Françoise Mengin,
"La frontière sino-taiwanaise",
, 2011, [en ligne], consulté le
07/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/la-frontiere-sino-taiwanaise
1949 – 1978 : une frontière provinciale
Dès l’automne 1948, face à l’avancée des communistes, le dirigeant nationaliste Chiang Kai-shek (Jiang Jieshi) avait préparé l’exil sur l’île des institutions de la république, de l’armée, des membres du Parti nationaliste (Guomindang) n’ayant pas fait défection, des avoirs de la banque de Chine ou encore d’une partie substantielle des collections impériales du musée du Palais. Le 7 décembre 1949, le gouvernement nationaliste est officiellement transféré à Taiwan et le lendemain Taipei devient la nouvelle capitale provisoire de la république de Chine d’où Chiang Kai-shek devait préparer la reconquête du continent.
Si l’administration américaine n’était pas alors disposée à soutenir le régime nationaliste et envisageait même que Taiwan pût tomber aux mains des communistes, le déclenchement de la guerre de Corée décida Truman à envoyer la flotte américaine dans le détroit de Formose afin d’empêcher, tout à la fois, l’armée populaire de libération (APL) d’envahir Taiwan et les troupes nationalistes de repartir à l’assaut du continent, le président américain notifiant d’ailleurs à Chiang Kai-shek que celles-ci ne seraient pas autorisées à se joindre aux forces de l’ONU en Corée.
La continuité juridique de la république de Chine, fondée le 1er janvier 1912 au lendemain de la chute de l’Empire, était assurée, tandis que Taiwan, mais aussi l’archipel des Pescadores (Penghu) et ceux plus petits de Mazu (Matsu) et de Jinmen (Quemoy) situés à quelques encablures de la province continentale du Fujian, sont demeurés jusqu’à aujourd’hui sous le contrôle des autorités de Taipei. Seules les petites îles Dachen (Tachen) au large de la province du Zhejiang ont pu être récupérées par les communistes après que leur blocus par l’APL en décembre 1954 a conduit le président Eisenhower à obliger les forces nationalistes à les évacuer sous protection de la flotte américaine en février 1955.
Dès lors, la frontière entre les deux Chines devait être doublement appréhendée. En termes de contrôle effectif exercé par les autorités communistes et nationalistes, celle-ci passe à travers les eaux du détroit, d’une part, à travers les bras de mer séparant Mazu et Jinmen de la côte du Fujian, d’autre part. En termes juridiques, il n’existait qu’une seule Chine dont la frontière englobait le continent et Taiwan, chacun des deux régimes se prétendant représentatif de l’ensemble de la Chine et la communauté internationale soutenant cette fiction, que les chancelleries reconnussent Pékin (Moscou, New Delhi ou Londres notamment) ou Taipei (Tokyo ou Washington par exemple). En outre, membre fondateur de l’ONU, la république de Chine demeurait membre permanent du Conseil de sécurité, y représentant l’ensemble de la Chine, comme d’ailleurs dans la plupart des organisations interétatiques n’appartenant pas au bloc de l’Est. Pour Pékin, Taipei et la communauté internationale, la frontière « sino-taiwanaise » était donc une frontière provinciale.
De fait, après avoir été transférées sur l’île en 1949, les institutions dites centrales (zhongyang) – où continuaient de siéger des élus représentant toutes les provinces chinoises - coexistaient avec les institutions de la seule province effectivement sous le contrôle du régime nationaliste, la province de Taiwan (Taiwan sheng), la capitale provinciale de l’île étant d’ailleurs déplacée en 1956 de Taipei – devenue capitale nationale provisoire - à Zhongxing. Et la cartographie officielle inculquait, notamment aux écoliers, que les frontières de leur pays étaient celles de la Chine d’avant 1949 incluant même la Mongolie extérieure. Symétriquement, la présence d’un comité révolutionnaire du Guomindang et d’une alliance pour l’auto-administration démocratique de Taiwan à la Conférence consultative du peuple chinois a préservé la fiction de la souveraineté de la Chine populaire sur Taiwan, tandis que la cartographie chinoise représente Taiwan, aujourd’hui encore, comme une province avec Taipei comme capitale provinciale.
Pour autant, au-delà des enjeux de la guerre froide, c’est bien sur la frontière délimitant les territoires effectivement contrôlés par chacun des régimes que les conflits armés ont éclaté ou continuent, aujourd’hui encore, de se préparer. Outre la reconquête des îles Tachen par les communistes en 1955, c’est une véritable crise sino-américaine qui se développa en 1954 à la suite des raids puis des bombardements perpétrés par l’APL sur Jinmen auxquels les nationalistes avaient répliqué par des attaques aériennes et navales sur le continent, affrontements qui devaient reprendre en 1958, pour ensuite être limités aux bombardements communistes sur Jinmen, d’ailleurs de plus en plus symboliques (un jour sur deux). Entre temps, en effet, les États-Unis avaient signé, le 2 décembre 1954 avec Taipei, le traité dit de défense sino-américain qui autorisait les États-Unis à faire stationner sur l’île de Taiwan toutes les forces nécessaires pour permettre aux deux États de « résister à une attaque armée ou à des activités communistes de subversion ». Mais, les dispositions du traité ne s’appliquaient qu’à l’île de Taiwan et à l’archipel des Pescadores. De même, le critère du contrôle effectif du territoire avait-t-il primé dans le traité de paix sino-japonais, signé par Taipei et Tokyo en 1952, puisque son article 4 restreint le « territoire national » de la république de Chine à Taiwan, aux Pescadores, à Jinmen et Mazu.
Il reste que, sur le plan diplomatique, ce critère n’a jamais été consacré par aucune chancellerie ni par aucune organisation interétatique. Ainsi, à la suite des premiers signes d’un rapprochement sino-américain en 1970, lorsque la quasi-totalité des chancelleries a normalisé ses relations avec la RPC, la fiction initiale (la république de Chine réfugiée à Taiwan représentait l’ensemble de la Chine) a été renversée puisque Pékin a obtenu que ses partenaires diplomatiques reconnaissent qu’il n’existe qu’une seule Chine dont Taiwan fait partie. La reconnaissance du principe de l’unité de la Chine s’est doublée, pour la république de Chine, d’un isolement diplomatique croissant. La Chine nationaliste dut laisser, en 1971, son siège à l’ONU à sa rivale communiste et fut corrélativement expulsée de toutes les organisations interétatiques. Sur le plan bilatéral, depuis les défections de Tokyo en 1972, de Washington en 1978 (abrogeant le traité de défense de 1954), de la Corée du Sud en 1992 ou de l’Afrique du Sud en 1996, une minorité d’États, vingt-trois en 2010, sans poids dans les négociations internationales, reconnaissent aujourd’hui le régime de Taipei. Et seuls les États-Unis se sont unilatéralement engagés, aux termes du Taiwan Relations Act adopté par le Congrès le 10 avril 1979, à défendre l’île contre toute offensive militaire chinoise ce qui légitime les ventes périodiques d’armes défensives américaines à Taiwan.
Fortes de la reconnaissance par la communauté internationale du principe de l’unité de la Chine, les autorités communistes ont, le 1er janvier 1979, le jour même de l’établissement de relations diplomatiques entre la RPC et les États-Unis, annoncé un cessez-le-feu dans le détroit de Formose et mis fin aux bombardements, certes symboliques, sur Jinmen. Ayant réussi à forger un consensus entre factions rivales au sein du parti communiste, Deng Xiaoping, sans toutefois renoncer à l’usage de la force pour récupérer l’île, substitua à la politique de libération (jiefang) de Taiwan, celle de réunion pacifique (heping tongyi), en réservant à l’île la formule « un pays, deux systèmes » (yiguo liangzhi), appliquée d’ailleurs à Hong Kong et à Macao lors de leurs rétrocessions à la Chine, respectivement en 1997 et 1999. Dans l’immédiat, il proposait la reprise des réunions familiales et des échanges de visites, ainsi que l’ouverture des trois communications (santong), c’est-à-dire des relations directes à travers le détroit tant en ce qui concerne les biens, les personnes ou les services postaux. Une offre que la partie nationaliste ne pouvait que refuser tant que le régime replié à Taiwan tirait sa légitimité de sa prétention à représenter l’ensemble de la Chine et n’avait pas officiellement renoncé à reconquérir le continent.
La démocratisation taiwanaise : de la république de Chine à la république de Chine à Taiwan
La démocratisation des institutions de la république de Chine a débuté en 1986 lorsque la fondation d’un parti d’opposition, le Minjindang (Parti démocrate progressiste ou DPP selon l’acronyme anglais), n’a pas été interdite et, au terme d’un processus réformiste, le régime répond depuis 1996 à tous les critères d’une démocratie : multipartisme, renouvellement régulier de toutes les institutions centrales au suffrage universel, séparation des pouvoirs, protection des libertés publiques, possibilité de l’alternance et alternance effective au sommet de l’exécutif à partir de 2000.
Ces changements n’ont pas été sans affecter l’appréhension qui peut être faite des frontières de la république de Chine dont l’appellation officielle n’a pas changé mais qui est, de plus en plus, désignée sous le nom de république de Chine à Taiwan (Zhonghua minguo zai Taiwan). En effet, avec le renouvellement régulier au suffrage universel des assemblées électives, notamment du parlement, par le seul électorat sous la juridiction effective des autorités de Taipei, le régime n’est plus fictivement représentatif de l’ensemble de la Chine. De même, la levée, le 1er mai 1991, des « dispositions provisoires en vue de la mobilisation contre la rébellion » (dongyuan kanluan linshi tiaokuan) a mis fin à l’état d’exception imposé par la poursuite de la guerre avec le rival communiste : une condition nécessaire à la poursuite de la démocratisation du régime, mais aussi une reconnaissance de facto de la RPC. Cette reconnaissance avait débuté, sur le plan rhétorique, dès le milieu des années 1980 lorsque l’expression « autorités communistes chinoises » (zhonggong dangju) avait été substituée à celle de « bandits communistes » (gongfei). Corrélativement également et sur le plan intérieur, les institutions de la province de Taiwan ont été dépourvues de toutes prérogatives et de tous pouvoirs substantiels à partir de 1998.
Pour autant, la Constitution de la république de Chine, adoptée à Nankin en 1947, reste en vigueur, du fait de l’opposition de la vieille garde nationaliste comme des autorités chinoises et américaines aux initiatives, récurrentes au cours des années 2000, visant à l’adoption d’une nouvelle Constitution dans la mesure où celle-ci consacrerait la redéfinition des frontières nationales du régime de Taipei. Plus encore, les révisions constitutionnelles nécessaires à la démocratisation ont pris la forme non pas d’amendements mais d’articles additionnels à la Constitution, ces derniers prenant acte de la non-concordance entre la frontière officielle de la république de Chine et celle de la république de Chine à Taiwan. Les articles additionnels ne s’appliquent en effet qu’à la « zone libre de la république de Chine » (zhonghuaminguo ziyou diqu), la « région continentale » (dalu diqu) demeurant encore théoriquement sous la souveraineté de la république de Chine mais hors de sa juridiction. Il est d’ailleurs significatif que les relations avec la Chine ne relèvent pas du ministère des Affaires étrangères, mais d’un ministère ad hoc, la commission aux Affaires continentales (Dalu weiyuanhui ou MAC selon l’acronyme anglais) instituée en 1990, organisme ayant rang de ministère. En 1997, le MAC proposait d’ailleurs la formule « souveraineté en partage, juridiction séparée » (zhuchuan gongxiang, zhichuan fenshu) pour qualifier la nature de la frontière « sino-taiwanaise », formule inacceptable pour les dirigeants chinois. Et les déclarations des présidents de la République taiwanais – qu’il s’agisse de celle de Lee Teng-hui en 1999 qualifiant les relations entre les deux rives de « relations spéciales d’État à État » (teshude guo yu guo guanxi) ou celle de Chen Shui-bian en 2002 « un État de chaque côté du détroit » (yibian yiguo) - ont aussitôt suscité de vives protestations de la part de Pékin comme de Washington.
Mais il reste que la république de Chine comme la république populaire de Chine continuent, aujourd’hui encore, de revendiquer leur souveraineté sur l’archipel des Spratly en mer de Chine méridionale et sur l’archipel des Diaoyutai (Senkaku en japonais) au nord de Taiwan, contentieux qui les opposent aux Philippines, à la Malaisie, à Brunei et au Vietnam dans un cas, au Japon dans l’autre.
En outre, la démocratisation du régime est allée de pair avec une redéfinition de la politique étrangère. Dès la fin des années 1980, Taipei s’est rallié au principe de la double reconnaissance – une Ostpolitik à la taiwanaise -, sans pour autant poser la question dans les termes d’une indépendance de jure. Une campagne pour la réintégration de la république de Chine aux côtés, et non à la place, de la RPC à l’ONU, a notamment été lancée dès 1992. Mais toutes les tentatives se sont soldées par un échec. De même, sur le plan bilatéral, Pékin a systématiquement rompu ses relations avec les chancelleries tentant de normaliser simultanément leurs relations avec Taipei.
Enfin, bien que le maintien du statu quo – c’est-à-dire le refus de la réunification à la Chine selon la formule « un pays, deux systèmes », comme le refus de provoquer un conflit armé en déclarant l’indépendance de Taiwan – soit l’objectif prioritaire des dirigeants taiwanais quel que soit le parti au pouvoir, les clivages partisans s’ordonnent autour de l’alternative réunification/indépendance. Ainsi la coalition dite panbleue (fanlan) réunit le Guomindang allié aux deux partis unionistes, tandis que la coalition dite panvert (fanlü) rassemble le DPP allié à une formation ouvertement indépendantiste. Dès lors, les campagnes électorales des deux principaux partis restent largement dominées par la question du futur statut de l’île afin de maintenir dans leur camp l’électorat des partis minoritaires.