Anne de TINGUY,
"La Russie et ses frontières : des bouleversements de l’ouverture à la réorientation des espaces et aux désarrois post-impériaux",
, 2011, [en ligne], consulté le
15/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/la-russie-et-ses-frontieres
L'ouverture de l’espace soviétique a été à l’origine d’un immense bouleversement. Durant des décennies, les citoyens soviétiques sont restés isolés du reste du monde. En 1991, ils se voient reconnaître, pour la première fois, le droit de quitter leur pays et d’y revenir. Les frontières étaient fermées, elles se sont ouvertes. Elles étaient étanches, elles sont devenues perméables et ont très vite exercé une formidable attraction. Elles symbolisaient la séparation et la rupture, elles sont devenues des lieux de rencontres, de passages, de vie, de trafics, d'animation de la vie économique. Les relations avec le monde extérieur étaient étroitement contrôlées et centralisées, elles se nouent désormais dans la spontanéité et le désordre.
Des frontières synonymes d’opportunités
L'ouverture a été rapidement « intériorisée » par les populations qui, dès qu'elles en ont eu la possibilité, se sont saisies des opportunités qui leur étaient offertes de l’autre côté de la ligne de démarcation. Elle a été suivie d’une grande vague d’émigration vers les pays industrialisés, en particulier l’Allemagne, Israël et les Etats-Unis, trois Etats qui se sont battus durant des décennies pour que le droit à l’émigration soit reconnu aux Soviétiques et qui, très tôt, ont mis en place des politiques d’accueil à leur intention. Si l’on en croit les données de Rosstat, l’institut de statistiques national russe, depuis 1990, environ 1,3 million de personnes ont quitté la Russie pour s’installer à titre permanent dans ces trois pays ; d’autres, moins nombreuses, sont parties vers la Pologne, la Finlande, la Grèce, l’Australie, le Canada, etc. dans le cadre de politiques d’accueil également définies à leur intention (données issues des annuaires statistiques de Russie et, à partir de janvier 1992, des pays d’accueil qui ne précisent pas avant cette date la république dont sont originaires les immigrés soviétiques). Cette poussée migratoire a été très importante au début des années 1990, elle s’est ensuite stabilisée avant de se réduire très sensiblement au cours des années 2000.
L’émigration n’est qu’une des réponses aux événements de cette période. Le départ, lorsqu’il se produit, n’est plus nécessairement définitif comme cela était le cas du temps de l’Union soviétique : les émigrés conservent de multiples liens avec leur pays d’origine. Et dans un espace désormais mondialisé, les mouvements temporaires, circulaires, saisonniers, pendulaires prennent de l’ampleur dès le début des années 1990. Les Russes sont dès lors nombreux à partir à l’étranger, pour des périodes plus ou moins longues et avec des statuts divers, pour travailler, faire des études, se former ou encore pour des raisons personnelles. Beaucoup profitent de la frontière pour trouver dans un commerce informel, dit « de valise », les moyens de subvenir à leurs besoins, certains n'hésitant pas à parcourir de très grandes distances dans des conditions difficiles. Le commerce frontalier, pratiquement inexistant du temps de l'URSS, se développe rapidement. Des marchés, pour la plupart informels, se créent dans les pays frontaliers de l'ex-URSS : ils sont particulièrement nombreux en Pologne et en Turquie ainsi que le long de la frontière entre la Russie et la Chine.
Restructuration du champ migratoire
La Russie postsoviétique n’est pas seulement un pays d’émigration : elle accueille parallèlement de nombreux immigrés. La migration n’est pas en elle-même un phénomène nouveau : les Soviétiques étaient chaque année très nombreux à déménager d’une république à l’autre. Au sein de l’espace postsoviétique, les migrations n’ont pas globalement augmenté au moment de l’effondrement de l’URSS. Mais elles ont changé de nature : autrefois internes, elles sont devenues internationales. Et les flux se sont réorientés. Auparavant, ceux-ci étaient abondants dans les deux sens, de la Russie vers la plupart des autres républiques soviétiques et de ces dernières vers la Russie. A partir de 1990, la proportion de personnes qui s’installent en Russie augmente, le nombre de celles qui la quittent pour l’un des nouveaux Etats indépendants diminue en revanche fortement. La restructuration du champ migratoire s’opère selon des logiques différentes de celles qui prévalaient du temps de l’URSS : elle est dominée par les conséquences de l’éclatement de l’empire et les évolutions économiques. Une partie des 25 millions de Russes qui résidaient sur le sol des autres Etats devenus indépendants après l’effondrement de l’URSS sont partis s’installer en Russie, un repli qui s’apparente à un phénomène de décolonisation, nous y reviendrons ci-dessous. Par ailleurs, les migrations de main d’œuvre qui répondent à des logiques avant tout économiques se sont développées. Beaucoup sont temporaires ou saisonnières, liées à la chute brutale du niveau de vie et au bouleversement des repères provoqués par l’effondrement du système soviétique et les transformations systémiques entreprises par les nouveaux Etats. La Russie, certes appauvrie dans les années qui ont suivi la disparition de l’URSS mais néanmoins plus riche que ses voisins de la CEI, a été d’emblée la grande bénéficiaire de ces flux. Dans les années 2000, jusqu’en 2008-2009, le phénomène s’accentue du fait du spectaculaire redressement économique et financier alors opéré par Moscou grâce à la hausse du prix des hydrocarbures et de la persistance des problèmes démographiques auxquels le pays est confronté depuis 1991. Son marché du travail attire une abondante main d’œuvre étrangère, qui vient pour les deux tiers des pays de l’espace postsoviétique (notamment d’Ouzbékistan, du Tadjikistan, d’Ukraine, du Kirghizstan, de Moldavie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan) ; les autres travailleurs viennent principalement de Chine et de Turquie. Certains des ressortissants de ces pays travaillent légalement, beaucoup d’autres, illégalement.
La réorientation des espaces
L’ouverture des frontières dote la Russie d’un autre nouvel atout : les régions frontalières sont désormais susceptibles de devenir des instruments d’intégration du pays dans son environnement régional. Avec le temps, les coopérations transfrontalières se sont développées et sont devenues plus sophistiquées. Dès la deuxième moitié des années 1990, la Russie commence à rejoindre les euro-régions (au nombre de onze en 2009), officiellement définies comme des « régions d’intégration et de coopération ». L’Extrême-Orient russe représente, lui, une nouvelle frontière. Dans le discours resté célèbre qu’il a prononcé à Vladivostok en juillet 1986, Mikhaïl Gorbatchev avait émis le souhait que cette ville, jusque-là fermée, devienne « une fenêtre ouverte sur l’Asie », autrement dit que la mise en valeur de cette région sur des bases renouvelées permette à la diplomatie soviétique de prendre un nouveau départ en Asie du Nord-Est. La frontière était explicitement désignée comme un atout. A titre d’exemple, celle avec la Chine a en effet permis d’étayer le partenariat russo-chinois qui est un succès de la diplomatie de la Fédération de Russie. Le commerce de valise, le règlement des derniers litiges frontaliers entre Moscou et Pékin et la création en 2001 de l’Organisation de coopération de Shanghai, née d’une volonté commune de sécuriser les frontières centre-asiatiques, ont contribué à rapprocher les deux Etats.
La fin de l’enfermement et l’éclatement de l’empire ont bouleversé le rapport de la Russie au monde extérieur. L’ouverture des frontières a créé de nouvelles dynamiques et encouragé une réorientation des espaces. Le territoire soviétique était entièrement tourné vers Moscou qui voulait tout contrôler. Depuis 1991, de puissantes forces centrifuges le poussent à se tourner vers le monde extérieur. Deux décennies après la chute du mur de Berlin, le bilan de ce phénomène est cependant ambigu. Même si seule une minorité a les moyens d’en profiter, le droit de quitter le territoire est l’un de ceux acquis lors l’effondrement de l’URSS auxquels les Russes sont le plus attachés : il n’a pas été remis en cause. Les autorités, au moins dans leur discours, ont toujours une volonté d’ouverture. Elles préconisent ainsi la constitution d’« une grande Europe sans ligne de partage », ce qui les a amenés à demander à l’Union européenne un assouplissement, voire une suppression, du régime des visas. Elles se sont faites plus insistantes lorsque leurs anciens alliés d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’Union en 2004 et 2007 ont imposé des visas aux ressortissants des Etats de la CEI.
Mais parallèlement, la Russie a durci le régime de franchissement de ses frontières, ce dont témoigne l’application plus stricte de la règle de l’enregistrement : tout étranger séjournant plus de trois jours sur le sol russe a l’obligation de se faire enregistrer par les autorités du lieu où il se trouve. L’expulsion accompagnée d’une interdiction de séjour qui a frappé en 2008 un chercheur français du CNRS est un exemple parmi d’autres de la contradiction qui existe entre le discours et la pratique russes en la matière. Au sein de l’espace postsoviétique, la Russie s’est retirée en 2000 de l’accord de libre circulation qu’elle avait signé en 1992 avec ses partenaires de la CEI. Peu après, elle a imposé à la Géorgie un régime de visas. Les attitudes, souvent négatives, des Russes à l’égard de l’Autre, volontiers défini comme celui qui n’est pas ethniquement russe, constituent une limite d’un autre ordre aux effets de l’ouverture. Le bilan des euro-régions se révèle, lui aussi, mitigé. Les partisans d’une approche « coopérative » des frontières, favorables à une ouverture sur les voisins européens, n’ont pas réussi à s’imposer face à ceux, majoritaires au sein du gouvernement russe, dont la conception est avant tout sécuritaire. L’évolution est la même à l’Est du territoire. Les dirigeants russes continuent à avoir une ambition asiatique, mais ils ont dans la partie extrême-orientale du territoire, très éloignée de Moscou, une politique trop souvent défensive, bridée entre autres par la peur de voir la Chine « coloniser » les régions frontalières.