, 2014, [en ligne], consulté le
07/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part1/geopolitique-ou-gaiapolitique?page=show
Quand, à des époques antérieures, avant l’Anthropocène, nous parlions de la Nature, nous en parlions en réalité, sereinement et sans y réfléchir, comme s’il existait un Etat de nature – un Etat avec un grand E, un Léviathan monstrueux, dont une moitié était faite de Politique, l’autre de Science. Qu’il ait été construit par l’intermédiaire d’un contrat social d’un genre très étrange et grâce à l’usage le plus surprenant de la science, nous le savons depuis la publication du Léviathan et la pompe à air, le chef d’œuvre de Simon Schaffer et Steve Shapin sur la controverse entre Boyle et Hobbes (Schaffer et Shapin 1993). Le corps hétéroclite d’un tel monstre tient l’épée dans une main et la pompe à air dans l’autre, fournissant ainsi un emblème évocateur pour trois siècles d’épistémologie politique.
Mais depuis lors, à cause des nombreuses controverses dans la science comme dans l’écologie, ce que nous avons observé est la dissolution progressive de la division entre la Politique et la Science, ou encore, pour recourir à ma terminologie, la fin de la Constitution moderniste. La Nature ne peut offrir la sécurité d’un Etat – avec un grand E ; tandis que la Science, avec un grand S, ne sert plus de cour suprême projetant sa grande ombre protectrice sur la politique. Par une torsion inattendue et inouïe du très célèbre concept de Hobbes, nous sommes entrés en un nouvel « état de nature », cette fois écrits avec un « e » et un « n » minuscules. C’est-à-dire une guerre de tous contre tous, dans laquelle les protagonistes peuvent désormais être non seulement le loup et l’agneau, mais également le thon et le CO2, le niveau de la mer, les nodules des plantes ou les algues, en plus des nombreuses factions d’humains en train de se battre. Le problème est que cet état de nature n’est pas situé, comme avec Hobbes, dans un passé mythique avant le contrat social : il vient vers nous, il est notre présent. Pire encore : si nous ne sommes pas assez inventifs, il pourrait bien devenir notre avenir également. Il n’y a rien de surprenant à ce que nous soyons terrifiés à l’idée d’avoir perdu la sécurité de l’Etat : il n’y a rien de rassurant dans la dissolution du Grand Léviathan et dans la décomposition de nos assemblages constitutionnels les plus chers. Comme l’écrit Hobbes : « Il peut sembler étrange à qui n’a pas bien pesé ces choses que la nature sépare ainsi les humains en les rendant enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres. » (Hobbes 1999 [1651]). Etrange en effet que la nature ne pacifie pas plus « l’animal politique » !
S’il est trop tôt pour paniquer, c’est parce que la sécurité apportée par l’Etat de Nature – avec majuscules – n’a jamais été donnée en réalité, et parce que nous n’avons pas abandonné la volonté de rechercher la sécurité et la protection, la paix et la certitude. C’est simplement que nous sommes en train de prendre conscience que nous ne pouvons obtenir un collectif civilisé sans le composer, pas à pas, agent par agent, et ainsi rechercher un nouveau Léviathan qui viendrait embrasser Gaïa. En d’autres termes, la volonté de construire la République, la véritable res publica, est toujours devant nous. Ce n’est pas que les controverses écologiques détruisent le contrat social et que nous devions déplorer le manque de respect pour l’autorité scientifique : c’est juste que, grâce à l’irruption de Gaïa, nous prenons conscience de ce que nous n’avons même pas commencé à esquisser un contrat réaliste, du moins un contrat qui pourrait tenir sur cette Terre sublunaire qui est la nôtre.
Maintenant que l’Etat de Nature (avec majuscules) a été dissous, comment pouvons-nous sortir de l’état de nature (avec minuscules) – de la guerre de tous contre tous ? Renouveler la politique à la fin des guerres de religion ressemble fort à un renouvèlement au milieu des controverses scientifiques. Nous sommes toujours confrontés à la vieille question de Hobbes – comment mettre fin aux guerres civiles ? – à ceci près qu’il souhaitait reconstruire la société civile après que la garantie d’une religion vraiment catholique eut disparue, tandis que nous devons faire de même maintenant que l’autorité d’une Nature vraiment catholique connue par les sciences unifiées s’est également effondrée. Dans le nouveau Léviathan, l’exégèse attentive de la littérature scientifique remplace celle des écritures religieuses. J’admets que prôner une telle conception n’est pas une tâche aisée, car la situation n’est pas celle du livre de Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur (Blumenberg 1994). C’est un naufrage, certes, mais il n’y a plus de spectateur ; à mieux dire, c’est tout à fait comme dans l’Histoire de Pi (Martel 2005) : dans le bateau de survie, il y a un tigre du Bengale ! Le malheureux jeune naufragé n’a plus de rivage solide à partir duquel il puisse jouir du spectacle de la lutte pour la survie aux côtés d’une bête sauvage indomptable pour laquelle il sert à la fois de dompteur et de plat !
Pour faire l’esquisse d’un tel Léviathan, malgré les apparences, ce n’est pas la peine de se tourner vers notre passé moderniste avec trop de regrets, car nous n’aurions aucun intérêt à nier la réalité de cet état de guerre généralisé. Si nous devions le faire, nous ne ferions qu’expulser la politique hors du paysage et la remplacer par l’éducation, la gestion ou les opérations de police. Comme l’écrit Schmitt : « Un monde d’où l’éventualité de cette lutte aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait un monde sans discrimination de l’ami et de l’ennemi et par conséquent un monde sans politique. » (Schmitt 1992 : 73).
Eh bien, la bonne nouvelle, pour dire le moins, c’est qu’une « planète définitivement pacifiée » n’est pas ce à quoi nous faisons face. Ce rêve a existé, c’est sûr : il a été l’idéal des naturalistes, l’utopie des écologistes habiles, superficiels ou demi habiles ; et il est toujours l’horizon de ceux qui espèrent être les managers et les ingénieurs de la planète ; de ceux qui souhaitent s’en sortir avec « le développement durable » et de ceux qui prétendent être les bons intendants, les majordomes sérieux, les jardiniers avisés ou les gardiens attentifs de la Terre. En bref, c’est le rêve de ceux qui préfèreraient tout simplement « se passer de politique ».
La grande vertu de penseurs dangereux et réactionnaires comme Schmitt est de nous forcer à faire un choix bien plus radical que celui promu par tant d’écologistes bien-pensants toujours animés par une espérance infatigable. Le choix de Schmitt est terriblement clair : soit vous acceptez de distinguer l’ennemi de l’ami et alors vous vous engagez dans la politique, définissant strictement les frontières de guerres bien réelles – « guerres sur ce dont est fait le monde » –, soit vous évitez soigneusement de mener des guerres et d’avoir des ennemis, mais alors vous renoncez à la politique, ce qui veut dire que vous vous abandonnez à la protection d’un Etat de Nature qui englobe tout et qui a déjà unifié le monde en un ensemble, un Etat qui serait ainsi capable de résoudre tous les conflits de son point de vue désintéressé, neutre, en surplomb .
La deuxième solution serait bien sûr la meilleure, je l’admets – pour ma part, je ne suis pas particulièrement belliqueux – mais seulement à condition qu’un tel Etat existe. S’il n’y en a aucun, alors ce qui se fait passer pour du sens commun est simplement criminel puisque vous acceptez de placer votre sécurité et celle des autres aux bons soins d’une entité qui n’existe pas. Vous mettriez ceux qui croient en votre solution au beau milieu d’une situation semblable à celle décrite par Ian Kershaw dans son livre La Fin, une situation sans issue : mais ce ne sera pas Dunkerque (en juin 1940, il y avait encore de l’espoir) ; ce sera l’Allemagne en mai 1945 : capitulation inconditionnée (Kershaw 2011). C’est un choix radical, je l’admets : soit la Nature met fin à la politique, soit la politique ressuscite la nature – c’est-à-dire accepte finalement de faire face à Gaïa. Sans relever un tel défi, il n’y aura que des opérations de police qui échoueront inévitablement et misérablement, mais aucune politique de la nature crédible.
Comme j’aimerais faire plaisir avec des paroles réconfortantes sur la splendeur des parcs naturels, la beauté de la Création de Dieu, ou les stupéfiantes nouvelles découvertes des sciences du système de la Terre ! Mais le travail obscur et ingrat de la politique doit d’abord être accompli. Pour tenir tête à la menace, nous devons d’abord comprendre pourquoi nous sentons qu’elle vient vers nous, et pourquoi il est si difficile de lui faire face frontalement. Contrairement à ce qu’ils disent souvent à leur propre sujet, les Modernes ne sont pas des créatures qui regardent vers l’avant, mais presque exclusivement vers l’arrière. C’est pourquoi l’irruption de Gaïa les surprend autant. Puisqu’ils n’ont pas d’yeux derrière la tête, ils nient totalement qu’elle vient à eux, comme s’ils étaient trop occupés à fuir les horreurs de l’ancien temps. Il semblerait que leur vision du futur les a rendus aveugles à la direction dans laquelle ils s’engagent ; ou plutôt comme si ce qu’ils entendent par futur étaient entièrement fait de leur passé rejeté, sans aucun contenu réaliste sur les « choses à venir ».
Les enfants des Lumières ont l’habitude de définir avec grand plaisir le passé menaçant auquel ils ont eu le courage nécessaire d’échapper ; ils sont particulièrement silencieux au sujet de l’aspect des choses à venir. Les Modernes sont extraordinairement habiles à se libérer des chaînes de leur passé archaïque, provincial, renfermé, local, territorial, mais quand le temps est venu de désigner les nouvelles localités, les nouveaux territoires, les nouvelles provinces, les nouveaux réseaux étroits vers lesquels ils émigrent, ils se contentent d’utopie, de publicité et de grands mouvements de poitrine comme s’ils se préparaient à respirer l’air subtil et toxique de la mondialisation. Rien de surprenant à cela : ils n’ont jamais fait assez attention à la direction dans laquelle ils s’engageaient, étant obsédés par l’idée d’échapper à leurs attachements avec la vieille terre. Habiles au détachement, ils semblent vraiment naïfs quand la question se pose du rattachement à une nouvelle résidence, de la délimitation d’un nouveau nomos. Ils ressemblent à des astronautes faisant des plans pour se lancer dans l’espace sans équipement.
Comme Peter Sloterdijk nous l’a appris, on ne peut pas aller d’un intérieur à un extérieur, d’un lieu à un lieu de nulle part, mais seulement d’un intérieur soigneusement contrôlé à un intérieur encore mieux contrôlé. Comme il le démontre, le déplacement n’est pas seulement de l’esclavage à la liberté, mais également de conditions implicites d’existence à des conditions d’existence totalement explicitées (Sloterdijk 2005). C’est tout le sens de la climatologie : sans atmosphère dans laquelle respirer, on suffoque. Ce que Gaïa a fait, c’est d’avoir forcé chacun de nous à rendre explicite les conditions de respiration dont nous avons besoin : hors du passé archaïque et suffocant, en route pour un avenir suffocant autrement !
Il est piquant de voir que plus les Modernes sont progressistes, plus ils sont prêts à nier que l’écologie pourrait être un problème ; plus enragé leur mépris pour ceux qu’ils appellent les « prophètes de malheur », les « marchands d’apocalypse ». Si vous les poussez un peu dans leurs retranchements, ils iront jusqu’à vous dire que tout le bavardage autour de la Fin des Temps ou de l’Irruption de Gaïa n’est rien que de la poudre aux yeux pour exploiter les pays pauvres en voie de développement, si les Modernes sont de gauche, ou rien qu’un complot pour imposer le communisme dans les pays riches développés, s’ils sont de droite. C’est comme si tous disaient : « Progressistes de tous les pays et de tous les partis, unissons-nous dans le déni de la climatologie comme notre nouvel horizon. Nous n’avons besoin d’aucun territoire ni d’aucun sol. Il n’y a pas de limite ! Seuls les réactionnaires insistent sur les limites : ils ne veulent pas être émancipés ; ils veulent nous faire revenir au pays, à une époque de restrictions et de misère dont nous avons finalement émigrés avec tant de succès. Oui, ce n’est pas une plaisanterie, ils veulent que nous retournions vivre dans les cavernes – dans la caverne de Platon. »
Quelle surprise de se retrouver dans une telle situation, avec deux conceptions entièrement opposées du progrès en avant, parce que Gaïa est simultanément ce qui était là, qui a été oublié et abandonné en chemin – Gè, l’ancienne déesse – et ce qui vient à nous, notre avenir. Ainsi, toute préoccupation quant au climat et au sol pourrait signifier aller vers l’arrière et vers l’avant simultanément. Si le mot « humain » vient du latin « humus », c’est-à-dire le sol, nous changeons entièrement l’orientation de la flèche du temps, aussitôt que nous remplaçons « sol » par « Terre » ; nous passons de l’attitude réactionnaire à l’attitude progressiste. Insister sur le sol, c’est être réactionnaire à l’ancienne manière – en appeler au sang et au sol (Blut und Boden). Les réactionnaires de toutes tendances ont toujours insisté sur ce qu’il y a de criminel dans la volonté de quitter l’ancienne terre, d’abandonner le vieux sol, d’oublier les limites du vieux nomos, d’être émancipé et cosmopolite. Contre ces appels à rester « en arrière », les révolutionnaires avaient bien raison d’en appeler à l’émancipation. Et pourtant, ce qu’ils ne pouvaient imaginer, c’est qu’il pût y avoir une autre signification dans l’attachement au vieux sol, cette fois à la Terre. Aussitôt que vous dites cela, les choses se renversent, et la terre (land) qui était auparavant ce que l’on devait quitter pour subir la modernisation, devient la nouvelle Terre (Earth) qui vient à vous. Le retour à la terre n’est pas le retour de la Terre !
A l’époque de l’Anthropocène, le Grand Récit de l’Emancipation nous a rendu totalement inaptes à trouver la voie de la terre à laquelle nous appartenons. Comme si la notion même d’« appartenance » dégageait un parfum de réaction ! Et pourtant, on pourrait penser qu’après plusieurs siècles de critique de la religion, nous n’aurions guère de difficulté à reconnaître que nous sommes « de cette Terre ». Il est pour le moins surprenant qu’après avoir entendu tant d’appels de clairon à embrasser le matérialisme, nous nous trouvions totalement démunis pour aborder les conditions matérielles de notre existence atmosphérique ! Après tant de sarcasmes à l’encontre de ceux qui veulent échapper à « l’arrière-monde » du Ciel pour fuir les rudes conditions de ce monde de terre et de peine ici-bas, nous voilà pourtant abasourdis de ce qu’il puisse y avoir des limites à nos objectifs, totalement incapables de formuler en quoi consisterait une conduite terrestre, incarnée. Nous avons beau avoir savouré la nouvelle de la « mort de Dieu » qui était supposée nous ramener à une condition humaine, trop humaine, nous nous retrouvons tout de même hésitants, marmonnant dans le noir, dans la « vallée de larmes », nous demandant ce que cela pourrait faire de sentir le sol sous nos pieds. Le plus surprenant est que nous soyons si surpris d’être d’ici, pas exactement des humains, mais des Terriens.
Ce que les gens progressistes ne pouvaient anticiper était que la révolution à laquelle ils aspiraient s’était déjà produite. Cependant, elle n’est pas venue d’un supposé changement dans la « propriété des moyens de production » mais elle est arrivée à toute vitesse dans le mouvement du cycle du carbone ! A une époque où tant de monde déplore le « manque d’esprit révolutionnaire » et « l’effondrement des idéaux émancipateurs », il reste aux historiens de la nature de révéler que la révolution a déjà eu lieu, que les événements que nous devons affronter ne sont pas situés dans l’avenir mais largement dans le passé : c’est ce qu’ils appellent la « Grande accélération », dont le commencement vers 1945 marque l’Anthropocène. Les activistes révolutionnaires sont pris au dépourvu quand ils réalisent que quoi que nous fassions aujourd’hui, la menace restera avec nous pour des siècles, des millénaires, parce que le relais de tant d’actions révolutionnaires irréversibles commises par des humains a été repris par le réchauffement inertiel de la mer, les changements d’albedo des pôles, l’acidité croissante des océans et qu’elle est visible sur les points de bascule atteints par la lente fonte des glaciers de l’Himalaya. On voit ici une autre torsion inattendue de la flèche du temps ; la révolution est déjà finie, ou alors elle doit être entièrement recommencée ; c’est assez pour nous désorienter tous autant que nous sommes. Je suis convaincu qu’à la racine du scepticisme à l’égard du climat, il y a ce renversement surprenant de la direction du progrès, de la définition de ce qui est à venir et de ce que signifie appartenir à un territoire. La Gaïapolitique c’est la géopolitique en pire.
Références
• BLUMENBERG H. (1994) Naufrage avec spectateur, paradigme d’une métaphore de l’existence, Paris, L’Arche.
• HOBBES T. (1999 [1651]) Léviathan, introduction, traduction et notes de F. Tricaud, Paris, Dalloz.
• KERSHAW I. (2011) La Fin. Allemagne 1944-1945 (traduit par P.-E. Dauzat), Paris, Le Seuil.
• MARTEL Y. (2005) L’Histoire de Pi, Paris, Gallimard.
• SCHAFFER S., SHAPIN S. (1993) Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte.
• SCHMITT C. (1992) La Notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion [Der Begriff Des Politischen, 1932].
• SLOTERDIJK P. (2005) Ecumes. Sphères III (traduit par Olivier Mannoni), Paris, Maren Sell Editeurs.