Roland Marchal,
"Une « drôle de guerre » : des frontières entre l’Érythrée et l’Éthiopie",
, 2011, [en ligne], consulté le
11/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/une-drole-de-guerre-des-frontieres-entre-lerythree-et-lethiopie
En mai 1991, le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) prenait le contrôle de l’Érythrée et contribuait au renversement du régime de Mengistu Haïle Mariam en Éthiopie par une coalition de mouvements armés conduite par le Front populaire de libération du Tigray (FPLT). Les deux gouvernements opéraient en bonne intelligence : l’Érythrée devenait indépendante en avril 1993 et servait de médiateur dans les disputes entre la coalition au pouvoir à Addis-Abeba et son opposition (notamment le Front de libération oromo, FLO).
Tout semblait donc aller pour le mieux au grand soulagement des Occidentaux confrontés à la crise somalienne où ils conduisaient une opération multinationale en décembre 1992 et à l’instauration d’un régime islamiste au Soudan qui poursuivait une sale guerre dans sa région méridionale tout en entretenant des liens avec des organisations peu prisées dans les chancelleries occidentales (Hamas, Jihad islamique égyptien et al-Qa’îdah).
De la paix à la guerre
Dès 1996 les signes annonciateurs d’une crise se multipliaient et celle-ci éclatait au printemps 1998. Les désaccords portaient sur : les conditions d’accès de l’Éthiopie aux ports érythréens, le taux de change entre la nouvelle devise érythréenne (nakfa) et la monnaie éthiopienne (birr), les conditions du commerce transfrontalier et de transfert de fonds de la communauté érythréenne d'Éthiopie vers l’Érythrée mais aussi la démarcation précise de leur frontière commune, notamment autour du village de Badme.
En mai 1998, les forces érythréennes occupaient ce village en réaction à un incident. Ce qui n’aurait pu être qu’une péripétie se transforma rapidement en une guerre entre les deux États. Loin de calmer la situation, les liens personnels depuis plusieurs décennies entre les dirigeants, Meles Zenawi et Issayas Afeworki, exacerbaient le discours de guerre claironné dans les deux capitales : la confiance avait été trahie. La politique devenait un jeu à somme nulle.
Après diverses tentatives de médiation, l’Éthiopie lançait, en mai 2000, une offensive qui perçait les défenses érythréennes et obligeait Asmara à revenir sur les positions préexistantes au conflit avec la crainte de perdre encore plus. Un cessez-le-feu était signé en juin et un accord de paix en décembre 2000, parrainé par l’Organisation de l’unité africaine (aujourd’hui Union africaine), l’Algérie, l’Union européenne et les États-Unis qui garantissaient la mise en œuvre intégrale du texte.
L’accord d’Alger établissait une zone de sécurité temporaire d’une largeur de 25 km sur la frontière qui devait être patrouillée par les casques bleus de la Mission des Nations unies en Érythrée et en Éthiopie (MINUEE). Une commission d’experts internationaux devait délimiter et démarquer la frontière ; ses décisions étaient sans appel. En avril 2002, ce travail aboutissait à des conclusions dévastatrices. Le village de Badme, érigé en symbole du conflit, était du côté érythréen ; le pays qui avait gagné la guerre militairement la perdait politiquement.
Après avoir rejeté avec véhémence cette décision, la diplomatie éthiopienne décida de l’accepter formellement mais exigea des discussions préalables à sa mise en œuvre. Les dirigeants érythréens, quant à eux, n’entendaient pas sauver la face de leur adversaire et, ulcérés de l’attentisme international, créaient les conditions d’une nouvelle crise par une limitation draconienne des mouvements de la MINUEE en octobre et novembre 2005. Le département d’État américain ne fit rien pour améliorer la situation à cause de la très grande sympathie de Jendayi Frazer, en charge des affaires africaines, à l'égard du Premier ministre éthiopien Meles Zenawi. En novembre 2007, après plusieurs tentatives pour restaurer un dialogue entre les parties, la Commission internationale sur les frontières jetait l’éponge et se dissolvait. En août 2008, la MINUEE était dissoute. L’Érythrée réoccupait la zone de sécurité temporaire et l’Éthiopie gardait le contrôle de Badme.
Un conflit d’identité et de souveraineté ?
Les causes et dynamiques du conflit s’inscrivent dans une histoire de longue durée. Aussi, le discours de l’Érythrée sur la restauration de sa souveraineté nationale amputée par les États voisins ne doit-il pas tromper. Certes, l’argument est formellement correct mais ce qui est en jeu est, bien plus, la mémoire historique des relations avec la province du Tigray : la supériorité proclamée des Érythréens sur leur voisin éthiopien (déjà manifeste pendant la période coloniale) ; la crainte d’une nouvelle alliance/annexion avec le Tigray qui renvoie à la période précédant la colonisation italienne ; la gestion obsidionale de l’ethnicité et du régionalisme par le parti au pouvoir en Érythrée.
Cette dimension historique souligne un écart que la guerre n’a fait qu’agrandir. Alors que celle-ci est perçue, par les dirigeants érythréens, comme une nécessaire leçon à un mouvement qui est arrivé au pouvoir avec leur aide, du côté éthiopien, elle résonne comme la redécouverte par le FPLT du nationalisme éthiopien, en contradiction avec son projet de déconstruction de l’empire par le fédéralisme des « nationalités » depuis 1991.
La profondeur historique de la question identitaire était également mobilisée pour donner sens aux différences entre les deux organisations qui ont eu des relations difficiles voire conflictuelles dans les années 1970 et 1980. Le FPLT a un moment incliné en faveur de la sécession et a donc mis en doute la singularité érythréenne inscrite dans le fait colonial. Le FPLT a aussi revendiqué pendant des années un marxisme-léninisme pro-albanais qui fournissait les bases d’une critique acide du FPLE.
La question de la devise nationale reflétait des antagonismes profonds visibles dès l’indépendance de l’Érythrée. Tout à la fois instrument de souveraineté nationale et composante d’un projet de construction de l’Érythrée, le nakfa marquait rapidement le pas face au birr. Cette évolution soulignait le différentiel entre les deux économies et les maigres performances de l’économie érythréenne corsetée par le contrôle de l’État-parti. L’attitude éthiopienne se comprenait également au regard du comportement érythréen pendant des années : alors que la Banque centrale éthiopienne pariait sur une stabilisation et une réduction du marché noir, l’Érythrée menait une politique opposée pour obtenir des devises fortes.
Il faut enfin mentionner le statut des communautés érythréennes en Éthiopie et éthiopiennes (et même tigrayennes) en Érythrée et les multiples humiliations et expulsions arbitraires qu'elles ont subies.
La fuite en avant de deux régimes autoritaires
Aucun des deux régimes ne sortait indemne de cette confrontation. Contestés, leur réponse fut identique : la purge dans les organes politiques et une plus grande coercition de la société.
En Érythrée, en mars 2001, une lettre critiquant la gestion de la crise par le Président et son premier cercle recueillait la signature de quinze cadres dirigeants du FPLE. Onze étaient arrêtés en septembre 2001 (ils sont toujours détenus sans avoir été jugés), les autres se trouvant alors à l’étranger. Mais ils n’étaient pas les seuls à souffrir du nouveau climat politique (non que l’ancien fût libéral). La presse privée était fermée, les élections remises à des jours meilleurs, toute voix critique muselée. L’un des États les plus policiers d’Afrique quadrille l’ensemble de la société, militarise sa jeunesse et cultive un nationalisme exacerbé. L’importante diaspora érythréenne n’a pas réellement pris ses distances avec le régime. Même si son soutien semble s’être quelque peu effrité, les mobilisations n’ont guère fléchi dès lors que le Conseil de sécurité a discuté de sanctions contre Asmara.
En Éthiopie, la crise a été différente mais profonde. Le FPLT se divisait sur l’accord d’Alger et la direction se maintenait en utilisant les ressorts que lui donnait le contrôle de l’appareil d’État et de la coalition au pouvoir. De nombreuses figures politiques furent arrêtées dans le cadre de la lutte contre la corruption. En 2005, la population eut la possibilité de s’exprimer. Au terme d’élections, dont les conditions furent très critiquées, l’opposition voyait ses représentants passer de douze à soixante-douze. Mais en novembre 2005, après des manifestions et un boycott du parlement par une partie des nouveaux élus, des dizaines de cadres de l’opposition et des milliers de sympathisants étaient emprisonnés. En 2010, l’opposition n’a obtenu aucun siège lors des élections parlementaires de mai et la communauté internationale (notamment la France) est restée très discrète dans sa critique des pratiques du pouvoir. L’Éthiopie, il faut le rappeler, n’est pas le Soudan : ce qui est acceptable (« réaliste » disent les diplomates) chez l’un ne l’est pas chez l’autre.