Anne de TINGUY,
"La Russie et ses frontières : des bouleversements de l’ouverture à la réorientation des espaces et aux désarrois post-impériaux",
, 2011, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/la-russie-et-ses-frontieres
La disparition en décembre 1991 de l’empire soviétique est inscrite dans le séisme politique qu’a constitué l’ouverture du mur de Berlin le 9 novembre 1989. La suppression du « mur de la honte », qui a ouvert la voie à la réconciliation de l’Europe, est à l’origine d’une onde de choc qui a provoqué la fin des prétendues « démocraties populaires » et de la domination que l’URSS exerçait sur ces Etats. Elle a été un formidable facteur d’accélération des évolutions en Union soviétique et a bouleversé le rapport au monde extérieur de la Russie postsoviétique. Depuis 1991, ce dernier s’est transformé : la guerre froide est terminée et le monde n’est plus bipolaire; l’espace postsoviétique n’est plus l’entité qu’il était du temps de l’URSS ; la Russie postsoviétique a noué des partenariats « stratégiques » avec ses adversaires d’hier, à l’Ouest (Etats-Unis, Union européenne) comme à l’Est (Chine) ; la société russe s’est ouverte à l’étranger et à ses influences. Ces mutations ont eu à leur tour des répercussions sur la vie et la perception des frontières qui, devenues synonymes d’ouverture et d’opportunités, ont aussi été source de désarroi.
La fin de l’enfermement : la Russie s’ouvre au monde
L'ouverture de l’espace soviétique a été à l’origine d’un immense bouleversement. Durant des décennies, les citoyens soviétiques sont restés isolés du reste du monde. En 1991, ils se voient reconnaître, pour la première fois, le droit de quitter leur pays et d’y revenir. Les frontières étaient fermées, elles se sont ouvertes. Elles étaient étanches, elles sont devenues perméables et ont très vite exercé une formidable attraction. Elles symbolisaient la séparation et la rupture, elles sont devenues des lieux de rencontres, de passages, de vie, de trafics, d'animation de la vie économique. Les relations avec le monde extérieur étaient étroitement contrôlées et centralisées, elles se nouent désormais dans la spontanéité et le désordre.
Des frontières synonymes d’opportunités
L'ouverture a été rapidement « intériorisée » par les populations qui, dès qu'elles en ont eu la possibilité, se sont saisies des opportunités qui leur étaient offertes de l’autre côté de la ligne de démarcation. Elle a été suivie d’une grande vague d’émigration vers les pays industrialisés, en particulier l’Allemagne, Israël et les Etats-Unis, trois Etats qui se sont battus durant des décennies pour que le droit à l’émigration soit reconnu aux Soviétiques et qui, très tôt, ont mis en place des politiques d’accueil à leur intention. Si l’on en croit les données de Rosstat, l’institut de statistiques national russe, depuis 1990, environ 1,3 million de personnes ont quitté la Russie pour s’installer à titre permanent dans ces trois pays ; d’autres, moins nombreuses, sont parties vers la Pologne, la Finlande, la Grèce, l’Australie, le Canada, etc. dans le cadre de politiques d’accueil également définies à leur intention (données issues des annuaires statistiques de Russie et, à partir de janvier 1992, des pays d’accueil qui ne précisent pas avant cette date la république dont sont originaires les immigrés soviétiques). Cette poussée migratoire a été très importante au début des années 1990, elle s’est ensuite stabilisée avant de se réduire très sensiblement au cours des années 2000.
L’émigration n’est qu’une des réponses aux événements de cette période. Le départ, lorsqu’il se produit, n’est plus nécessairement définitif comme cela était le cas du temps de l’Union soviétique : les émigrés conservent de multiples liens avec leur pays d’origine. Et dans un espace désormais mondialisé, les mouvements temporaires, circulaires, saisonniers, pendulaires prennent de l’ampleur dès le début des années 1990. Les Russes sont dès lors nombreux à partir à l’étranger, pour des périodes plus ou moins longues et avec des statuts divers, pour travailler, faire des études, se former ou encore pour des raisons personnelles. Beaucoup profitent de la frontière pour trouver dans un commerce informel, dit « de valise », les moyens de subvenir à leurs besoins, certains n'hésitant pas à parcourir de très grandes distances dans des conditions difficiles. Le commerce frontalier, pratiquement inexistant du temps de l'URSS, se développe rapidement. Des marchés, pour la plupart informels, se créent dans les pays frontaliers de l'ex-URSS : ils sont particulièrement nombreux en Pologne et en Turquie ainsi que le long de la frontière entre la Russie et la Chine.
Restructuration du champ migratoire
La Russie postsoviétique n’est pas seulement un pays d’émigration : elle accueille parallèlement de nombreux immigrés. La migration n’est pas en elle-même un phénomène nouveau : les Soviétiques étaient chaque année très nombreux à déménager d’une république à l’autre. Au sein de l’espace postsoviétique, les migrations n’ont pas globalement augmenté au moment de l’effondrement de l’URSS. Mais elles ont changé de nature : autrefois internes, elles sont devenues internationales. Et les flux se sont réorientés. Auparavant, ceux-ci étaient abondants dans les deux sens, de la Russie vers la plupart des autres républiques soviétiques et de ces dernières vers la Russie. A partir de 1990, la proportion de personnes qui s’installent en Russie augmente, le nombre de celles qui la quittent pour l’un des nouveaux Etats indépendants diminue en revanche fortement. La restructuration du champ migratoire s’opère selon des logiques différentes de celles qui prévalaient du temps de l’URSS : elle est dominée par les conséquences de l’éclatement de l’empire et les évolutions économiques. Une partie des 25 millions de Russes qui résidaient sur le sol des autres Etats devenus indépendants après l’effondrement de l’URSS sont partis s’installer en Russie, un repli qui s’apparente à un phénomène de décolonisation, nous y reviendrons ci-dessous. Par ailleurs, les migrations de main d’œuvre qui répondent à des logiques avant tout économiques se sont développées. Beaucoup sont temporaires ou saisonnières, liées à la chute brutale du niveau de vie et au bouleversement des repères provoqués par l’effondrement du système soviétique et les transformations systémiques entreprises par les nouveaux Etats. La Russie, certes appauvrie dans les années qui ont suivi la disparition de l’URSS mais néanmoins plus riche que ses voisins de la CEI, a été d’emblée la grande bénéficiaire de ces flux. Dans les années 2000, jusqu’en 2008-2009, le phénomène s’accentue du fait du spectaculaire redressement économique et financier alors opéré par Moscou grâce à la hausse du prix des hydrocarbures et de la persistance des problèmes démographiques auxquels le pays est confronté depuis 1991. Son marché du travail attire une abondante main d’œuvre étrangère, qui vient pour les deux tiers des pays de l’espace postsoviétique (notamment d’Ouzbékistan, du Tadjikistan, d’Ukraine, du Kirghizstan, de Moldavie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan) ; les autres travailleurs viennent principalement de Chine et de Turquie. Certains des ressortissants de ces pays travaillent légalement, beaucoup d’autres, illégalement.
La réorientation des espaces
L’ouverture des frontières dote la Russie d’un autre nouvel atout : les régions frontalières sont désormais susceptibles de devenir des instruments d’intégration du pays dans son environnement régional. Avec le temps, les coopérations transfrontalières se sont développées et sont devenues plus sophistiquées. Dès la deuxième moitié des années 1990, la Russie commence à rejoindre les euro-régions (au nombre de onze en 2009), officiellement définies comme des « régions d’intégration et de coopération ». L’Extrême-Orient russe représente, lui, une nouvelle frontière. Dans le discours resté célèbre qu’il a prononcé à Vladivostok en juillet 1986, Mikhaïl Gorbatchev avait émis le souhait que cette ville, jusque-là fermée, devienne « une fenêtre ouverte sur l’Asie », autrement dit que la mise en valeur de cette région sur des bases renouvelées permette à la diplomatie soviétique de prendre un nouveau départ en Asie du Nord-Est. La frontière était explicitement désignée comme un atout. A titre d’exemple, celle avec la Chine a en effet permis d’étayer le partenariat russo-chinois qui est un succès de la diplomatie de la Fédération de Russie. Le commerce de valise, le règlement des derniers litiges frontaliers entre Moscou et Pékin et la création en 2001 de l’Organisation de coopération de Shanghai, née d’une volonté commune de sécuriser les frontières centre-asiatiques, ont contribué à rapprocher les deux Etats.
La fin de l’enfermement et l’éclatement de l’empire ont bouleversé le rapport de la Russie au monde extérieur. L’ouverture des frontières a créé de nouvelles dynamiques et encouragé une réorientation des espaces. Le territoire soviétique était entièrement tourné vers Moscou qui voulait tout contrôler. Depuis 1991, de puissantes forces centrifuges le poussent à se tourner vers le monde extérieur. Deux décennies après la chute du mur de Berlin, le bilan de ce phénomène est cependant ambigu. Même si seule une minorité a les moyens d’en profiter, le droit de quitter le territoire est l’un de ceux acquis lors l’effondrement de l’URSS auxquels les Russes sont le plus attachés : il n’a pas été remis en cause. Les autorités, au moins dans leur discours, ont toujours une volonté d’ouverture. Elles préconisent ainsi la constitution d’« une grande Europe sans ligne de partage », ce qui les a amenés à demander à l’Union européenne un assouplissement, voire une suppression, du régime des visas. Elles se sont faites plus insistantes lorsque leurs anciens alliés d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’Union en 2004 et 2007 ont imposé des visas aux ressortissants des Etats de la CEI.
Mais parallèlement, la Russie a durci le régime de franchissement de ses frontières, ce dont témoigne l’application plus stricte de la règle de l’enregistrement : tout étranger séjournant plus de trois jours sur le sol russe a l’obligation de se faire enregistrer par les autorités du lieu où il se trouve. L’expulsion accompagnée d’une interdiction de séjour qui a frappé en 2008 un chercheur français du CNRS est un exemple parmi d’autres de la contradiction qui existe entre le discours et la pratique russes en la matière. Au sein de l’espace postsoviétique, la Russie s’est retirée en 2000 de l’accord de libre circulation qu’elle avait signé en 1992 avec ses partenaires de la CEI. Peu après, elle a imposé à la Géorgie un régime de visas. Les attitudes, souvent négatives, des Russes à l’égard de l’Autre, volontiers défini comme celui qui n’est pas ethniquement russe, constituent une limite d’un autre ordre aux effets de l’ouverture. Le bilan des euro-régions se révèle, lui aussi, mitigé. Les partisans d’une approche « coopérative » des frontières, favorables à une ouverture sur les voisins européens, n’ont pas réussi à s’imposer face à ceux, majoritaires au sein du gouvernement russe, dont la conception est avant tout sécuritaire. L’évolution est la même à l’Est du territoire. Les dirigeants russes continuent à avoir une ambition asiatique, mais ils ont dans la partie extrême-orientale du territoire, très éloignée de Moscou, une politique trop souvent défensive, bridée entre autres par la peur de voir la Chine « coloniser » les régions frontalières.
La source d’un profond désarroi
La fin de l’enfermement a transformé le rapport de la Russie au monde. La question des frontières ne se limite cependant pas à ce phénomène, elle est également source de désarrois.
Des litiges frontaliers qui perdurent
Ce désarroi tient tout d’abord à un certain nombre de litiges, dont certains sont très anciens comme ceux opposant Moscou à Pékin ou à Tokyo, qui pèsent sur les rapports de la Russie avec plusieurs de ses voisins. Le conflit avec la Chine portait sur de larges territoires situés à l'Est et à l'Ouest de la Mongolie. Les pourparlers, difficiles, aboutissent en 1991 et en 1994 à des accords qui mettent fin à la plus grande partie de ce contentieux. Les négociations ne se concluront toutefois qu’en 2004 par un accord qu’il faudra encore quatre ans pour confirmer (il ne le sera qu’en 2008). Pour parvenir à ce résultat, le Kremlin a dû faire preuve de souplesse et accepter de céder une partie de son territoire national, ce qu’il refuse de faire pour le Japon. Le litige qui l’oppose à ce pays est toujours d’actualité et lourd de conséquences : la question des îles Kouriles (que les Japonais désignent comme les territoires du Nord), revendiquées par le Japon, bloque la signature d'un traité de paix entre l'URSS, aujourd’hui la Russie, et le Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Rencontres et négociations ont certes fait baisser la tension entre les deux pays, mais le Kremlin a été impuissant à aller plus avant. D'autres litiges, que Moscou a maintes fois instrumentalisés à des fins de politique étrangère, opposent la Russie à certaines des anciennes républiques soviétiques, au premier rang desquelles figurent les pays baltes. L'Estonie et la Lettonie se sont longtemps référées aux traités de paix signés en 1920 pour revendiquer des territoires incorporés à la Russie après l'annexion de 1940. Après moult péripéties, Moscou et Riga ont signé un accord sur le sujet en 2007. En revanche Moscou n’a toujours pas accepté de finaliser celui avec Tallinn. De nouveaux contentieux pourraient par ailleurs apparaître, notamment dans l’Arctique où la fonte des glaces, qui modifie la géographie, a fait émerger de nouveaux enjeux – contrôle des routes maritimes du Grand Nord, exploitation du potentiel pétrolier, gazier et minier. La Russie revendique une partie du plateau continental. Elle n’a d’ailleurs pas hésité, symboliquement, à planter le drapeau russe à la hauteur du pôle Nord au cours de l’été 2007 (Durand, Copinschi, Martin et Placidi, 2010, p. 129 ; Foucher, 2011, pp. 88-89).
Les anciennes frontières internes, simples limites administratives
D’autres problèmes, qui ont en commun d’être largement liés aux multiples découpages opérés pendant la période soviétique, en rejoignent un autre qui, depuis l’éclatement de l’URSS, n’a cessé de peser sur la relation de Moscou avec les pays de son ancien empire : beaucoup de Russes ne se reconnaissent pas dans les frontières de 1991. Délimitant un espace qui ne coïncide ni avec l'ex-empire russe ni avec l'URSS, ces dernières n’ont pas à leurs yeux de légitimité historique. Une grande partie d’entre elles, qui en outre ne correspondent pas à des limites naturelles, suivent un tracé souvent perçu comme arbitraire, celui de la ligne qui séparait la République de Russie des autres républiques de l'Union soviétique. Limites administratives à l’intérieur d’un espace unifié et centralisé, les frontières internes à l’Union soviétique n’ont jamais été considérées comme contraignantes. Elles n’étaient pas non plus destinées à devenir internationales. Au moment de la constitution de l'URSS en 1922 et au cours des années qui ont suivi, l'espace soviétique a été, à plusieurs reprises, découpé de façon souvent arbitraire avec un objectif avant tout politique. Le fait que la Russie se dépossède en 1925 de l'Ouzbékistan et du Turkménistan, en 1929 du Tadjikistan, puis en 1936 du Kazakhstan et de la Kirghizie, territoires jusque-là rassemblés en républiques autonomes du Turkestan et de Kirghizie intégrées à son territoire (entre 1920 et 1923, le gouvernement de RSFSR avait créé 17 régions et républiques autonomes sur son territoire, dont celles du Turkestan et de Kirghizie), est révélateur du peu d'importance qui leur était accordée. En 1954, le rattachement à l’Ukraine de la Crimée, terre perçue comme historiquement russe, s'inscrit dans la même logique. Ce cadeau de Nikita Khrouchtchev à l'occasion de la célébration du 300e anniversaire de l'union entre les deux pays n’a, à l’époque, qu’une signification limitée. Lorsqu’en décembre 1991, ces délimitations sont devenues des frontières internationales, un certain nombre de Russes se sont sentis dépossédés d’une partie de leur histoire. Le ressentiment qui s’en est suivi a lourdement pesé sur la politique russe. La question de la Crimée est plus que toute autre révélatrice de la difficulté de la Russie à accepter une frontière qui la coupe d’une partie de son histoire. Dix-huit ans après la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine, ressentie comme une amputation par la majorité des Russes, ces derniers peinent toujours à faire le deuil de cette partie de leur ancien empire. Les tensions restent fortes et ressurgissent à tout propos. Le temps fait néanmoins son œuvre : peu à peu, le rapport de la Russie à la Crimée se modifie. Les risques de conflit n’ont pas disparu, ils semblent néanmoins diminuer (Armandon, 2012).
La violence, qui a été évitée dans ce cas, ne l’a pas été dans d’autres. Le début des années 1990 est marqué dans l’espace postsoviétique par des conflits meurtriers (Karabakh, Transnistrie, Abkhazie, etc.), tous liés aux frontières héritées de la période soviétique. La Russie n’est pas toujours directement concernée mais partout elle s’implique. La question des frontières, qui reste au cœur des conflits dits « gelés » après des cessez-le-feu négociés sous l’égide de Moscou, a brutalement resurgi à l’été 2008 avec la guerre russo-géorgienne. En reconnaissant unilatéralement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, deux entités qui dépendent totalement d’elle et qu’elle avait déjà progressivement largement annexées en distribuant des passeports russes à la quasi-totalité de leur population, la Russie a remis ouvertement en cause certaines des frontières de 1991. Ce faisant, elle a rompu avec le principe de leur intangibilité.
Des territoires politiques, nationaux et linguistiques qui se chevauchent
Le poids du passé ne se limite pas à cette question. La construction de l’empire fait également partie d’un héritage toujours présent dans la conscience collective russe. Pendant des siècles, les frontières de la Russie ont continûment évolué. Entre le XVe et le XXe siècles, le territoire russe n’a cessé de s’étendre. L’expansion s'est opérée progressivement, dans toutes les directions et dans la continuité territoriale (une caractéristique propre à l’empire russe qui est essentielle et qui, en 1991, rendra plus difficile la rupture avec le passé impérial). Certaines périodes sont marquées par de très importantes avancées, d'autres par des replis après lesquels la progression reprend. Au fil des siècles, l’identité russe s’est ainsi forgée dans un contexte de métamorphose incessante.
En 1991, la fin de la coïncidence entre la Russie et le peuple russe a accentué la difficulté à accepter de nouvelles frontières jugées artificielles. Pendant des siècles, le peuple russe s’est identifié avec l'empire. Après 1991, les quelque 25 millions de Russes (17,4% du total des Russes de l’Union soviétique) qui résident dans d’autres Etats de l’ex-URSS se retrouvent coupés de leur pays d’origine. Beaucoup d’entre eux sont des descendants de colons qui ont été les artisans de la construction de l’empire. Ils sont particulièrement nombreux dans certains Etats (Kazakhstan, Ukraine, Lettonie, Estonie) et dans certaines de leurs régions (notamment le Nord du Kazakhstan, la partie orientale de l’Ukraine et la Crimée). Au début des années 1990, leur sort suscite en Russie une forte émotion. Des voix s'élèvent, notamment celle d’Alexandre Soljenitsyne, pour demander une révision des frontières. Des débats s’engagent : faut-il encourager ces Russes à « revenir » en Russie, ce qui reviendrait, objectent certains, à affaiblir la présence et donc l’influence russe dans les nouveaux Etats indépendants, ou bien les aider à rester dans les pays où ils résident ?
La Russie se pose dès lors en protectrice de ces populations, ce qui provoque de fortes tensions avec certains de ses voisins, en particulier avec les pays baltes. En Lettonie et en Estonie – où après l’annexion de 1940, les Soviétiques ont mené une politique de russification pour asseoir leur influence –, la présence russe est si importante que Lettons et Estoniens considèrent qu’elle menace la survie même de leur nation. Entre Riga et Tallinn d’un côté et Moscou de l’autre, l’incompréhension est sur ce point quasi totale. Quant aux Russes vivant hors de Russie, ils sont nombreux à réagir aux bouleversements de cette période en décidant de quitter leur pays de résidence. C’est en particulier le cas en Asie centrale : en 1989, date du dernier recensement soviétique, cette région comptait près de dix millions de Russes ; à la fin des années 2000, ils ne sont plus qu’environ cinq millions (Peyrouse, pp.95-103). Pour beaucoup de Russes, qui résidaient parfois hors de Russie depuis plusieurs générations, la disparition de l’URSS a été un traumatisme. Hier représentants de la nation dominante et majoritaire en URSS, ils se sont soudain retrouvés étrangers dans un pays qu’ils croyaient être le leur, où ils ont brusquement le sentiment de ne plus être que des citoyens de deuxième classe. Cet immense désarroi pousse beaucoup d’entre eux à « retourner » dans leur pays d’origine où une grande partie n’ont pourtant jamais vécu. Entre les recensements de 1989 et de 2002, onze millions de personnes se sont installées en Russie (5,5 millions en solde migratoire en tenant compte de l’émigration vers les pays industrialisés, 6,8 millions en ne tenant compte que de l’ex-URSS). Une grande majorité d’entre elles sont ethniquement russes.
Territoires politiques, nationaux et linguistiques se chevauchent ainsi dans maintes régions de l'ex-URSS. Le fait que la nationalité (au sens d’ethnicité) et la langue ne constituent pas des éléments de différenciation de part et d’autre de la ligne de démarcation brouille la notion de frontière. Les régions concernées apparaissent davantage comme des « marches » de la Russie que comme un véritable étranger. Le concept d' « étranger proche », terme adopté par les Russes dès 1992 pour désigner les républiques anciennement soviétiques, prend ici tout son sens. Il témoigne de leur difficulté à se définir dans les frontières dont ils ont hérité en décembre 1991.
60 000 km de frontières : la « démesure russe »
La question des frontières contribue enfin à alimenter un sentiment de puissance. Dans un récent ouvrage (Sokoloff, 2009), Georges Sokoloff analyse l’histoire du pays à l’aune de son « penchant irrépressible à la démesure ». « La Russie, écrit-il, a survécu et grandi grâce à une aptitude à surmonter ses faiblesses par l’excès en tout », une aptitude qui « trouble les étrangers » et explique que l’image du pays reste aujourd’hui volontiers « associée à une menace politique permanente ». Le terme de démesure caractérise bien les frontières de la Russie postsoviétique qui sont les plus longues du monde : 60 932 km, dont un peu plus d'un tiers (22 125 km) sont terrestres. Le pays les partage sur terre et sur mer avec seize Etats (dix-huit si on tient compte de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud), dont huit sont des anciennes républiques de l'URSS (Nikolaev, 1998, pp. 91, 141 et 260). A titre de comparaison, la France métropolitaine a 4 000 km de frontières terrestres et 5 800 km de frontières maritimes. A l'ensemble de ces frontières, le parlement russe a donné le 1er avril 1993 le statut de frontières d’Etat. Moscou ne considère pourtant pas de la même manière celles qui séparent la Russie des pays appartenant à la Communauté des Etats indépendants et les autres. Outre ces deux catégories, il en existe une troisième : les frontières protégées par Moscou. Longues de milliers de kilomètres, celles-ci recouvrent en partie les frontières dites « extérieures » de la CEI (un concept contesté par certains Etats membres de la Communauté), qui bordent parfois des pays comme le Tadjikistan qui ne sont pas limitrophes de la Russie.
Depuis 1991, la question des frontières tient en Russie une place essentielle et elle a eu une forte influence sur son évolution. Celles-ci sont des traits d’union entre la Russie et le monde extérieur, un instrument de son ancrage et de son intégration à l’Europe et à l’Asie. En outre elles ont pesé sur la redéfinition de son identité et sur sa politique étrangère, en particulier à l’égard des Etats issus de son ancien empire. Vingt ans après l’éclatement de l’URSS, ce qui est généralement défini par les géographes comme la ligne limitant l'espace sur lequel s'étend la souveraineté nationale reste, en Russie, une notion complexe et confuse.
Références
• ARMANDON E., La Crimée entre Russie et Ukraine : un conflit qui n’a pas eu lieu (1998-2008), thèse de doctorat en sciences politiques, Sciences Po, 2009 (à paraître aux éditions Bruylant, 2012).
• CARRERE D’ENCAUSSE H., La gloire des nations ou la fin de l’empire soviétique, Paris, Fayard, 1990.
• DURAND M-F., COPINSCHI P., MARTIN B., PLACIDI D., Atlas de la mondialisation–Dossier spécial Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2010 (5e édition), pp.129.
• FOUCHER M., La bataille des cartes, Paris, François Bourin, 2011, pp.88-89.
• NIKOLAEV A., Na perelome (Au point de rupture), Moscou, Sovremennyiï Pissatel, 1998, pp.91, 141 et 260.
• PEYROUSE S., « La colonisation russe en Asie centrale à l’époque soviétique », in C. Jaffrelot et C. Lequesne (dir.), L’enjeu mondial–Les migrations, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp.95-103.
• PIPES R., The Formation of the Soviet Union, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1964, pp.157 et 247.
• SOKOLOFF G., La démesure russe–Mille ans d’histoire, Paris, Fayard, 2009.
• de TINGUY A., La grande migration–La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer, Paris, Plon, 2004 ; édition actualisée, Perrin, coll. Tempus et en russe, Moscou, Rosspen, à paraître.
• de TINGUY A. (dir.), Moscou et le monde–L’ambition de la grandeur : une illusion ?, Paris, Autrement, 2008.
• « La Crimée : un territoire en voie d’ukrainisation ? » Revue d’études comparatives Est-Ouest, décembre 2006, pp.49-80.