Romain PIRARD,
"Répondre au défi de la déforestation tropicale",
, 2014, [en ligne], consulté le
09/11/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part2/repondre-au-defi-de-la-deforestation-tropicale
Les forêts tropicales, une cause perdue ?
Près de treize millions d’hectares de forêts tropicales disparaissent chaque année, dans le bassin amazonien, en Afrique centrale et en Asie du Sud-Est (FAO 2010). S’il existe quelques initiatives positives dont l’objectif est de contrer ce phénomène – gestion communautaire, certification de meubles en bois ou négociations internationales pour promouvoir le financement de projets de conservation forestière visant à atténuer le changement climatique –, les tendances lourdes restent inchangées. Une des raisons qui expliquent cet état de fait est la diversité et la force des causes de la déforestation, celles-ci se situant très souvent en dehors du secteur forestier à proprement parler. En effet, non seulement les décisions relatives à l’usage des terres forestières se prennent généralement dans les ministères de l’Agriculture ou des Forêts ou sont le fait de compagnies privées désirant investir sur ces terres, mais de plus, les acteurs principaux sont actifs dans des secteurs d’activité économique de type agro-business, mines, ou travaux publics et infrastructures.
Par ailleurs, les chiffres concernant la déforestation tropicale sont particulièrement incertains et controversés, et il n’est pas exagéré de dire que personne ne connaît les chiffres exacts bien que les technologies et la connaissance évoluent rapidement dans ce domaine. En effet, il s’agit tout d’abord de savoir ce qu’on appelle « forêt tropicale ». Cette question est pertinente à deux titres au moins : de quels écosystèmes parle-t-on et comment constater et mesurer leur disparition ? Sur le premier point, l’imaginaire collectif (occidental) associe les forêts tropicales à des forêts denses, humides, mystérieuses et peuplées d’espèces emblématiques tels les grands singes ou les tigres, où vivent des populations nomades, comme les Pygmées d’Afrique centrale.
Ce n’est pourtant pas tout à fait exact. A strictement parler, certes, les forêts tropicales sont situées dans la zone intertropicale, souvent soumise à un climat humide. Mais elles recouvrent également des forêts sèches et peu denses, souvent exploitées dans le cadre de pratiques dites sylvo-pastorales, et dispersées entre l’Afrique de l’Ouest et de l’Est. Ces forêts sont d’ailleurs particulièrement sujettes à la déforestation puisque la coupe de quelques arbres peut entraîner la perte de la qualification de forêt – disqualification qui explique en grande partie le taux élevé de déforestation de l’Afrique dans son ensemble.
Concernant la mesure du phénomène, et sans vouloir introduire les concepts associés de dégradation forestière qui nous obligeraient à discuter des distinctions entre forêts vierge, primaire, secondaire ou dégradée, il nous faut donc souligner d’emblée que le problème n’est pas uniquement technique mais implique aussi des débats sur les termes et définitions associées. A partir de quel moment doit-on considérer qu’un écosystème est une forêt, puis que cette forêt a disparu ? Le besoin de recourir à des statistiques a mis les rapports de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur le devant de la scène, puisque cette institution recense régulièrement l’évolution du couvert forestier dans le monde depuis 1948, sur la base de ses définitions. Celles-ci sont contestées notamment parce que les plantations forestières sont mises sur le même plan que les forêts naturelles, et ses chiffres sont également récusés car basés sur les déclarations des pays et les dires d’expert. Mais il existe en réalité plusieurs techniques pour mesurer le phénomène, allant de l’analyse des images satellitaires aux inventaires au sol, en passant par l’utilisation de modèles ou les déclarations des parties prenantes. Les marges d’erreur de ces différentes approches et techniques, couplées aux ambiguïtés définitionnelles, mènent à la conclusion que les chiffres sont nécessairement subjectifs et reflètent une certaine vision. A titre d’information et tout en gardant à l’esprit ces limites, les chiffres de la FAO indiquent que les forêts tropicales constituent 1,3 milliard d’hectares sur un couvert forestier total de quatre milliards, et font état d’une perte annuelle de quatre à cinq millions d’hectares dans le bassin amazonien et en Amérique centrale entre 1990 et 2010, de un à trois millions d’hectares en Asie du Sud-Est, en Inde du Sud et en Australie, et plus de trois millions en Afrique tropicale.
Une expansion agricole difficile à contrôler
Si les causes de la déforestation tropicale sont multiples, l’expansion agricole est indubitablement au cœur du problème et le restera. Une étude a montré que durant la période 1980-2000, près de 80 % de l’expansion agricole en zone tropicale s’est faite au détriment des forêts, dont 55 % sont dites « primaires ». Cette grande menace qui plane et continuera de planer au-dessus des forêts tropicales semble implacable : la population mondiale atteindra neuf milliards en 2050 et les régimes alimentaires tendent à se diversifier dans les pays émergents au pouvoir d’achat grandissant. La consommation de viande rouge et de produits laitiers est synonyme de défrichements pour les pâturages, l’un des usages des terres les moins productifs en termes de calories.
Le secteur est donc confronté à de nouveaux défis, après celui de la révolution verte initiée dans les années 1960 afin d’intensifier la production agricole à l’aide d’intrants chimiques, de variétés améliorées et de la mécanisation. Aujourd’hui, le défi est d’accroître substantiellement la production agricole au niveau mondial, sachant que la majorité des terres cultivables restantes sont situées dans des zones forestières, principalement tropicales. Ainsi, les débats sont vifs sur la possibilité de mettre en pratique « l’hypothèse de Borlaug », du nom du père de la révolution verte, selon laquelle l’augmentation des rendements permettrait de limiter les superficies totales cultivées et donc les écosystèmes forestiers. Ce raisonnement d’apparence logique et mathématique est cependant peu vérifié jusqu’à présent parce qu’il occulte plusieurs aspects, et notamment économiques. Différents facteurs de production (terre, travail, capital) peuvent favoriser une augmentation des rendements et les décisions d’investissement des agriculteurs peuvent varier selon la voie choisie. En effet, tous ces facteurs de production n’évoluent pas de concert, et les prix peuvent être artificiellement modifiés par l’intervention des autorités compétentes (subventions ou taxation par exemple), sans compter que les investissements publics peuvent changer la donne (comme le développement d’infrastructures de transport pour désenclaver une zone).
Il y a donc en réalité plusieurs échelles auxquelles l’analyse peut être menée, celle macroéconomique correspondant au fonctionnement du système dans sa globalité, avec la question de l’équilibre général et de la confrontation de l’offre et de la demande ; et celle microéconomique correspondant à l’exploitation et intégrant les décisions de mise en culture prises par les agriculteurs. Au niveau macroéconomique, l’élasticité de la demande est un facteur décisif : l’hypothèse de Borlaug repose sur une demande fixée au départ ; or en réalité, celle-ci peut évoluer et augmenter en réponse à une baisse des prix. Ainsi, l’introduction de nouvelles méthodes et l’accroissement de la productivité peuvent engendrer une hausse de la demande puis de la mise en production de terres, annihilant les effets positifs initialement escomptés.
Au niveau microéconomique, l’hypothèse de Borlaug tend même à être remise en question d’emblée puisqu’une augmentation des profits à l’hectare devrait entraîner de nouvelles décisions d’investissement par les agriculteurs. Néanmoins, plusieurs facteurs peuvent freiner cette tendance, par exemple une pénurie de main d’œuvre locale, un capital financier peu disponible, un certain enclavement, des coûts de transaction élevés pour l’adoption d’un nouvel itinéraire technique agricole.
Alors qu’en est-il réellement ? Les études empiriques existantes ont été menées de deux manières. Elles ont été basées soit sur des séries de données temporelles globales recueillies avec des techniques de type économétrie afin de vérifier les liens entre l’évolution des rendements et des superficies cultivées, soit sur des cas d’étude localisés. Ces deux approches méthodologiques sont complémentaires puisqu’elles testent respectivement l’hypothèse de Borlaug à l’échelle mondiale/nationale et locale sur la base des relations entre agriculture et déforestation dans des contextes spécifiques. Au final, ces études nous incitent à la prudence puisque l’hypothèse n’est pas scientifiquement démontrée, et que de nombreux facteurs sont identifiés comme déterminant pour sa réalisation en pratique. Un enseignement-clé est qu’il est illusoire d’attendre d’une simple augmentation des rendements un effet positif sur la conservation des forêts tropicales ; en revanche, la mise en œuvre de politiques publiques d’accompagnement appropriées et concomitantes peut sécuriser ces effets positifs. Citons les aides (technique, financières) à la mise en place de nouveaux itinéraires techniques agricoles, l’harmonisation des mesures afin d’éviter que des mesures politiques prises dans d’autres secteurs aillent à l’encontre de la conservation (comme par exemple des aides à l’exportation ou des infrastructures routières), l’instauration de mécanismes conditionnant les aides à l’adoption de nouvelles techniques, à des défrichements limités, ou encore des actions plus globales visant à modifier les régimes alimentaires afin de réduire l’augmentation de la demande.
REDD+ : le climat au secours des forêts tropicales (ou l’inverse)
Des solutions sont discutées dans diverses arènes internationales pour enrayer le phénomène, et nous concentrons notre attention ici sur l’initiative de loin la plus substantielle et en laquelle de nombreux espoirs sont fondés, à savoir le mécanisme de réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation (REDD+). Ce mécanisme trouve son origine dans les négociations menées depuis la création de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques au début des années 1990, alors que les années 2000 ont vu une prise de conscience indéniable de la part significative que représentait la déforestation tropicale dans les émissions de gaz à effet de serre. Les chiffres qui circulaient à l’époque faisaient valoir qu’elle comptait pour un cinquième de l’ensemble des émissions d’origine anthropique. Néanmoins, de récentes estimations ont tendance à indiquer une baisse de leur part relative (mais pas absolue), principalement imputable à l’augmentation des émissions dans certains secteurs industriels ainsi que dans le secteur des transports, pour ne citer que les principaux. Dans ce contexte, non seulement les solutions recherchées pour atténuer le changement climatique pouvaient difficilement ignorer la question des forêts tropicales, mais les parties intéressées à la conservation virent là une occasion unique et quasi inespérée de trouver (et financer) des solutions. Cet intérêt mutuel explique en grande partie l’enthousiasme inouï dont a bénéficié ce dossier REDD à partir de 2005, sous l’impulsion du Costa Rica et de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de l’évolution du périmètre des activités couvertes par le mécanisme, mais mentionnons que celles-ci portaient initialement sur la déforestation, puis ont inclus la dégradation (via l’exploitation forestière par exemple), et enfin les activités d’enrichissement des forêts pour augmenter les stocks de carbone. Cette tendance à l’élargissement pourrait à terme aboutir à l’inclusion des activités de (re)boisement avec des plantations forestières. Cependant, il faut aussi noter que ce qui faisait la force de la proposition initiale disparaît de ce fait progressivement : le mécanisme en vient à inclure quasiment tout ce qui concerne les forêts tropicales. Il n’y a alors qu’un pas entre l’ambition de tout régler et l’incapacité de régler quoi que ce soit.
Il est assez difficile pour qui n’a pas participé au processus de s’imaginer l’incroyable moisson d’idées, d’études, de débats et autres ateliers qui ont eu lieu pendant les quelques années ayant suivi l’introduction du principe de REDD+ dans les négociations climat. Le principe de base est simple – transférer les ressources financières des pays industrialisés aux pays en développement et émergents afin de financer la lutte contre la déforestation tropicale pour le compte du climat – mais les manières de le traduire en pratique sont multiples. En particulier, un débat très vif a opposé deux approches contrastées, l’une reposant sur les marchés avec la vente de crédits carbone permettant de financer les activités de réduction de la déforestation, et l’autre reposant sur la mise en place d’un fonds principalement abondé par de l’argent public (par exemple dans le cadre de l’aide au développement et de l’engagement des pays développés à réduire les émissions globales au titre des « responsabilités communes mais différenciées »). Pour simplifier, la première approche était censée induire un financement de grande ampleur à la hauteur du problème et reposant sur des résultats observés dans les pays récipiendaires, mais était critiquée car elle ne créait pas les incitations là où elles étaient nécessaires et ne permettait pas la mise en œuvre de solutions d’envergure et de long terme fondées sur un développement durable et l’implication d’autres secteurs d’activité telle l’agriculture dont nous avons vu le rôle déterminant. La seconde approche était justement censée offrir suffisamment de flexibilité pour traiter de ces questions de développement, mais était critiquée pour son incapacité à lever des financements d’ampleur et sa propension à générer des inefficacités de gestion et des coûts de transaction importants tout en étant plus laxiste dans ses financements.
En réalité, le mécanisme ne peut reposer intégralement sur l’une ou l’autre des options et l’on observe un continuum de situations qui empruntent plus ou moins à l’une ou l’autre. Mais le fait majeur est que les négociations se sont enlisées et que le mécanisme, bien qu’ayant été formellement créé, reste peu opérationnel, de même que les financements disponibles. Cela est dû en partie aux faibles progrès accomplis par les négociateurs sur l’ensemble du dossier de la lutte contre le changement climatique, et en partie à la complexité de ce dossier spécifique de la déforestation tropicale. Les financements sont largement de type volontaire avec la vente de crédits carbone sur les marchés de la compensation dite volontaire, c’est-à-dire reposant sur des acheteurs tels que des compagnies privées ou des individus qui souhaitent compenser leurs propres émissions. Ils peuvent également être de type bilatéral, avec le rôle prépondérant joué par la Norvège qui finance des programmes à un milliard de dollars dans des pays tels le Brésil et l’Indonésie, bien qu’avec des taux de décaissement bien faibles jusqu’à présent en raison des progrès minimes accomplis. A titre d’illustration, seuls 3 % du budget promis a été dépensé en Indonésie entre 2010 et 2013.
Des pistes à privilégier : agir au niveau de la demande
Le phénomène de la déforestation tropicale est complexe, car il dérive de nombreuses causes diverses et variées qui interagissent. La construction de voies de communication, l’émergence de nouveaux marchés de commodités, l’évolution des droits fonciers, la diffusion et l’adoption d’itinéraires techniques agricoles, la mise en place de politiques d’exploitation des ressources naturelles et leur niveau d’application, les migrations internes, les politiques fiscales, ou même les décisions relatives au taux de change de la monnaie nationale sont autant de facteurs qui déterminent l’évolution du couvert forestier dans un pays donné, puis au niveau global.
Conséquence naturelle de cet écheveau de facteurs et de paramètres conduisant, ou non, au déboisement, la solution ne passe pas seulement par une action sur les causes directes. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on crée un réseau d’aires protégées, qu’on limite l’octroi de licences d’exploitation forestière, ou que l’on renforce la surveillance des zones à fort risque d’incendie que le déboisement va réellement diminuer d’intensité. En tout cas, certainement pas à long terme.
Le taux de déforestation brésilien a fortement baissé au cours des dernières années. Parmi les explications communément avancées, une meilleure application des lois depuis le milieu des années 2000, une amélioration des systèmes de surveillance (y compris satellitaire) et des amendes distribuées en quantité. Ces dernières ont-elles changé le cours des choses ? Une étude plus attentive de la question semble montrer qu’en réalité, les amendes ne sont payées que dans une infime minorité de cas, et que leur impact s’explique surtout par le contexte dans lequel elles s’inscrivent : les propriétaires terriens en faute et soumis à des contrôles voient leur accès au crédit réduit, et le développement de leurs investissements se voit contrarié par un certain nombre d’obstacles additionnels. Le contexte importe là sans doute plus que les amendes.
De manière générale, l’agriculture représente la menace la plus tangible, la plus durable et la plus difficile à écarter. Mais l’intensification agricole, solution aujourd’hui communément proposée, ne peut conduire en soi à des résultats satisfaisants pour les forêts tropicales. Au mieux, elle doit s’appuyer sur des politiques publiques d’accompagnement qui en renforceront les effets environnementaux positifs. Cela peut passer par une harmonisation des politiques sectorielles, car les incohérences entre les différents modes d’intervention sont courantes. A cet égard, notons les soutiens à l’agriculture extensive pour préserver certains intérêts portés par les lobbies agricoles, quand bien même des stratégies nationales de lutte contre la déforestation sont mises en place. Cela peut aussi passer par la conception de programmes nationaux ambitieux de diffusion de techniques agricoles plus performantes, avec des soutiens en nature (formation) et financiers (primes) conditionnés à des mises en culture limitées en superficie.
Dans ce contexte bien morose généré par l’absence de solutions susceptibles de résoudre ce « problème » – qui n’en est pas un pour la plupart des résidents des pays tropicaux, pour qui l’abondance des forêts est l’indice d’une absence de développement –, l’arène climatique est apparue comme la voie privilégiée d’action et de financement. Il y avait là, en effet, de belles perspectives puisque d’une part la préservation des stocks de carbone dans les écosystèmes forestiers devait contribuer à l’atténuation du changement climatique, et d’autre part l’urgence climatique devait déclencher des financements pour lutter contre la déforestation tropicale. Cette stratégie gagnant-gagnant sur le papier ne s’est pourtant pas concrétisée jusqu’à ce jour, et son avenir paraît bien sombre.
Précédant ces débats de quelques années, le concept de services écosystémiques s’est imposé, qui fait référence aux bénéfices que l’environnement nous apporte, les forêts tropicales en étant un domaine d’application privilégié : qualité et régulation de l’eau, esthétique d’un paysage, maintien de la fertilité des sols, lutte contre l’érosion, etc. Cette approche fut logiquement associée au bourgeonnement des instruments de marché, cette vision utilitariste et pragmatique de l’environnement (alors distingué en différents services et usages) étant parfaitement compatible avec la notion de marché. En mettant en avant les rentabilités attendues de tel ou tel usage de la nature, des acteurs privés devaient créer des marchés qui fassent se rencontrer les intérêts mutuels de ceux qui bénéficient de la nature et de ceux qui sont en mesure d’agir sur son état. Mais en y regardant de plus près, ces instruments recouvrent des réalités contrastées et fonctionnent selon des principes variés. Le marché y est présent sous des formes bien différentes les unes des autres, qui vont des contrats incitatifs, avec paiements à la clé, signés entre quelques personnes à des banques d’échange d’espèces animales pour compenser les dégradations sur un site donné par une conservation dans un autre site, en passant par des programmes de subventions nationaux ou par les marchés carbone.
Ce qu’on entend par « marché » peut donc différer considérablement selon les modes d’intervention considérés, et ce simple constat est un coup porté aussi bien aux promoteurs effrénés de ces instruments qu’aux Cassandre qui crient au risque d’une marchandisation de la nature. Les marchés sont présentés comme capables au mieux d’orienter les décisions des agents, selon le principe qui associe la carotte au bâton, et d’induire une allocation optimale des efforts. Ils se veulent par ailleurs un moyen de remédier au déclin des financements publics, dont la part consacrée à la conservation diminuerait comme peau de chagrin. Mais qu’en est-il réellement ? Dans la majeure partie des cas, ces instruments de marché sont en réalité soit de simples mécanismes de financement par la collecte de nouvelles ressources financières (comme la taxe sur le trafic aérien), soit de simples systèmes de transaction à des fins incitatives mais ne concernant que quelques agents par le biais de contrats très spécifiques (comme les paiements accordés à des agriculteurs dans un bassin versant pour reboiser une partie de leurs terres). On est donc bien loin d’une situation où ces instruments rempliraient le cahier des charges associé aux marchés et possèderaient leurs vertus supposées, mais également d’une situation où la menace d’une marchandisation de la nature planerait au-dessus de nos têtes. Surtout, ces instruments sont peu appliqués au regard de l’enjeu.
Citons l’exemple frappant des paiements pour services environnementaux (PSE) qui sont dans toutes les bouches et correspondent à des objets et expériences des plus hétéroclites : non seulement dans bien des cas ils préexistaient à leur nouvelle appellation PSE, mais en outre, les tentatives de circonscrire le périmètre de l’instrument par une définition précise ont été déçues par un usage immodéré du terme. On tend donc à opposer un peu trop facilement la nouveauté (instruments innovants, instruments de marché) à l’ancien (régulation, coercition), sans prendre la mesure de ce qui a fonctionné ou failli. A l’heure actuelle, une revue attentive de la littérature consacrée au sujet ne permet de conclure ni aux vertus de ces nouveaux instruments ni à leurs risques (voir l'article de Marie Hrabanski).
Alors que peut-on en attendre pour sauver les forêts tropicales ? Il est un peu tôt pour le dire, mais sur la base des multiples expériences observées, le passage de la théorie à la pratique semble se heurter à la réalité du terrain. Les effets d’annonce incessants ne reflètent pas ce qui est concrètement mis en œuvre, et les résistances sont fortes à l’encontre de ces instruments de marché. Ceux-ci changent profondément de nature entre le moment où ils sont conçus et celui où ils sont appliqués. L’exemple des PSE est ici encore très instructif. Ils sont vus comme un moyen évident de faire contribuer le secteur privé à la conservation par ses intérêts bien compris en termes de bénéfices, mais les efforts acharnés des centres de recherche internationaux ou des grandes ONG ont bien du mal à se concrétiser. Et dans la majeure partie des cas, l’expérience se recentre sur de la régulation à l’ancienne, ou meurt lentement de sa mort naturelle.
Au final, appliquer des rustines çà et là n’est clairement pas à la hauteur de l’enjeu. Elles ne sauront résister bien longtemps aux vagues successives et toujours plus fortes d’un développement mondial basé sur une croissance démographique forte et des modes de consommation énergivores et superflus. Mais un changement de trajectoire de développement n’est qu’une condition nécessaire, nullement suffisante. Réduire l’expansion des plantations de palmier à huile ne permet pas en soi de sauver les forêts de Bornéo, quand le contexte local continue de permettre aux compagnies privées d’établir ces plantations sur des espaces forestiers plutôt que dans des zones dégradées. Il faut donc aussi agir en faveur d’une bonne gouvernance basée sur la transparence des décisions afin d’éviter des abus flagrants. Il faut en outre mener des réformes agro-foncières qui clarifient les droits d’usage et de propriété sur les terres et les ressources forestières, tout en diffusant des nouveaux itinéraires techniques agricoles à même de relever le défi de la production alimentaire sans empiéter abondamment sur les forêts restantes. Mais cela n’est pas non plus un gage de réussite tant qu’au niveau local les individus seront peu favorables à la préservation d’écosystèmes dont les bénéfices ne leur paraissent pas évidents. L’éducation en général et l’éducation à l’environnement en particulier sont donc des éléments fondateurs d’une stratégie durable et effective de lutte contre la déforestation tropicale.
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