Kari DE PRYCK,
"Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ou les défis d’un mariage arrangé entre science et politique",
, 2014, [en ligne], consulté le
07/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/part1/content/le-groupe-d-experts-intergouvernemental-sur-l-evolution-du-climat
Le rôle de la science et de l’expertise dans la gouvernance globale s’est imposé au XXe siècle au sein des démocraties occidentales en raison du caractère complexe, incertain et souvent transfrontalier des problèmes contemporains, tel le changement climatique (Haas 1992 ; Pregernig et Böcher 2012). Aujourd’hui, la connaissance scientifique fait souvent partie intégrale de la conception et de la formulation des politiques publiques, voire leur confère leur légitimité. Comme le soulignent Miller et Edward, la science est « un outil puissant dans la construction de l’ordre politique moderne, mais un outil dont la crédibilité et la solidité dans la définition des politiques découlent du moins partiellement de normes et pratiques ancrées dans le social et propres à la culture pour garantir la connaissance publique » (Miller et Edward 2001 : 15, nous traduisons).
Cet article aborde la question de la coproduction (Jasanoff 2004) entre science et politique au sein d’une organisation unique en son genre, le Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont la légitimité et l’autorité auprès des différentes audiences auxquelles elle s’adresse reposent principalement sur l’association du scientifique et du politique dans sa structure organisationnelle. Il s’appuie sur la littérature scientifique publiée sur le GIEC, principalement dans le domaine des sciences et technologies (STS), une analyse d’une partie des procédures du GIEC, des entretiens menés avec des membres et des experts du GIEC et l’observation participante.
Le GIEC a été établi en 1988 sous les auspices de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). La résolution « Protection du climat mondial pour les générations présentes et futures » (A/RES/43/53) adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 6 décembre 1988 fonde le GIEC en tant que « Groupe intergouvernemental de l’évolution du climat », afin qu’il fournisse « des évaluations scientifiques, coordonnées à l’échelle internationale, de l’ampleur, de la chronologie et des effets potentiels de l’évolution du climat sur l’environnement et les conditions socio-économiques et [formule] des stratégies réalistes pour agir sur ces effets […] ». L’Assemblée générale convie l’OMM et le PNUE, « agissant par l’entremise du GIEC », à produire dans les plus brefs délais une « étude d’ensemble et de[s] recommandations » sur l’état des connaissances relatives à l’évolution du climat et ses effets sociaux et économiques, « y compris le réchauffement de la planète », les stratégies pour faire face à une évolution nuisible du climat, les instruments juridiques et « les éléments à prévoir dans une éventuelle convention internationale sur le climat ».
Quelques années plus tard, le GIEC a été rebaptisé Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat pour mieux refléter la signification de son appellation anglaise – Intergovernmnetal Panel on climate change (IPCC), panel désignant généralement un groupe d’individus dotés d’une certaine expertise – et l’accent a été mis non plus sur l’évolution du climat mais sur les risques liés au changement climatique d’origine humaine. Aujourd'hui, l’organisation a pour mission « d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique, technique et socio-économique qui nous sont nécessaires pour mieux comprendre les fondements scientifiques des risques liés au changement climatique d’origine humaine, cerner plus précisément les conséquences possibles de ce changement et envisager d’éventuelles stratégies d’adaptation et d’atténuation ». Il n’est plus question de formuler des recommandations mais de rester « pertinent pour la politique, mais neutre par rapport à la politique, jamais prescriptif » (ibid.), en dissociant rigoureusement le scientifique et l’intergouvernemental, un principe qui s’est particulièrement imposé depuis les réformes du GIEC en 2010 et qui constitue le cœur de sa nouvelle stratégie de communication.
Vingt-six ans se sont écoulés depuis la création du GIEC et l’organisation a dû, à plusieurs reprises, adapter ses procédures sous la pression d’actions internes et externes. Si les travaux dans le domaine des STS ont insisté sur une chose, c’est bien sur la distinction souvent opérée entre science et politique. Le GIEC a évolué vers le modèle d’expertise actuel au gré des négociations entre les acteurs individuels et collectifs qui y participent et pour qui cette distinction revêt des significations et des enjeux différents. « Ce qu’est l’expertise, et donc qui est un expert, sont les résultats des processus politiques » (De Vries 2007 : 801, nous traduisons).
Cet article revient en premier lieu sur la création politique du groupe d’experts, encouragée par un petit groupe de scientifiques internationaux. Ensuite, nous abordons la question de la/des séparation(s) entre science et politique au sein du GIEC par une analyse de ses procédures, en les replaçant autant que possible dans le contexte de l’agenda politique international et des controverses qui ont agité et transformé l’organisation. Finalement, nous discutons et dressons un portrait succinct de l’histoire politique du GIEC.