Les liens de la frontière. Enjeux des circulations autour de la frontière indo-népalaise

Par Tristan Bruslé
Comment citer cet article
Tristan Bruslé, "Les liens de la frontière. Enjeux des circulations autour de la frontière indo-népalaise", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 11/12/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/les-liens-de-la-frontiere-enjeux-des-circulations-autour-de-la-frontiere-indo-nepalaise
  1. « Un des mots pour “frontière”, “limite”, est sima, littéralement “sillon” : le Nirukta […] enseigne que sima vient de la racine siv, “coudre” : la frontière, c’est la couture entre deux desa, deux “pays” ou “domaines” ».
  2. Charles Malamoud, Les contours de la mémoire dans l’Inde brahmanique, 2002

 

La frontière entre l’Inde et le Népal possède une double originalité. Elle est, tout d’abord, une des rares frontières d’Asie du Sud, avec celle entre l’Inde et le Bhoutan, qui ne soit pas issue de la partition de l’Empire britannique en 1947. Ensuite, depuis 1950, elle autorise la libre circulation des hommes, soit longtemps avant que celle-ci ne soit institutionnalisée en Europe par la création de l’espace Schengen en 1985. L’ancienneté du mouvement de part et d’autre de cette ligne qui sépare deux pays culturellement proches fonde la spécificité de cet espace frontalier. Dans l’ambivalence propre à toute frontière (qui crée du lien autant qu’elle sépare), il est certain que la frontière indo-népalaise prend davantage la forme d’un espace de circulation que de séparation.

La frontière indo-népalaise (1 750 km) traverse principalement la plaine du Gange, au sud du Népal et au nord de l’Inde. Elle met en contact deux pays dont les niveaux de pauvreté diffèrent - les PIB par habitant s’élevaient à 440 dollars pour le Népal et 1 020 dollars pour l’Inde en 2008 - et des régions aux densités de population contrastés. En comparaison du Bihar et de l’Uttar Pradesh, le Téraï népalais, malgré ses 330 habitants au km², fait figure de zone peu dense. Dans chaque pays, ces espaces frontaliers présentent les traits des périphéries et sont pauvres en regard des centres. Cela est renforcé par le fait que les  langues maternelles sont souvent les mêmes de part et d’autre de la frontière (bhojpuri, hindi, maithili, awadhi, doteli, népali) et ne sont pas forcément les langues officielles (l’hindi ou le népali). La proximité culturelle, linguistique et religieuse qui se manifeste, entre autres, par l’intensité des circulations frontalières font de l’Inde et du Népal un couple soudé en Asie du Sud.

L’étude de la frontière indo-népalaise doit être replacée dans son contexte régional, en prenant en compte les relations entre l’Inde et la Chine marquées par le conflit de 1962 perdu par l’Inde et par des différends sur les marges himalayennes. L’intérêt de l’Inde pour le Népal remonte à la période de la colonisation britannique, la politique étrangère actuelle du pays étant dans la parfaite continuité de celle du Raj. Elle repose sur trois idées principales. Le Népal, pays enclavé, est un État tampon et participe à ce titre à la sécurité « naturelle » de l’Inde. Ainsi le 17 mars 1950, Jawaharlal Nehru affirmait que « toute invasion du Népal concernerait inévitablement la sécurité de l’Inde ». Parce que le Népal est vu comme indispensable à l’Inde pour sa sécurité, la dyade indo-népalaise (11% du total des frontières indiennes, et 75% de l’enveloppe frontalière népalaise) est stratégique mais moins problématique que celles que forme l’Inde avec le Pakistan, la Chine ou le Bangladesh. L’Inde s’arroge un droit de regard sur les affaires népalaises, aucun des changements politiques népalais des soixante dernières années ne s’étant fait sans son intervention. Le deuxième point concerne aussi la sécurité de l’Inde. Le Népal pourvoit les régiments de l’armée indienne en mercenaires. Le recrutement de ces Gurkhas doit être pérenne. Enfin le Népal assure un important débouché aux produits indiens.

Bien que les liens d’amitié entre l’Inde et le Népal et la reconnaissance mutuelle de leur indépendance soient rappelés dans tous les traités depuis 1816, les rapports de force entre les deux États sont déséquilibrés. L’Inde joue un rôle de grand frère par rapport au Népal, pays enclavé dépendant, politiquement et économiquement de son grand voisin du sud. Les tentatives du Népal d’instaurer une équidistance entre la Chine et l’Inde se heurtent aux réticences de cette dernière qui a en effet la volonté de lier le sort du Népal au sien. Dans ce dispositif, la frontière ouverte réunit plus qu’elle ne divise.

Une frontière historiquement perméable et peu contrôlée

Une frontière stable depuis 1860

L’État népalais s’est constitué à la fin du XVIIIe siècle à partir du centre actuel du pays. À son extension maximale en 1815, il s’étendait à l’ouest jusqu’à la rivière Sutlej et à l’est jusqu’à la Teesta. Il incorporait les terres de basse altitude des anciennes royautés annexées. Après une défaite militaire contre la Compagnie des Indes orientales, l’Inde prend possession des terres situées à l’ouest de la rivière Mahakali et à l’est de la Mecchi et le Téraï de l’Ouest. Ces pertes sont officialisées par le traité de Ségauli (1816). En 1860, les terres du Téraï occidental seront restituées au Népal en récompense du soutien du pays - par l’envoi de mercenaires gurkhas - à l’écrasement de la révolte des Cipaye en 1857. Les frontières actuelles n’ont subi depuis que d’infimes variations. Elles n’en restent pas moins contestées sur certaines parties de leur tracé.

Les Népalais qui prônent le retour au grand Népal (Greater Nepal) de 1815 sont très minoritaires. Mais pour la majorité de la population, deux occupations territoriales restent emblématiques des rapports de puissance déséquilibrés entre l’Inde et le Népal. La première est celle de Kalapani, à la frontière nord-ouest séparant le Népal de l’Inde et de la Chine. Depuis 1962, l’armée indienne y occupe 372 km² de territoire népalais, pour contrôler un col qui permet le passage depuis le Tibet. L’Inde occupe aussi le territoire de Susta, espace encore plus petit de 148 km². Elle est le fait de paysans indiens ayant suivi le cours changeant de la rivière Narayani à la frontière sud. Selon les médias népalais, ces atteintes à la souveraineté du pays vont parfois de pair avec la pénétration des forces indiennes au Népal et ou le déplacement de villageois népalais. L’ambassade indienne à Katmandou nie généralement ces faits que les partis politiques népalais utilisent pour mobiliser l’opinion publique, le sentiment anti-indien étant largement partagé dans la population népalaise. Malgré la réunion régulière de commissions indo-népalaises de vérification de la ligne frontalière et l’emplacement des piliers, les contentieux demeurent.

La circulation des hommes entre les montagnes et la plaine est ancienne. Elle a été accentuée par le développement du capitalisme dans l’Inde britannique. Migrations de travail, de peuplement, de commerce ou de transhumance, les formes de circulation entre les régions himalayennes et la plaine du Gange ont été multiples. Le peuplement actuel de l’État indien du Sikkim ou du district de Darjeeling (État du Bengale occidental) où la majorité de la population est d’origine népalaise en témoigne. L’important pourcentage de population d’origine indienne dans la plaine du Téraï installée à partir du XIXe siècle pour défricher cultiver et payer des impôts, est aussi la manifestation d’une perméabilité ancienne de la frontière. Cette réalité demeure aujourd’hui.

Circulation des personnes

La caractéristique majeure de la frontière indo-népalaise est son libre franchissement par les citoyens indiens et népalais, ce qui n’est cependant pas sans poser problème.

Le traité de 1950, pièce maîtresse de la liberté de circulation

Le traité de paix et d’amitié, signé le 31 juillet 1950 entre l’Inde indépendante et le Népal, avant que le régime autocratique des Rana ne chute, s’inscrit dans la ligne de la politique himalayenne de l’Inde. Le 6 décembre 1950, Nehru rappelle que « depuis des temps immémoriaux, l’Himalaya nous a donné une magnifique frontière. […] L’Inde avait donc intérêt à s’assurer que rien ne se passe mal au Népal et que la barrière himalayenne ne soit pas franchie ou affaiblie car sinon cela créerait un risque pour la sécurité de l’Inde aussi bien que pour celle du Népal ». Si le traité ne parle pas de frontière ouverte (open border), il accorde des privilèges identiques aux citoyens indiens et népalais en terme « de résidence, de propriété, de participation au commerce, de mouvement et de droits similaires ». La libre circulation entre les deux pays était instaurée de fait, tout comme la quasi-absence de contrôle à la frontière.

Ce traité, fondateur des relations entre l’Inde et le Népal, est régulièrement sujet de discorde entre les deux pays. Pour les formations népalaises et indiennes de gauche, il est le signe d’une ancienne soumission et dépendance du Népal envers l’Inde et doit être révoqué. Quant à l’Inde, elle reproche au Népal d’importer des armes de Chine alors que le traité stipule, entre les lignes, que les armes à destination du Népal doivent transiter par l’Inde, qui se réserve donc un droit de regard sur l’armement népalais. Malgré des réunions fréquentes entre les États, le traité de 1950 n’a jamais été retouché et reste en vigueur. Il a été complété par des accords portant sur les armes, le commerce ou le transit de marchandises.

La libre circulation à la frontière encourage des flux d’hommes incessants. Ceux-ci sont gouvernés par des relations matrimoniales (des femmes du Bihar et d’Uttar Pradesh viennent se marier au Népal), de travail (flux de saisonniers indiens dans la plaine du Téraï, Népalais à Darjeeling) ou commerciales (présence de marchés frontaliers). Les services de santé indiens sont utilisés par les Népalais de la frontière himalayenne occidentale tandis que les Indiens vivant à peu de distance de la frontière de la plaine vont se faire soigner au Népal. Des centaines de milliers de Népalais partent aussi travailler en Inde pour des périodes allant de quelques mois à quelques années. Le nombre de résidents népalais en Inde atteindrait trois millions. Enfin, des commerçants, colporteurs ou touristes franchissent régulièrement la frontière.

La frontière n’est pas une longue ligne tranquille

Matérialisée par des bornes, des rivières et 22 points principaux de passage officiels, la frontière n’est pas une ligne de rupture. Jamais elle n’a contraint ou gêné le passage des hommes et cette libre circulation pose parfois problème. Environ 200 000 Népalaises sont exploitées dans les maisons de passe des métropoles indiennes. Malgré la présence d’ONG luttant contre le trafic d’êtres humains à certains postes frontières de l’est du Népal, chaque année, 7 000 filles ou jeunes femmes seraient les victimes de réseaux de prostitution. La perméabilité de la frontière, elle-même haut lieu de la prostitution, est dénoncée par les organisations humanitaires comme un facteur favorisant la traite des femmes. Dans un autre ordre d’idées, les craintes d’une immigration massive indienne dans le Téraï népalais sont renforcées au moment où les mouvements hindiphones revendiquant une identité de la plaine (Madesh)plutôt que de la montagne prennent une importance politique majeure.

Historiquement, la frontière ouverte a favorisé le mouvement d’hommes politiques népalais qui ont participé, avec l’aide de l’Inde, à l’établissement de la monarchie népalaise en 1951. La fonction de refuge jouée par l’Inde a aussi été utilisée par les dirigeants de la rébellion maoïste au Népal (1996-2006) tandis que les contacts et l’importation d’armes pour la guérilla à partir de l’Inde ont été favorisés. Inversement, depuis le début des années 2000, le Népal est décrit par les journalistes ou chercheurs indiens comme un refuge pour les terroristes islamistes. Dans les publications d’instituts financés par le gouvernement indien, le Népal est présenté comme une base opératoire pour les mouvements irrédentistes du nord-est indien, les terroristes islamistes et les services secrets pakistanais (ISI), comme le prouveraient la multiplication des madrasas (écoles coraniques) dans la plaine du Téraï. Même si cela est sans doute exagéré, et réfuté par le gouvernement népalais, il n’en reste pas moins que le détournement d’un avion d’Air India par des terroristes pakistanais au départ de Katmandou en décembre 1999 a marqué les esprits indiens. En 2010, face à la constitution supposée d’un axe maoïste entre le Népal, l’Inde et le Bhoutan, l’Inde renforce progressivement ses contingents armés à la frontière : d’ici six ans 32 000 militaires seront ajoutés aux 20 000 déjà présents. L’idée de la construction d’une clôture telle qu’elle existe entre l’Inde et le Bangladesh ou le Pakistan n’est cependant pas d’actualité. D’une manière générale, la frontière ouverte est aussi associée aux mouvements incontrôlés de criminels qui commettraient leur forfait d’un côté de la frontière et se réfugieraient de l’autre.

Une circulation déséquilibrée des biens

Le commerce transhimalayen entre le Tibet et l’Inde, ou entre le Népal et l’Inde, a toujours fait fi des frontières même si il a été réglementé dès les premiers traités entre les deux pays. Les traités commerciaux de 1960 et de 1996 prenaient en compte les niveaux de développement différents des deux pays et le besoin de protection de l’économie népalaise. Celui d’octobre 2009 accompagne la forte croissance des échanges népalo-indiens de ces dix dernières années et doit permettre de renforcer l’intégration économique des deux pays. Vingt-six points de passage, quinze routes de transit vers les ports indiens et une vers le Bangladesh ont été définis pour organiser les échanges de biens entre les deux pays. Même si les taxes à l’exportation sont maintenues, les deux pays ont pour objectif de créer, à terme, un marché commun avec des droits de douanes minimaux pour améliorer le commerce bilatéral. Bien que de nombreux produits népalais soient totalement exempts de taxes (produits agricoles, plantes médicinales, etc.), les termes de l’échange sont très déséquilibrés. La dépendance du Népal vis-à-vis de l’Inde augmente – l’Inde représente les deux tiers du commerce extérieur népalais – notamment pour les produits pétroliers et les véhicules à moteur. Quant au Népal, il exporte principalement de la tôle ondulée, du fil, des fibres de polyester et de la jute.

Si le traité avantage formellement le Népal, dans les faits, l’Inde tire meilleur parti des accords bilatéraux. Les programmes de coopération indiens en matière d’infrastructures visent d’ailleurs à la construction de routes nord-sud reliant le nord de l’Inde au Téraï népalais et à la mise en place de postes frontière intégrés facilitant l’exportation de marchandises indiennes. Si la Chine veut faire du Népal son avant-poste commercial en Asie du Sud (elle développe les routes dans la partie nord du pays), l’Inde, premier investisseur étranger dans le pays, met également les moyens pour garder le Népal sous sa coupe commerciale. Enfin, l’Inde peut instrumentaliser la frontière et l’utiliser comme moyen de pression. Ainsi, de mars 1989 à juin 1990 elle a unilatéralement décidé de sa fermeture pour protester contre un rapprochement du Népal avec la Chine et a institué, contre la volonté du gouvernement népalais, un visa de travail pour les Indiens dans la vallée de Katmandou.

Comme la frontière est poreuse, la contrebande, de produits légaux ou illégaux, est élevée. Les « routes des voleurs » ou simplement la corruption aux postes de douane permettent l’exportation vers l’Inde de bois et de drogues et l’importation au Népal de ciment, de produits phytosanitaires ou de céréales subventionnées. Enfin, alors que les frontières himalayennes sont des rivières, la question du partage des ressources hydrauliques doit être abordée car 46% de l’eau du Gange provient des rivières népalaises et donc franchit la frontière. Les premières correspondances à propos des ressources en eau entre l’Inde britannique et le Népal datent de 1874. L’Inde finance des barrages hydroélectriques et d’irrigation sur les rivières en territoire népalais, notamment dans le Téraï, mais une fois de plus, cette coopération est jugée suspecte côté népalais.

Avantage à l’Inde

En 1977, le Premier ministre indien Desai rappelle au parlement indien : « Nous sommes liés au Népal par les liens de la géographie, par des intérêts économiques mutuels et par des liens religieux, sociaux et culturels entre nos deux peuples d’une manière unique sans équivalent ailleurs dans le monde ». Le traité de 1950 et les suivants réaffirment la nécessité de ces liens transfrontaliers à la fois impulsés par les pratiques des habitants et par des considérations géopolitiques. Les rapports déséquilibrés au profit de l’Inde font que les demandes d’abrogation du traité de 1950 sont fortes du côté du Népal même s’il est peu probable que le texte soit révisé. Il est aussi certain que Katmandou tire aussi son épingle du jeu par l’accès de ses ressortissants au marché du travail indien. Delhi, loin de vouloir contenir les flux de population, milite pour davantage de contrôles tout en souhaitant un assouplissement progressif des barrières douanières entre les deux pays.

Aujourd’hui la frontière ouverte participe de la mainmise de l’Inde sur le Népal. À ce titre, elle s’inscrit dans la politique de sécurité du pays et lui permet de maintenir sa domination politique ou économique sur le versant sud de l’Himalaya. La vulnérabilité du Népal enclavé est renforcée par la puissance de l’Inde à ses frontières. Pour les habitants, la circulation permanente rend la séparation frontalière ténue. La double nationalité, interdite par les deux États, est néanmoins un fait avéré pour les populations frontalières ou d’autres Népalais installés en Inde. La fluidité des mouvements fait que l’Inde et le Népal ne sont pas vraiment des pays étrangers. L'effacement de la frontière internationale participe de ces perceptions mais il a aussi tendance à exacerber le nationalisme ou le sentiment anti-indien des hommes politiques népalais pour qui Delhi est un acteur trop important des changements politiques internes au Népal.

Références

•    DAS P., « Towards a regulated Indo-Nepal border », Strategic Analysis, 2008, Vol.32, n°5, pp.879-900.

•    DHARAMDASANI M.D. (ed.), India-Nepal Partnership and South Asia Resurgence, New Delhi, Kanishka Publishers, 2000.

•    DIXIT K.M. et RAMACHANDARAN S. (eds.), State of Nepal, Kathmandou, Himal Books, 2003.

•    KANSAKAR V.B.S., « Nepal-India open border : Prospects, problems and challenges », 2001, séminaire à Kathmandou. 

•    RAJBAHAK R.P., Nepal-India Open Border. A Bond of Shared Aspirations, New Delhi, Lancer Press, 1992.

•    WELPTON J., A History of Nepal, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.