’immigration à s’interroger plus avant sur cette « spécialisation interethnique des prestations » (Weber) que constitue l’entrepreneuriat dit « immigré », « ethnique » ou encore « communautaire ». En Russie, notamment à Moscou, les changements survenus depuis l’éclatement de l’URSS ont naturellement eu des répercussions sans précédent  dans le domaine économique. Les années 1990, marquées par le développement d’un capitalisme triomphant et exubérant, ont vu l’apparition d’un secteur tertiaire (celui-ci était auparavant atrophié et dans les mains de l’État) qui a créé quantité d’emplois dans le domaine du commerce, des loisirs et de la restauration. Saskia Sassen (Cities in a World Economy, Londres, 2006) a souligné à quel point les changements intervenus dans le capitalisme au niveau mondial ont fait naître de très nombreuses opportunités commerciales parmi les immigrés des les villes globales. Ce phénomène s’est trouvé en quelque sorte décuplé dans la capitale russe en raison des capitaux qui y transitent et de la forte demande de services en tous genres.

Dans le secteur du commerce, les marchés offrent au chercheur un réel domaine d’investigation en matière d’entrepreneuriat ethnique en Russie. Ainsi, tout observateur un tant soit peu attentif qui se rend sur un marché russe, notamment à Moscou, a l’occasion de constater la relative segmentation de ce secteur économique : es Russes, les Ukrainiens et les Moldaves travaillent plutôt dans les produits laitiers, la viande, l’épicerie courante ; les Azerbaïdjanais et les Géorgiens font en général du commerce de fruits et légumes ; les Chinois et les Vietnamiens possèdent, la plupart du temps, les étals de vêtements et de chaussures, tandis que les Centrasiatiques se retrouvent souvent au plus bas de l’échelle, comme porteurs ou manœuvres. Il s’agit d’une configuration typique des marchés de vente au détail, les plus fréquentés par la population russe au quotidien. Les vendeurs, à l’image des fruits et légumes, se succèdent au gré des saisons. Ainsi, entre début décembre et fin janvier, les Azerbaïdjanais se rendent en Russie pour y vendre exclusivement des grenades estampillées Azerbaïdjan sur les marchés. Cette apparition hivernale de concurrents temporaires et parfois peu scrupuleux (par exemple par les baisses inopinées des prix qu'ils pratiquent) n’est d’ailleurs pas sans générer une certaine animosité de la part de leurs compatriotes présents toute l’année. À la même époque pourtant, certains vendeurs choisissent de rentrer chez eux, afin d’échapper aux rigueurs de l’hiver russe. Cette adaptation apparaît comme étant partiellement en continuité avec la situation soviétique, où il n’était pas rare de croiser des vendeurs originaires d’Azerbaïdjan sur les marchés de Moscou ou dans des régions très éloignées du centre.



Les marchés ont fait brusquement irruption dans les débats sur l’immigration au moment de « la première affaire géorgienne » et dans le sillage des événements de Kondopogo, qui avaient provoqué une campagne anti-géorgienne et, plus largement, anti-immigrés, sans précédent.

« La première affaire géorgienne » : En septembre 2006, les autorités géorgiennes accusent plusieurs militaires russes basés en Géorgie d’espionnage. S’en suit une crise diplomatique sans précédent entre les deux pays. Les autorités russes procèdent à l’expulsion de plusieurs centaines de personnes originaires de Géorgie résidant en Russie, y compris des citoyens russes d’origine géorgienne.

Les événements de Kondopogo : La mort de deux Russes dans une rixe opposant des Tchétchènes à des Russes dans un café tenu par un Azerbaïdjanais déclenche une vague de violences de plusieurs jours envers les habitants d’origine caucasienne de cette grande ville de Carélie par ailleurs percluse de problèmes sociaux et économiques. Les commerçants caucasiens sont expulsés des marchés de la ville.

En  janvier 2007, une nouvelle législation sur le statut des citoyens étrangers vivant en fédération de Russie est entrée en vigueur dans le but affirmé de rationaliser les procédures et, surtout, de permettre un décompte plus sûr du nombre d’étrangers présents dans le pays, notamment des travailleurs migrants originaires des pays de la CEI. Dans la foulée, une loi sur les marchés de détail et sur l’introduction de modifications dans le Code du travail de la fédération de Russie est votée. Selon M. Fradkov, Premier ministre de l’époque, l'objectif de ce texte est de « contrôler l’immigration de travail, de réguler les marchés d’un point de vue sanitaire et de créer des conditions favorables dans lesquelles les producteurs, russes avant tout, [feraient] du commerce ». Depuis avril 2007, les étrangers ne sont plus autorisés à travailler comme vendeurs sur les marchés de détail en Russie, même si la loi a été aisément contournée (mariages blancs, embauche de vendeurs/ses de citoyenneté russe). Quoi qu’il en soit, la mesure est discriminatoire. Le but officiel de cette nouvelle législation était en effet de favoriser les producteurs locaux et d’organiser des marchés « civilisés », en fait des marchés de producteurs. Le terme « civilisé » (civilizovannyj) désigne en russe ce qui doit être « comme il faut », conforme en général à ce qui se fait dans les sociétés modernes et policées.

À l’époque, le mécontentement de l’opinion publique russe s’est cristallisé sur la présence jugée envahissante des étrangers sur les marchés russes, à tel point que s’est profondément ancrée dans la population l’idée qu’« on ne laisse pas les nôtres [les Russes] faire du commerce ».  Par ailleurs, ce secteur économique alimente tous les fantasmes en raison de son opacité, de la corruption qui y règne et de la criminalité qu’il génèrerait. Il est d’ailleurs de notoriété publique que même si chaque marché a une direction administrative,  il est « tenu » par un groupe (parfois ethnique) sans toutefois que cette assertion soit explicitée plus avant. Par exemple, le quotidien national Rossijskaja Gazeta estimait en 2007 que, sur cent douze marchés de Moscou, vingt et un étaient contrôlés par des Azerbaïdjanais, quatorze par des  Arméniens, sept par des Nord-Caucasiens et un par des Géorgiens. Le premier marché à faire les frais de cette campagne de remise en ordre a été celui de Tcheriomouchki, connu comme étant un marché géorgien qui est aujourd'hui toujours fermé. On peut également citer la fermeture en juillet 2009 du grand marché de Tcherkizovski, propriété de l’homme d’affaires azerbaïdjanais Telman Ismaïlov, pour des raisons, il est vrai, plus politiques.

Le grand marché de Tcherkizovski : La raison invoquée pour la fermeture du marché a été la vente de marchandises de contrebande. Officieusement, les autorités russes auraient trouvé déplacé le projet de construction d’un complexe hôtelier de luxe par T. Ismaïlov à Antalya en Turquie en pleine crise de l’immobilier en Russie, Izvestia, 1er juillet 2009.

Simmel remarque que « dans toute l’histoire de l’économie, l’étranger prend partout la figure du commerçant - et le commerçant, celle de l’étranger » (G.Simmel, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation : 663-664). Le commerçant caucasien, surtout s’il exerce sur un marché, représente, en quelque sorte, l’avatar russe contemporain du commerçant ambulant juif de Simmel, la figure idéale-typique de l’étranger à la fois envié et haï car supposé tirer un grand profit financier de la basse besogne qu’on est soi-même réticent à accomplir. Dans l’esprit de tout ancien citoyen soviétique en effet, particulièrement en Russie, la figure du commerçant reste inévitablement associée à celle du spéculateur et, par extension, à celle du Caucasien. La réputation de commerçants nés des Caucasiens n’aurait d’égale que la soi-disant incapacité russe à faire du commerce en raison de l’incompatibilité de cette activité avec l’âme russe. Dans la période post-soviétique, les activités commerciales sont devenues légales mais pas pour autant prestigieuses et il est fréquent d’entendre à propos des Caucasiens en Russie qu'« avant, ils étaient spéculateurs, maintenant ils sont businessmen ». Le terme business est fort répandu et désigne toute activité à caractère peu ou prou commercial, de la vente de colifichets dans les rues à l’import-export en passant par la tenue d’un commerce ou d’une gargote. Certains immigrés préfèrent d’ailleurs utiliser l’expression d'entrepreneuriat individuel (individual’noe predprinimatel’stvo), plus positivement connotée et qui permet de revêtir ses activités d'un vernis de prestige, à défaut de légalité. Dans certains cas, les principaux intéressés ont même intériorisé les préjugés qu’ils tentent de retourner à leur avantage afin de les présenter comme des traits positifs : certains d’entre eux tirent une certaine fierté d’avoir « le commerce dans le sang ». Certains membres de l’intelligentsia azerbaïdjanaise n’hésitent pas, quant à eux, à faire remonter la forte présence de leurs compatriotes dans le secteur commercial à l’époque de la route de la Soie, que ces derniers auraient naturellement prolongée par une sorte d’atavisme commercial, oubliant au passage que le Caucase oriental ne se trouvait pas sur la voie qui menait en Chine.

Plus encore que de « voler le travail des Russes », accusation par ailleurs fort répandue, les entrepreneurs issus de l’immigration sud-caucasienne et, plus globalement, les Caucasiens, sont accusés de tirer de substantiels profits de leurs activités commerciales. Ils sont critiqués par la population (à cause des prix jugés trop élevés de leurs marchandises) et par les autorités (qui les soupçonnent d'évasion fiscale). À bien des égards, ils font désormais figure de minorités intermédiaires, sortes de « tampons » entre les élites et les masses, et ce d’autant plus que, depuis les années 2000, le curseur des griefs faits habituellement aux immigrés, semble s’être déplacé vers les migrants originaires d’Asie centrale. Contrairement à ces derniers, les ressortissants des pays du Sud-Caucase peuvent toutefois compter sur l’appui de leur pays d’origine, de façon, il est vrai, différenciée. Si les autorités azerbaïdjanaises ont tenté, avec un succès mitigé, de négocier une application souple de la législation de 2007 pour leurs ressortissants par l’intermédiaire des organisations de la diaspora en Russie, les autorités géorgiennes se sont trouvées dépourvues, la politique à l’égard des diasporas demeurant largement dépendante des relations avec la Russie.