La Russie et ses frontières : des bouleversements de l’ouverture à la réorientation des espaces et aux désarrois post-impériaux

Par Anne de TINGUY
Comment citer cet article
Anne de TINGUY, "La Russie et ses frontières : des bouleversements de l’ouverture à la réorientation des espaces et aux désarrois post-impériaux", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 27/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/la-russie-et-ses-frontieres

La fin de l’enfermement a transformé le rapport de la Russie au monde. La question des frontières ne se limite cependant pas à ce phénomène, elle est également source de désarrois.

Des litiges frontaliers qui perdurent

Ce désarroi tient tout d’abord à un certain nombre de litiges, dont certains sont très anciens comme ceux opposant Moscou à Pékin ou à Tokyo, qui pèsent sur les rapports de la Russie avec plusieurs de ses voisins. Le conflit avec la Chine portait sur de larges territoires situés à l'Est et à l'Ouest de la Mongolie. Les pourparlers, difficiles, aboutissent en 1991 et en 1994 à des accords qui mettent fin à la plus grande partie de ce contentieux. Les négociations ne se concluront toutefois qu’en 2004 par un accord qu’il faudra encore quatre ans pour confirmer (il ne le sera qu’en 2008). Pour parvenir à ce résultat, le Kremlin a dû faire preuve de souplesse et accepter de céder une partie de son territoire national, ce qu’il refuse de faire pour le Japon. Le litige qui l’oppose à ce pays est toujours d’actualité et lourd de conséquences : la question des îles Kouriles (que les Japonais désignent comme les territoires du Nord), revendiquées par le Japon, bloque la signature d'un traité de paix entre l'URSS, aujourd’hui la Russie, et le Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Rencontres et négociations ont certes fait baisser la tension entre les deux pays, mais le Kremlin a été impuissant à aller plus avant. D'autres litiges, que Moscou a maintes fois instrumentalisés à des fins de politique étrangère, opposent la Russie à certaines des anciennes républiques soviétiques, au premier rang desquelles figurent les pays baltes. L'Estonie et la Lettonie se sont longtemps référées aux traités de paix signés en 1920 pour revendiquer des territoires incorporés à la Russie après l'annexion de 1940. Après moult péripéties, Moscou et Riga ont signé un accord sur le sujet en 2007. En revanche Moscou n’a toujours pas accepté de finaliser celui avec Tallinn. De nouveaux contentieux pourraient par ailleurs apparaître, notamment dans l’Arctique où la fonte des glaces, qui modifie la géographie, a fait émerger de nouveaux enjeux – contrôle des routes maritimes du Grand Nord, exploitation du potentiel pétrolier, gazier et minier. La Russie revendique une partie du plateau continental. Elle n’a d’ailleurs pas hésité, symboliquement, à planter le drapeau russe à la hauteur du pôle Nord au cours de l’été 2007 (Durand, Copinschi, Martin et Placidi, 2010, p. 129 ; Foucher, 2011, pp. 88-89).

Les anciennes frontières internes, simples limites administratives

D’autres problèmes, qui ont en commun d’être largement liés aux multiples découpages opérés pendant la période soviétique, en rejoignent un autre qui, depuis l’éclatement de l’URSS, n’a cessé de peser sur la relation de Moscou avec les pays de son ancien empire : beaucoup de Russes ne se reconnaissent pas dans les frontières de 1991. Délimitant un espace qui ne coïncide ni avec l'ex-empire russe ni avec l'URSS, ces dernières n’ont pas à leurs yeux de légitimité historique. Une grande partie d’entre elles, qui en outre ne correspondent pas à des limites naturelles, suivent un tracé souvent perçu comme arbitraire, celui de la ligne qui séparait la République de Russie des autres républiques de l'Union soviétique. Limites administratives à l’intérieur d’un espace unifié et centralisé, les frontières internes à l’Union soviétique n’ont jamais été considérées comme contraignantes. Elles n’étaient pas non plus destinées à devenir internationales. Au moment de la constitution de l'URSS en 1922 et au cours des années qui ont suivi, l'espace soviétique a été, à plusieurs reprises, découpé de façon souvent arbitraire avec un objectif avant tout politique. Le fait que la Russie se dépossède en 1925 de l'Ouzbékistan et du Turkménistan, en 1929 du Tadjikistan, puis en 1936 du Kazakhstan et de la Kirghizie, territoires jusque-là rassemblés en républiques autonomes du Turkestan et de Kirghizie intégrées à son territoire (entre 1920 et 1923, le gouvernement de RSFSR avait créé 17 régions et républiques autonomes sur son territoire, dont celles du Turkestan et de Kirghizie), est révélateur du peu d'importance qui leur était accordée. En 1954, le rattachement à l’Ukraine de la Crimée, terre perçue comme historiquement russe, s'inscrit dans la même logique. Ce cadeau de Nikita Khrouchtchev à l'occasion de la célébration du 300e anniversaire de l'union entre les deux pays n’a, à l’époque, qu’une signification limitée. Lorsqu’en décembre 1991, ces délimitations sont devenues des frontières internationales, un certain nombre de Russes se sont sentis dépossédés d’une partie de leur histoire. Le ressentiment qui s’en est suivi a lourdement pesé sur la politique russe. La question de la Crimée est plus que toute autre révélatrice de la difficulté de la Russie à accepter une frontière qui la coupe d’une partie de son histoire. Dix-huit ans après la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine, ressentie comme une amputation par la majorité des Russes, ces derniers peinent toujours à faire le deuil de cette partie de leur ancien empire. Les tensions restent fortes et ressurgissent à tout propos. Le temps fait néanmoins son œuvre : peu à peu, le rapport de la Russie à la Crimée se modifie. Les risques de conflit n’ont pas disparu, ils semblent néanmoins diminuer (Armandon, 2012).
La violence, qui a été évitée dans ce cas, ne l’a pas été dans d’autres. Le début des années 1990 est marqué dans l’espace postsoviétique par des conflits meurtriers (Karabakh, Transnistrie, Abkhazie, etc.), tous liés aux frontières héritées de la période soviétique. La Russie n’est pas toujours directement concernée mais partout elle s’implique. La question des frontières, qui reste au cœur des conflits dits « gelés » après des cessez-le-feu négociés sous l’égide de Moscou, a brutalement resurgi à l’été 2008 avec la guerre russo-géorgienne. En reconnaissant unilatéralement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, deux entités qui dépendent totalement d’elle et qu’elle avait déjà progressivement largement annexées en distribuant des passeports russes à la quasi-totalité de leur population, la Russie a remis ouvertement en cause certaines des frontières de 1991. Ce faisant, elle a rompu avec le principe de leur intangibilité.

Des territoires politiques, nationaux et linguistiques qui se chevauchent

Le poids du passé ne se limite pas à cette question. La construction de l’empire fait également partie d’un héritage toujours présent dans la conscience collective russe. Pendant des siècles, les frontières de la Russie ont continûment évolué. Entre le XVe et le XXe siècles, le territoire russe n’a cessé de s’étendre. L’expansion s'est opérée progressivement, dans toutes les directions et dans la continuité territoriale (une caractéristique propre à l’empire russe qui est essentielle et qui, en 1991, rendra plus difficile la rupture avec le passé impérial). Certaines périodes sont marquées par de très importantes avancées, d'autres par des replis après lesquels la progression reprend. Au fil des siècles, l’identité russe s’est ainsi forgée dans un contexte de métamorphose incessante.
En 1991, la fin de la coïncidence entre la Russie et le peuple russe a accentué la difficulté à accepter de nouvelles frontières jugées artificielles. Pendant des siècles, le peuple russe s’est identifié avec l'empire. Après 1991, les quelque 25 millions de Russes (17,4% du total des Russes de l’Union soviétique) qui résident dans d’autres Etats de l’ex-URSS se retrouvent coupés de leur pays d’origine. Beaucoup d’entre eux sont des descendants de colons qui ont été les artisans de la construction de l’empire. Ils sont particulièrement nombreux dans certains Etats (Kazakhstan, Ukraine, Lettonie, Estonie) et dans certaines de leurs régions (notamment le Nord du Kazakhstan, la partie orientale de l’Ukraine et la Crimée). Au début des années 1990, leur sort suscite en Russie une forte émotion. Des voix s'élèvent, notamment celle d’Alexandre Soljenitsyne, pour demander une révision des frontières. Des débats s’engagent : faut-il encourager ces Russes à « revenir » en Russie, ce qui reviendrait, objectent certains, à affaiblir la présence et donc l’influence russe dans les nouveaux Etats indépendants, ou bien les aider à rester dans les pays où ils résident ?
La Russie se pose dès lors en protectrice de ces populations, ce qui provoque de fortes tensions avec certains de ses voisins, en particulier avec les pays baltes. En Lettonie et en Estonie – où après l’annexion de 1940, les Soviétiques ont mené une politique de russification pour asseoir leur influence –, la présence russe est si importante que Lettons et Estoniens considèrent qu’elle menace la survie même de leur nation. Entre Riga et Tallinn d’un côté et Moscou de l’autre, l’incompréhension est sur ce point quasi totale. Quant aux Russes vivant hors de Russie, ils sont nombreux à réagir aux bouleversements de cette période en décidant de quitter leur pays de résidence. C’est en particulier le cas en Asie centrale : en 1989, date du dernier recensement soviétique, cette région comptait près de dix millions de Russes ; à la fin des années 2000, ils ne sont plus qu’environ cinq millions (Peyrouse, pp.95-103). Pour beaucoup de Russes, qui résidaient parfois hors de Russie depuis plusieurs générations, la disparition de l’URSS a été un traumatisme. Hier représentants de la nation dominante et majoritaire en URSS, ils se sont soudain retrouvés étrangers dans un pays qu’ils croyaient être le leur, où ils ont brusquement le sentiment de ne plus être que des citoyens de deuxième classe. Cet immense désarroi pousse beaucoup d’entre eux à « retourner » dans leur pays d’origine où une grande partie n’ont pourtant jamais vécu. Entre les recensements de 1989 et de 2002, onze millions de personnes se sont installées en Russie (5,5 millions en solde migratoire en tenant compte de l’émigration vers les pays industrialisés, 6,8 millions en ne tenant compte que de l’ex-URSS). Une grande majorité d’entre elles sont ethniquement russes.
Territoires politiques, nationaux et linguistiques se chevauchent ainsi dans maintes régions de l'ex-URSS. Le fait que la nationalité (au sens d’ethnicité) et la langue ne constituent pas des éléments de différenciation de part et d’autre de la ligne de démarcation brouille la notion de frontière. Les régions concernées apparaissent davantage comme des « marches » de la Russie que comme un véritable étranger. Le concept d' « étranger proche », terme adopté par les Russes dès 1992 pour désigner les républiques anciennement soviétiques, prend ici tout son sens. Il témoigne de leur difficulté à se définir dans les frontières dont ils ont hérité en décembre 1991.

60 000 km de frontières : la « démesure russe »

La question des frontières contribue enfin à alimenter un sentiment de puissance. Dans un récent ouvrage (Sokoloff, 2009), Georges Sokoloff analyse l’histoire du pays à l’aune de son « penchant irrépressible à la démesure ». « La Russie, écrit-il, a survécu et grandi grâce à une aptitude à surmonter ses faiblesses par l’excès en tout », une aptitude qui « trouble les étrangers » et explique que l’image du pays reste aujourd’hui volontiers « associée à une menace politique permanente ». Le terme de démesure caractérise bien les frontières de la Russie postsoviétique qui sont les plus longues du monde : 60 932 km, dont un peu plus d'un tiers (22 125 km) sont terrestres. Le pays les partage sur terre et sur mer avec seize Etats (dix-huit si on tient compte de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud), dont huit sont des anciennes républiques de l'URSS (Nikolaev, 1998, pp. 91, 141 et 260). A titre de comparaison, la France métropolitaine a 4 000 km de frontières terrestres et 5 800 km de frontières maritimes. A l'ensemble de ces frontières, le parlement russe a donné le 1er avril 1993 le statut de frontières d’Etat. Moscou ne considère pourtant pas de la même manière celles qui séparent la Russie des pays appartenant à la Communauté des Etats indépendants et les autres. Outre ces deux catégories, il en existe une troisième : les frontières protégées par Moscou. Longues de milliers de kilomètres, celles-ci recouvrent en partie les frontières dites « extérieures » de la CEI (un concept contesté par certains Etats membres de la Communauté), qui bordent parfois des pays comme le Tadjikistan qui ne sont pas limitrophes de la Russie.
Depuis 1991, la question des frontières tient en Russie une place essentielle et elle a eu une forte influence sur son évolution. Celles-ci sont des traits d’union entre la Russie et le monde extérieur, un instrument de son ancrage et de son intégration à l’Europe et à l’Asie. En outre elles ont pesé sur la redéfinition de son identité et sur sa politique étrangère, en particulier à l’égard des Etats issus de son ancien empire. Vingt ans après l’éclatement de l’URSS, ce qui est généralement défini par les géographes comme la ligne limitant l'espace sur lequel s'étend la souveraineté nationale reste, en Russie, une notion complexe et confuse.