Karoline Postel-Vinay,
"La frontière ou l'invention des relations internationales",
, 2011, [en ligne], consulté le
13/11/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part1/la-frontiere-ou-linvention-des-relations-internationales
L’auteur de l’œuvre de référence sur le droit de la guerre et de la paix (De Jure Belli ac Pacis, 1625), le juriste néerlandais Hugo Grotius, fut aussi l’un des inspirateurs de la construction de la Paix de Westphalie. Sa conception de la souveraineté était novatrice à bien des égards du point de vue de l’histoire européenne. Elle était tout à fait exotique vue d’ailleurs, du Japon, par exemple. Par les hasards de la géopolitique, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, les Pays-Bas eurent un rôle déterminant dans l’introduction des savoirs occidentaux au Japon et l’élite gouvernementale de ce pays prit connaissance des travaux de Grotius relativement tôt, quelques décennies après la conclusion des Traités de Westphalie. La notion d’autonomie et d’égalité des États, héritage fondamental de Westphalie, était étrangère au système international centré autour de la Chine, système dit « du tribut », et auquel appartenaient notamment le Japon, ou encore la Corée et l’Annam, future Indochine. Dans ce système, les relations entre les pays étaient hiérarchiques, la Chine – le « pays du Milieu » – étant au sommet. Les codes du tribut, fixés par le pouvoir chinois, impliquaient une ingérence dans la gestion socio-économique et politique des pays tributaires qui n’aurait pu avoir cours dans l’Europe westphalienne. Aussi, dans le contexte de dégradation de la gouvernance chinoise au début du XIXe siècle, les idées de Grotius sur le droit des nations intéressèrent-elles particulièrement les réformateurs japonais qui plus tard firent entrer leur pays dans la modernité occidentale. La notion d’État souverain et ce qu’elle supposait, tant sur un plan interne qu’externe, se propagea plus généralement parmi les réformateurs dans l’ensemble de l’Asie orientale, du royaume de Siam, future Thaïlande, jusqu’en Corée et en Chine même.
De là émergea une opposition entre, d’une part, la loyauté à la Chine classique et, d’autre part, l’adhésion au principe moderne d’autonomie des États. Cependant, l’adoption de ce principe d’autonomie représentait pour les pays asiatiques, précisément parce que leur histoire n’était pas celle de l’Europe westphalienne, un changement autrement plus radical. Adopter le principe de souveraineté ne signifiait pas simplement se libérer de la suzeraineté chinoise ; cela impliquait, de manière beaucoup plus profonde, de « quitter l’Asie pour rejoindre l’Occident », selon la formule d’un célèbre réformateur japonais. Et puisque désormais l’Occident était censé représenter un modèle international global, à l’échelle de la planète, se désengager de la suzeraineté chinoise voulait donc dire accepter de nouvelles règles et institutions et de nouveaux codes d’ambition universelle mais définis à l’autre bout du monde, en Europe. Les puissances coloniales prirent conscience de cette dichotomie entre loyauté au système de l’empire du Milieu – qui, de fait, était de plus en plus dysfonctionnelle – et accession à une autonomie nationale formulée dans les termes d’une modernité globale qu’ils utilisèrent dans leur politique d’expansion. Lorsque l’armée française entreprit d’envahir puis de coloniser la Corée en 1866, ce fut au prétexte de dégager celle-ci d’une autorité chinoise devenue inefficace, incapable d’assurer la sécurité et la prospérité de la péninsule, en promettant aux Coréens d’accéder, à plus ou moins long terme, au statut d’État modernisé et souverain. La tentative française tourna à la débandade militaire, se solda par un échec complet et mit temporairement à l’abri le royaume coréen des ambitions impériales des uns et des autres. Mais la justification utilisée pour l’invasion coloniale devint plus généralement, à cette époque le leitmotiv pour la diffusion planétaire à la fois du principe européen de souveraineté et du système international dans lequel celui-ci s’inscrivait.
À cet égard les traités de Tien-Tsin (aujourd’hui Tianjin) signés en 1858 par la Chine et, respectivement, la Grande-Bretagne, la France, et les États-Unis, furent emblématiques de la logique qui s’imposait aux pays dont la vie internationale avait jusqu’alors été définie par une cosmologie locale que ce soit celle du Milieu, ou de la Sublime Porte des Ottomans. En particulier, le traité sino-britannique de Tien-Tsin, au-delà des gains économiques qu’il accorda à la Grande-Bretagne, constitua un véritable protocole d’application du répertoire diplomatique européen, qui s’avérait incompatible avec l’organisation internationale chinoise. Il fut notamment convenu, à l’article 51, la proscription du terme chinois i ou yi, traduit de manière ambiguë par « barbare » en français et barbarian en anglais, mais qui désignait plus pragmatiquement pour les autorités de Pékin, sur le mode de la Grèce antique, toute personne étrangère au monde de l’empire du Milieu, soit tout individu vivant au-delà de frontières qui n’étaient pas territoriales et qui, a fortiori, ne correspondaient pas à une ligne géophysique clairement reconnaissable. Mais à la fin du XIXe siècle, cette notion fut officiellement oubliée, et, plutôt de force que de gré, les communautés politiques firent leur la grammaire occidentale de l’État-nation.
D’un certain point de vue, l’acte II de l’histoire dramatique de la frontière internationale en Europe convergea, en cette fin de XIXe siècle, avec celle de la souveraineté dans d’autres parties du monde. On pourrait en effet dire que le nationalisme devint un phénomène global. Mais les développements historiques qui engendrèrent ce phénomène étaient en réalité multiples. La nature des expressions nationalistes que l’on pouvait alors observer en Europe centrale, au Proche-Orient, ou en Asie du Nord-Est, n’avaient pas la même signification et, de fait, n’eurent pas le même impact sur l’ordre mondial. La vision qu’exprima le président américain Woodrow Wilson dans son discours dit des Quatorze points d’un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la façon dont elle fut diversement interprétée, révélèrent le décalage des positions entre les nations occidentales et/ou colonialistes et celles qui avaient du gérer, avec plus ou moins de bonheur, le défi de l’expansionnisme européen – qui fut également russe et, plus tard, japonais. La promesse de Wilson d’un monde composé de nations souveraines fut saluée avec espoir dans des pays comme l’Égypte, l’Inde ou la Corée, où l’on pensa que cet engagement était aussi universel qu’il était énoncé. La réalité de la conférence de Paris de 1919, et des traités qui s’ensuivirent, fut tout autre. La souveraineté nationale, dont l’expression territoriale était la sacro-sainte frontière, ne fut envisagée que pour les peuples d’Europe centrale et non pour les populations non-occidentales dont le développement politique fut jugé insuffisant pour qu’elles puissent se prévaloir d’un tel droit. Les conséquences du gigantesque malentendu que constitua ce que l’historien Erez Manela a appelé le « moment wilsonien » (Manela, 2007), se mesurèrent à l’intensité croissante des mouvements de libération nationale qui se formèrent en Afrique et en Asie durant la première moitié du XXe siècle et qui alimentèrent la dynamique de décolonisation pendant le demi-siècle suivant.
Lorsque, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quelques nations européennes entreprirent de commencer à réaliser le vieux rêve hugolien de dépassement des frontières, on vit naître ailleurs dans le monde d’autres initiatives de regroupement régional. La Ligue des États arabes fut fondée en 1945, l’Organisation de l’unité africaine en 1963, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est en 1967. Mais l’origine et la signification essentielle de ces regroupements étaient diamétralement contraires à ceux de la construction de l’Union européenne. L’Europe préconisait une transformation du sens de la frontière – d’un site d’affrontement à un lieu de coopération – en s’appuyant sur une rhétorique clairement anti-nationaliste. Pour les pays issus de la colonisation, ou d’une forme ou d’une autre de domination extérieure, le nationalisme était synonyme de liberté. Pour l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, le Ghanéen Kwame Nkrumah ou l’Indonésien Ahmed Soekarno, l’idée de coopération régionale – respectivement arabe, africaine, asiatique – était indissociable d’un projet spécifique de reconstruction nationale. La solidarité panarabe, panafricaine, panasiatique ou encore pan-latino-américaine (pour des raisons historiques différentes) devait servir au renforcement des revendications souverainistes et non l’inverse. La période de la guerre froide n’a pas modifié cette donnée. Au mieux, les contraintes de l’ordre international bipolaire ont freiné le développement de souverainetés à peine reconquises ; or la fin de la bipolarité et la nouvelle mondialisation ont, bien souvent, favorisé, comme l’a analysé le politiste Samy Cohen, une « résistance des États » (Cohen, 2003).
La mondialisation engendre un accroissement de problèmes communs à l’échelle planétaire, nécessitant idéalement une gouvernance globale solide. Elle n’a cependant pas d’effet prévisible sur le sens politique que chaque nation souveraine donne à ses frontières territoriales. La notion d’un monde « sans frontières » fait heureusement écho à la vision européenne d’un pacifisme prospère, supra ou post-national. Mais appréhender ainsi la mondialisation de l’après-guerre froide c’est oublier le long trajet, tout à fait spécifique à l’Europe, qui a permis de donner une certaine réalité à une telle vision. Sans doute oublie-t-on aussi qu’une autre mondialisation, celle qui eut lieu à la fin du XIXe siècle et se poursuivit jusqu’en 1914, n’empêcha pas l’expression de nationalismes exacerbés, de revendications territoriales intenses et déboucha sur un des conflits les plus ravageurs de l’histoire connue de l’humanité. Si la mondialisation contemporaine nous paraît spectaculaire et potentiellement génératrice de changements profonds – à l’instar de la révolution internet – elle n’est pas pour autant normative a priori. La mondialisation précédente fut elle aussi prodigieuse. Elle fut soutenue par des technologiques réductrices de temps et d’espace – télégraphe, chemin de fer, téléphone, automobile – qui permirent un accroissement extraordinaire des flux mondiaux de biens, de personnes et d’idées. Elle fut aussi porteuse de rêves de communion universelle. La mondialisation d’aujourd’hui présente à cet égard des similitudes : elle pose de nombreuses questions collectives mais n’apporte pas de réponses prédéfinies par une quelconque rationalité ou désirabilité. L’Histoire a montré que l’abaissement des frontières et la multiplication des flux ne se traduisait pas nécessairement, loin de là, par un affaiblissement des volontés régaliennes. Le traumatisme colonial, encore visible à travers la planète, peut plutôt laisser à penser que le système international global n’est pas encore entré dans l’ère d’un monde véritablement « sans frontières ».