Serge PAUGAM,
"Les formes contemporaines de la disqualification sociale",
, 2012, [en ligne], consulté le
11/12/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part5/les-formes-contemporaines-de-la-disqualification-sociale
Pour comprendre les dérégulations contemporaines de la société salariale et les transformations concomitantes du rapport à la pauvreté, il faut prendre en considération les cycles historiques du développement du capitalisme. Sociologues et historiens ont démontré que les fonctions explicites ou sous-jacentes attribuées au système d’assistance aux pauvres ont fortement varié au cours du XXe siècle, en particulier selon les phases du développement de la société industrielle et de la conjoncture économique. Ainsi, Frances Fox Piven et Richard A. Cloward ont établi, à partir de l’exemple des États-Unis, que la fonction principale de l’assistance est de réguler les éruptions temporaires de désordre civil pendant les phases de récession et de chômage de masse. Cette fonction disparaît ensuite dans les phases de croissance économique et de stabilité politique pour laisser place à une autre, celle d’inciter les pauvres à rejoindre le marché du travail par la réduction parfois drastique des aides qu’ils obtenaient jusque-là (Piven, Cloward, 1993). Dans la première phase, les pauvres sont considérés comme des victimes et l’enjeu est d’éviter qu’ils ne se soulèvent contre le système social en place ; dans la seconde, ils sont considérés comme potentiellement paresseux et seule une politique de « moralisation » est jugée susceptible de transformer leurs comportements.
En partant de ces analyses, ne pourrait-on pas dire que dans, la première décennie d’application du RMI, nous étions dans le premier type de phase décrit par Fox Piven et Cloward et que nous sommes entrées dans le second au tournant du XXIe siècle ? En effet, il est possible de considérer les actions d’insertion menées jusqu’en 1998, années marquées par un taux exceptionnellement élevé de chômage, comme une forme d’encadrement des pauvres visant à leur assurer un minimum de participation à la vie sociale à la périphérie du marché de l’emploi, et les mesures prises par la suite, en période de diminution sensible du chômage, comme une série d’incitations à la reprise du travail assorties d’une intimidation non dissimulée à l’égard de tous ceux qui, par paresse, seraient peu enclins à rechercher un emploi. La tentative de mise en place du RMA (revenu minimum d’activité) en 2003 puis, récemment, la création du RSA (revenu de solidarité active), entrent dans cette dernière perspective. La régulation des pauvres suit, par conséquent, de façon surprenante, les cycles de l’activité économique. Du statut d’inutiles et d’inemployables, ils peuvent passer ensuite au statut de travailleur ajustable aux besoins de la flexibilité de la vie économique. Comme les emplois qui leur sont destinés sont peu attractifs en termes de salaire et de conditions de travail, il faut donc les inciter financièrement à les accepter. Le tour de passe-passe consiste alors à faire adopter pour de la solidarité ce qui, dans la réalité, est avant tout une variable d’ajustement économique.
L’exemple du RSA est sur ce point particulièrement significatif. Pour réduire le chômage de longue durée, dont de nombreux allocataires des minima sociaux sont victimes, on postule qu’il est souhaitable pour eux de pouvoir cumuler un petit revenu d’activité et une allocation d’assistance. On crée donc officiellement un nouveau statut : celui de travailleur précaire assisté. Si l’on peut espérer que, pour certains, ce statut ne sera qu’un pis-aller temporaire avant d’accéder à un emploi stable non assisté, on peut déjà craindre que le RSA participe à un mode généralisé de mise au travail des plus pauvres dans les segments les plus dégradés du marché de l’emploi.
Ce qu’il faut redouter, c’est l’institutionnalisation par les pouvoirs publics d’un sous-salariat déguisé. Après avoir résisté à l’instauration d’un Smic jeune ou du CPE (Contrat première embauche) en soulignant la menace de marginalisation durable d’une frange des salariés, on risque avec le RSA de réintroduire une formule d’infériorisation volontaire d’une partie de la main d’œuvre. Cette mesure apparaît plus légitime car elle concerne des pauvres dont on pense qu’ils ont intérêt à se satisfaire de ce nouveau statut : mais n’est-ce pas une façon de les obliger à entrer non pas dans le salariat, mais dans ce que l’on appelle aujourd’hui de plus en plus le précariat ? On officialise ainsi l’abandon de la notion de plein emploi, remplacée de façon manifeste par celle de pleine activité. Par le RSA, les pauvres n’auront pas un emploi au sens que l’on a donné à cette notion dans les luttes sociales en faveur de la garantie d’une carrière et d’une protection sociale généralisée. Ils ne seront que des « salariés de seconde zone ».
D’une façon plus générale, cette évolution du droit social oblige à revenir sur la définition de la pauvreté de Simmel qui était à l’origine de cette recherche sur la disqualification sociale. Les allocataires du RSA seront-ils principalement définis socialement par leur activité ou par leur rapport à l’assistance ? Il existait avant le RSA des travailleurs pauvres obligés de recourir ponctuellement - parfois même, de façon régulière - à des aides de l’assistance, mais désormais ce statut intermédiaire n’aura plus ce caractère d’exception. Il sera pleinement reconnu, d’autant qu’aucune limitation de durée n’a été prévue pour pouvoir en bénéficier. Ce brouillage entre le travail et l’assistance participe de ce processus de recomposition des statuts sociaux disqualifiés au bas de la hiérarchie sociale.
Les salariés seront désormais divisés : à côté de ceux qui seront protégés par leur régime de cotisations sociales, on trouvera un nombre croissant des salariés assistés par la solidarité nationale. À défaut de maintenir un régime salarial universel, on dualise ainsi le marché de l’emploi. Il est probable par ailleurs que cette dualisation introduise peu à peu une banalisation des emplois dégradants et peu qualifiés, d’autant qu’il apparaîtra moins légitime dans certains secteurs de l’économie de les faire disparaître et, pour les allocataires du RSA, de les refuser. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’une injonction morale à l’autonomie (Duvoux, 2008) et d’un régime de mise au travail. N’est-ce pas là renoncer à la doctrine du solidarisme qui, dès la fin du XIXe siècle, proclamait que la justice sociale ne peut exister entre les hommes que s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés ? Ne doit-on pas reconnaître aussi que le problème majeur des allocataires de minima sociaux n’est pas de refuser de travailler, mais de pouvoir, faute de formation adaptée, accepter autre chose que des emplois pénibles et peu valorisants ? L’urgence est le développement de la formation tout au long de la vie. La France est en retard dans ce domaine par rapport à plusieurs pays européens. Ce sous-salariat chronique entretenu par les pouvoirs publics pose une autre question urgente : celle de la qualité du travail. Si la question du travail dégradant est souvent évoquée, il faut bien reconnaître que rien n’est vraiment entrepris pour trouver des remèdes à cette situation, contrairement aux orientations prises par les pays scandinaves. Notons que, dans le rapport à l’origine de la création du RSA (Commission familles, vulnérabilité, pauvreté, 2005) le risque d’un développement du temps partiel subi et de la précarité avait été identifié. Pour y faire face, les auteurs de ce rapport indiquaient l’urgence d’un engagement collectif sur la qualité du travail afin que la transition souhaitée vers l’emploi se fasse vers le haut et non vers le bas. Rappelons encore que dans ce rapport, le RSA n’était que l’une des mesures parmi un ensemble beaucoup plus large de propositions.
Enfin, que deviendront tous les pauvres dont on connaît aujourd’hui, en raison d’un cumul de handicaps, les difficultés à s’insérer professionnellement ? Alors qu’ils pouvaient bénéficier dans le cadre du RMI d’un ensemble d’aides d’insertion ‑ dans le domaine de la santé, notamment ‑, ne seront-ils pas davantage culpabilisés de ne pas pouvoir répondre aux incitations à la recherche d’un emploi ? L’insertion dans le cadre du RMI avait l’avantage d’être considérée comme multidimensionnelle, elle risque d’être réduite dans le RSA à la seule dimension professionnelle puisque l’objectif visé est d’inciter les allocataires à reprendre un travail. La distinction entre les allocataires du RSA « actifs » et les autres aboutira presque inévitablement à la dichotomie classique entre des méritants et les non-méritants : une sorte d’euphémisme de la séparation des bons et des mauvais pauvres dont on pensait pourtant au moment du vote de la loi sur le RMI qu’elle n’était plus acceptable au regard des valeurs républicaines.