Postface - Environnement et relations internationales

Par Brice LALONDE
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Brice LALONDE, "Postface - Environnement et relations internationales", CERISCOPE Environnement, 2014, [en ligne], consulté le 19/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part5/postface


Quand Christophe Colomb découvre l’Amérique le 12 octobre 1492, la population mondiale n’atteint pas le demi-milliard. Le monde connu s’agrandit d’un continent gorgé de richesses. L’humanité n’a qu’à se servir et croître. Elle peut prélever, massacrer, creuser, défricher, brûler, aménager, peindre, écrire, chercher… Les Temps modernes commencent, les représentations du monde célèbrent Prométhée et la croissance illimitée.

Le 21 juillet 1969, la population mondiale dépasse les trois milliards. La globalisation s’étend. Sur la lune, les astronautes photographient la Terre. Brillante et bleue contre le noir de l’espace, elle a rétréci, devenant un vaisseau spatial aux ressources limitées. Les satellites en font le tour en une heure et demie. Attention à la conserver en bon état. Les lendemains chantent moins allègrement que naguère. Est-ce le jour où l’anthropocène succède à l’holocène ? Les géologues penchent pour l’apparition de l’agriculture, d’autres pour l’arrivée des combustibles fossiles.

C’est aussi le moment où apparaît un nouveau domaine des affaires publiques, la planète. La santé de la biosphère dépend de l’action humaine, ce qui n’avait jamais été le cas. Il faut donc inventer les politiques planétaires, les institutions planétaires, les programmes d’action planétaires. Et par conséquent, chaque gouvernement doit créer son département des affaires planétaires et traiter l’aspect national des politiques planétaires qui lui revient, parfois différent de ses priorités nationales. Nous n’y sommes pas encore. L’ère westphalienne domine toujours les relations internationales. Les Nations unies sont créées pour régler les problèmes entre les Etats, non ceux de la planète. Au demeurant, pas de chef, juste un secrétaire. Toutefois, les vingt grandes économies se rencontrent régulièrement, beaucoup d’instances techniques organisent la mondialisation et les enceintes cosmopolites foisonnent. Une opinion publique mondiale se dessine.

Dans la foulée des expéditions lunaires, le Club de Rome avertit que la croissance connaît des limites, une conviction partagée par Sicco Mansholt, président de la Commission européenne, qui suggère de mettre en place un revenu minimum européen. Les esprits forts rigolent : « Malthus a tort. » En 1972, les Nations unies convoquent à Stockholm la première conférence multilatérale sur l’environnement dont le rapport préparatoire, « Nous n’avons qu’une seule Terre », est confié au biologiste et agronome René Dubos et à l’économiste Barbara Ward (International Institute for Environment and Development). Le Canadien Maurice Strong en est le secrétaire général. Il sera le premier directeur du Programme des Nations unies pour l’environnement, un avorton d’organisation créé par la conférence et situé à Nairobi (Kenya). La population mondiale approche les quatre milliards. Les pays en développement récusent toute inquiétude démographique et n’autorisent à parler d’environnement que si l’on parle d’abord de développement.

De 1972 à 1992, tous les pays du monde se dotent d’une administration et de lois de protection de leur environnement. L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) invente le principe pollueur-payeur puis celui de la responsabilité élargie du producteur, qui impute à ce dernier le sort de ses produits après usage. De 1984 à 1986, Jim McNeill, secrétaire général d’une commission ad hoc sur le développement et l’environnement, ancien directeur de l’environnement de l’OCDE, rédige le rapport des Nations unies « Notre avenir à tous » qui sera connu sous le nom de rapport Brundtland, du nom de l’ancienne Premier ministre de Norvège qui présidait alors la commission. Ce rapport rend célèbre l’expression « développement durable » qui souligne la nécessité de l’équité intergénérationnelle. L’écologie enregistre un succès : la mise en œuvre du protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone (1985).

Le second sommet de la Terre a lieu à Rio de Janeiro en 1992. Maurice Strong en est encore le secrétaire général. Il dirige une solide équipe qui prépare longuement la conférence. Le mur de Berlin est tombé. Les futurs émergents ne sont pas encore sortis du rang. La population mondiale atteint alors 5,5 milliards d’individus. Le monde vit un moment de détente. C’est le plus grand rassemblement de chefs d’Etat de l’histoire. La conférence adopte un programme indicatif pour le prochain siècle appelé Agenda 21 qui sera source d’inspiration pour de nombreuses collectivités dans le monde. Les trois fameuses conventions sur les changements climatiques (1992), la diversité biologique (1992) et sur la lutte contre la désertification (1994) sont toutes issues du sommet de Rio. Fait notable, la première est négociée en dix-huit mois seulement, sous l’impulsion de Jean Ripert, ex-secrétaire général adjoint des Nations unies. Incroyable pour qui connaît le rythme actuel des discussions ! Vingt ans plus tard, en effet, la mise en œuvre de ces conventions piétine. Les émissions de gaz à effet de serre ne cessent d’augmenter, l’érosion de la biodiversité s’accroît, la désertification des sols étend son emprise.

En dépit de leur réputation écologique, les textes de Rio ont soin d’affirmer la souveraineté des nations et de promouvoir leur développement avant toute chose, mais en considérant l’environnement comme un auxiliaire indispensable. Le traitement préférentiel accordé par souci d’équité aux pays en développement alourdira les négociations quarante ans plus tard, quand les émergents devenus grands pollueurs continueront de s’en prévaloir. Aux Nations unies, les pays en développement ont automatiquement la majorité de l’Assemblée générale. Leur priorité est à bon droit la lutte contre la pauvreté. La protection de l’environnement est secondaire, parfois perçue comme une diversion. La négociation sur l’environnement prend souvent l’allure d’un marchandage : « payez-moi pour que je défende l’environnement. » Les questions planétaires suscitent la méfiance : les pays développés sont soupçonnés d’invoquer des contraintes écologiques globales pour freiner en réalité la croissance des pays en développement, tandis qu’eux-mêmes continueraient à jouir sans retenue de leur mode de vie. L’histoire des Nations unies a largement été rythmée par la montée en puissance du Groupe des 77 (G77) créé en 1964 après la décolonisation, qui rassemble aujourd’hui 130 des 193 Etats membres des Nations unies.

En 1974, après le choc pétrolier et la démonstration de force de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), le G77 a cru pouvoir organiser la mondialisation, l’Assemblée générale des Nations unies votant la création d’un « nouvel ordre économique mondial ». Mais celui-ci ne s’est jamais concrétisé, le Nord conservant l’essentiel des leviers avec ses marchés, ses multinationales, la suprématie du dollar, le contrôle des institutions financières internationales. Les pays du Nord sont donc devenus les « donneurs », l’essentiel de l’aide au développement transitant par leurs coopérations bilatérales et la Banque mondiale. Grâce à l’OCDE, cette aide est peu à peu devenue plus technique et plus efficace, créant un petit monde d’opérateurs du développement. Les Nations unies ont donc peu d’influence réelle sur le financement du développement, mais l’« éradication » de la pauvreté reste le leitmotiv politique des résolutions de l’Assemblée générale et les conférences sur le développement se succèdent (sur les pays les moins avancés, sur les petites îles, sur le financement du développement, sur le développement social, etc.). En 2000, les Etats membres adoptent la Déclaration du millénaire et approuvent les huit Objectifs du millénaire pour le développement, avec leurs dix-huit cibles et quarante-huit indicateurs de suivi, fixés pour 2015. Bien que globaux, ces objectifs sont repris dans de nombreux pays qui en font des indicateurs de leur propre développement.

Avec ces Objectifs du millénaire, les Nations unies reprennent en partie la main dans le pilotage du développement. On reprochera à ces objectifs d’avoir été déterminés par des experts, et non négociés par les Etats, ou de négliger les dimensions économiques et écologiques du développement, et notamment d’avoir omis l’accès à l’énergie. Toutefois, ils ont mobilisé les équipes sur le terrain, concentré les financements et permis de mesurer les progrès accomplis ou restant à accomplir grâce à leurs cibles chiffrées. C’est une leçon qui ne sera pas perdue. Par ailleurs, la percée contemporaine des pays émergents modifie la perception du développement. Des millions de Chinois, d’Indiens, d’Africains, de Brésiliens, etc., accèdent à la classe moyenne. Quasiment sans aide. Le financement du développement se transforme, intégrant l’investissement étranger ou national, l’activité bancaire courante, la coopération Sud-Sud. Les programmes mêmes de développement tiennent de plus en plus compte de l’environnement, reconnu comme une richesse, tandis que les défenseurs de l’environnement deviennent souvent aussi des spécialistes du développement. La question reste de savoir si les deux mondes, celui de la protection de l’environnement et celui de l’aide au développement, avec leurs histoires, leurs pratiques, leurs outils, pourront, ou devront, fusionner. Une question voisine des interrogations sur le rapprochement entre l’écologie et l’économie, un rapprochement fécond, mais ô combien lent.

En 2002, dix ans après le sommet de Rio, une conférence intermédiaire a lieu à Johannesburg, sans grand résultat. Devant le manque d’enthousiasme des Etats, elle invente le concept des « partenariats » entre acteurs multiples dont peu seront des succès pérennes. Mais elle consacre la référence au « développement durable » qu’elle décline en trois dimensions, économique, sociale et écologique, une trinité qui deviendra un véritable catéchisme. En 2012, l’Assemblée générale convoque le sommet Rio+20, dont le sigle évoque à la fois les vingt années à venir et les vingt années écoulées. Ce n’est pas le meilleur moment. Le monde se remet à peine d’une grave crise financière et les Nations unies sont désargentées. En outre, c’est une année électorale pour d’importants Etats membres. Mais le Brésil emporte la décision, c’est une idée du président Lula. La population mondiale a doublé depuis la conférence de Stockholm (1972), dépassant les sept milliards d’habitants. Le Fonds des Nations unis pour la population estime qu’elle oscillera entre neuf et onze milliards en 2050, selon que les femmes en âge de procréer auront plus ou moins d’enfants dans les décennies à venir. Les fondamentalistes religieux se liguent pour ne pas évoquer les droits des femmes. De façon générale, les gouvernements sont sur la réserve, ils refusent de créer un secrétariat autonome. Cependant, la conférence est un grand succès populaire, relayé par des dialogues sur Internet. Beaucoup d’événements parallèles suscitent des initiatives et des alliances. Les entreprises sont nombreuses à s’engager, des sommes importantes sont annoncées.

Originellement convoquée pour examiner comment « verdir » l’économie, la conférence officielle préfère s’en tenir à la lutte contre la pauvreté et au cadre du développement durable, désormais bien intégré au corpus onusien. Sollicitée par des scientifiques suédois qui distinguent neuf frontières de la biosphère dont trois auraient été dépassées, elle rejette l’idée qu’il puisse y avoir des limites planétaires, une illusion d’Européens fatigués. Elle repousse la proposition défendue par la France d’une organisation internationale de l’environnement qui pourrait menacer les souverainetés nationales. Elle adopte un long texte qui entérine une dizaine de décisions utiles et qui témoigne de l’opinion de la communauté internationale sur les grands problèmes de l’heure. Surprise ! Une proposition de la Colombie est acceptée : les Etats sont invités à négocier des objectifs de développement durable à l’horizon 2030 pour l’humanité tout entière, et à les adopter en 2015. Surprise, car c’est la première fois que l’accent est mis sur les problèmes de tous et pas seulement sur ceux des plus pauvres. Cette innovation n’aura sans doute pas pour conséquence un infléchissement du modèle économique dominant tant l’opinion est répandue aux Nations unies que le seul projet qui vaille pour tous est de rattraper le mode de vie des plus riches. Elle marque cependant une prise de conscience de la nécessité de déployer des efforts communs et, bâtissant sur le succès d’une mobilisation vers des objectifs, inaugure une forme de gouvernance multilatérale originale : l’examen collectif périodique des progrès accomplis.

L’année 2015 est donc un grand rendez-vous pour les Nations unies puisque les Objectifs du millénaire arrivent à leur terme et seront passés en revue, que des objectifs de développement durable (sustainable development goals) devraient prendre le relais et qu’un accord sur le climat pourrait être conclu à l’occasion de la 21e Conférence sur le climat organisée à Paris en 2015, forgeant ainsi le successeur du protocole de Kyoto (1998). Il est désormais convenu que tous les pays doivent contribuer à la lutte contre les changements climatiques, et pas seulement les pays développés du siècle dernier qui ne représentent d’ailleurs plus qu’un tiers déclinant des émissions mondiales. Mais la recette pour parvenir à un partage équitable des efforts n’a pas encore été trouvée. L’idée d’un commandement mondial assignant à chaque Etat son quota d’émissions autorisées ne paraît guère réalisable, c’est pourquoi les discussions s’orientent plutôt vers un cocktail d’actions à mener dans tous les domaines utiles pour réduire les émissions et s’adapter à un climat hostile, sous réserve de communiquer fidèlement les actions menées ou le financement consenti. L’accord de Copenhague en 2009 a consacré deux avancées majeures : d’un côté, la mise en place d’un système permettant de mesurer, rapporter et vérifier (MRV) ce qui est fait par les Etats, de l’autre, la création d’un fonds destiné à financer le surcoût des mesures d’adaptation des pays en développement. Elles seront vraisemblablement encore au cœur des pourparlers de Paris en décembre 2015.

Dans ces affaires planétaires, les Etats ont le monopole des décisions et de l’essentiel des débats préparatoires, au milieu d’une nuée d’ONG et de parties prenantes. Cependant, ils ont admis la nécessité d’un avis scientifique autorisé, quoique organisé sous forme intergouvernementale : celui du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour le climat et celui de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) pour la biodiversité. On pourrait dire que ces deux institutions sont la voix de la planète. Elles établissent un diagnostic et proposent des scénarios. Libres ensuite aux politiques d’adopter celui de leur choix. Ainsi a été retenu l’objectif d’éviter une hausse de la température moyenne de la surface de la Terre de plus de deux degrés Celsius à la fin du siècle (un choix qui, à ce stade, paraît hors d’atteinte selon de nombreux experts). Deux nouveaux acteurs prennent de l’importance : les collectivités locales, qui sont parfois des Etats fédérés et généralement des grandes villes, et les entreprises. De fait, difficile de réussir sans elles. Les villes déterminent les règles d’urbanisme et de transport en leur sein. Les entreprises organisent la production et, en grande partie, la consommation. Elles détiennent la plupart des solutions , pour peu que les Etats donnent le feu vert, par exemple en abandonnant les subventions aux combustibles fossiles, en organisant un marché mondial de quotas d’émissions ou en harmonisant les taxes carbone, toutes mesures politiquement difficiles.

Les négociateurs ont pour instructions de défendre les intérêts de leur pays, non ceux de l’humanité, de la biosphère ou des générations futures. Ils mènent donc leurs négociations d’un pas de tortue, veillant jalousement à rester maîtres du processus. Pour cela, ils le compliquent à loisir, inventent des acronymes ésotériques et des termes abscons qui effraient les politiques et tiennent les peuples à l’écart. Du reste, il est notoire que les politiques sont noyés dans la conjoncture et obnubilés par les prochaines élections, tandis que nombre de responsables d’entreprise se concentrent sur le rapport trimestriel aux actionnaires. Les seuls qui ont notamment pour mandat de transcender le court terme ou les frontières de leur pays sont les chefs d’Etat. Il leur arrive de se parler simplement et de prendre des décisions historiques. Mais il faudrait qu’un Nelson Mandela de la planète les mobilise.

Baignant depuis plus de quarante ans dans l’observation des changements écologiques à la surface de la Terre et dans de multiples cénacles et tentatives pour les ralentir, il m’arrive d’être effrayé par les alertes et les prédictions les plus angoissées. Devant mes concitoyens qui descendent dans le métro, je m’interroge. Savent-ils ce qui va leur tomber dessus ? Connaissent-ils les conséquences des changements climatiques ? Je tremble pour eux, je m’apitoie sur leur sort, je note les signes annonciateurs des désastres. Le lendemain, la Terre tourne toujours, il y a du thon au restaurant japonais du coin, de l’essence dans les réservoirs des voitures, tout a l’air normal. D’ici ce soir, 200 000 bébés vont naître, quinze millions de tonnes de charbon seront brûlées. Que faut-il penser ? A midi, je bavarde avec un océanographe qui m’annonce la fin des poissons. Nous notons que les pare-brise et calandres d’automobiles ne sont plus souillés d’insectes après un voyage comme c’était le cas naguère, que les hannetons ont disparu. Je lui parle des animaux que nos ancêtres ont connus pendant la préhistoire. La vérité, c’est que chaque génération accepte le monde tel qu’il est, sans s’interroger sur ce qu’il a été ou pourrait être. Il y a des tempêtes et des inondations ? C’est comme ça. Il n’y a plus d’hirondelles ? C’est quoi une hirondelle ?