Frédéric RAMEL,
"De la puissance militaire : Aron revisité",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/de-la-puissance-militaire-aron-revisite
En 1962, Raymond Aron publiait la première version de ce qui deviendra l’une des références francophones dans le domaine des Relations internationales : Paix et guerre entre les nations. L’année 2012 fut l’occasion de revisiter cette œuvre tant du point de vue de sa qualification théorique (Aron est-il un théoricien réaliste ?) que de sa postérité scientifique (que reste-t-il aujourd’hui de cette approche ?).
Dans le prolongement de ces réflexions, cet article propose une analyse du concept de puissance tel qu’élaboré par Aron. Ce concept est en effet au cœur de son projet sociologique appliqué aux relations internationales. L’un des objectifs qui anime Aron est de corriger les errements dont font preuve les réalistes américains de l’époque. Si plusieurs arguments avancés demeurent pertinents de nos jours, les choix et les occultations sous-jacentes à la démarche aronienne sont sujets à discussion.
Affinité n’est pas identité : le débat entre Aron et Morgenthau sur le concept de puissance
Dans la plupart des manuels de Relations internationales, Aron est considéré de manière systématique comme un théoricien réaliste. D’autres références, comme l’article « Political Realism in International Relations » de la Stanford Encylopedia of Philosophy qualifient Aron de réaliste classique aux côtés de John H. Herz (1951), Hans Morgenthau (1948) et George Kennan (1951). Une tendance contemporaine défend également l’idée selon laquelle Aron serait un réaliste, qu’il soit constitutionnaliste (Michael Doyle 1997) ou bien néoclassique (Dario Battistella 2012). De telles tentatives n’emportent pas la conviction. Non seulement la pensée d’Aron échappe à toutes les familles de pensée, lui-même étant particulièrement vigilant et trop soucieux d’hygiène intellectuelle pour résumer sa démarche à une chapelle (ce qui entraîne la dénonciation de tous les « –ismes », que ce soit des idéologies politiques ou bien des taxinomies scientifiques). Mais plus fondamentalement, Aron est bien trop attaché à rendre compte de la réalité internationale pour vouloir réduire celle-ci à une seule propriété. Pour reprendre l’expression de Pierre Hassner (2007), il semble bien « trop réaliste » pour être un réaliste ! Il est en effet fort sceptique à l’égard des volontés académiques de définir a priori le champ des relations internationales. Or, le débat qu’il engage avec Morgenthau sur le concept de puissance est une clef de voûte dans son argumentation. Elle lui permet de clarifier sa propre posture par contraste, pour ne pas dire opposition à l’auteur de Politics among Nations.
La critique d’Aron est double. Morgenthau pêche par confusion et par prétention. Tout d’abord, il ne procède pas à une distinction pourtant majeure entre la puissance comme but et la puissance comme moyen de la politique étrangère. D’une part, ces deux perspectives renvoient à deux objets de recherche différents (finalités recherchées versus forces disponibles). D’autre part, l’étude de ces deux objets ne permet pas une comparaison systématique des résultats. Pour Aron, les moyens ne sont pas tous mesurables du seul fait qu’ils ne peuvent se restreindre à un décompte des capacités matérielles (militaires, économiques) puisqu’ils doivent également comprendre des facteurs tels que la cohésion nationale ou l’influence culturelle, à titre d’exemple. Quant aux buts, ils ne sont pas constants car les dirigeants ont la liberté de définir des objectifs politiques variables en fonction des circonstances historiques.
Ensuite, Morgenthau est guidé par la prétention de hisser la recherche de l’équilibre des puissances au titre de mécanique universelle. Si Aron reconnaît que cette pratique correspond bien à une période européenne à partir de la modernité, il refuse de la transférer à d’autres aires culturelles ou de lui conférer un caractère immuable. Une modalité historique et singulière d’organisation des relations internationales ne saurait avoir les caractéristiques d’une donnée permanente.
Confusion et prétention aboutissent à une illusion : celle de vouloir bâtir une théorie générale sur la base d’un concept aussi fragile que celui de puissance. Ne saisir la réalité internationale qu’à l’aune ce celle-ci relève plus de la chimère inquiétante que de la parcimonie bienvenue. Ce scepticisme repose sur l’épistémologie aronienne inspirée à la fois de Weber (contre les excès positivistes) et de Kant (pour une approche critique des concepts). Il s’appuie également sur le rejet du modèle économique dans l’étude des relations internationales. La maximisation de la puissance ne constitue pas l’équivalent de la maximisation du profit dans la théorie pure de Walras. L’acteur politique n’est pas l’analogue du sujet économique capable de mener des conduites logiques ayant l’utilité comme objet.
En d’autres termes, une affinité ontologique se manifeste entre Morgenthau et Aron. Tous les deux considèrent que les acteurs centraux sont des entités politiques qui admettent la violence comme une des formes normales de leurs relations. Ce que résume Aron par la « légitimité ou la légalité du recours à la force » pour caractériser le champ international. Mais il n’y a pas identité dans le sens où Aron conteste l’idée d’une théorie générale, qu’elle soit d’obédience réaliste ou autre. Cette position résulte d’une sévère critique à l’encontre de l’idée selon laquelle le concept de puissance puisse offrir le pilier d’une théorie des relations internationales ayant le même statut que la théorie économique. Cette précision épistémologique effectuée, comment Aron appréhende-t-il les phénomènes de puissance ?
Deux éclairages aroniens d’actualité
Aron conçoit la puissance comme une relation humaine. Distincte des forces disponibles, elle se définit comme la « capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres ou la capacité d’une unité de ne pas se laisser imposer la volonté des autres » (1962). Comme le souligne Christian Malis (1995), cette réflexion n’est pas forcément étanche à la problématique de l’influence du point de vue des objectifs. Le commandement et la contrainte ne les épuisent pas. Ce constat permettrait d’articuler la célèbre réflexion de Joseph Nye sur le soft power avec le point de vue aronien. Toutefois, Aron se focalise sur les aspects militaires en dernier ressort. Lorsqu’il recense les déterminants de la puissance comme le milieu, les ressources et l’action collective, Aron se réfère à des éléments qui relèvent essentiellement de cette dimension : l’espace géographique de l’unité politique en question, les potentiels économiques et humains qui contribuent à la formation des forces armées, les qualités collectives dans la guerre (du commandement à la résistance). Ainsi, l’objectif majeur d’Aron est d’analyser les relations internationales à l’aune d’une philosophie de l’action. Celle-ci est qualifiée de praxéologie dans la dernière partie de Paix et guerre entre les nations. Il insiste à cet égard sur la reconnaissance des dilemmes moraux inhérents à l’action diplomatico-stratégique ; une perspective qui place le tragique au cœur des relations internationales.
Dans cette entreprise, Aron s’appuie essentiellement sur Clausewitz. Bien que les deux tomes consacrés au théoricien de la guerre soient de plusieurs années postérieurs à Paix et guerre entre les nations, ils sont déjà au centre des préoccupations aroniennes. De la Guerre offre en effet une série d’outils pour envisager l’usage de la puissance militaire entre expérience historique et concept abstrait, y compris dans une ère atomique que plusieurs analystes considèrent comme fossoyeuse du raisonnement clausewitzien. Cet intérêt pour le général prussien n’est pas étranger à la conception que défend Aron : la stratégie définie de manière restreinte comme recours à la force incarne le noyau dur des relations internationales. L’objectif qu’il s’assigne est en effet de penser la conduite diplomatico-stratégique des Etats dans un environnement caractérisé par la guerre (latente ou présente). Ce recentrage sur les composantes militaires de la puissance conserve une actualité singulière.
Tout d’abord, Aron identifie une loi tendancielle à la diminution de la rentabilité des conquêtes. Si les guerres entre Etats n’ont pas totalement disparues, elles sont l’objet d’une régulation. Quand bien même les statistiques à disposition aujourd’hui reposent sur des méthodologies distinctes (du Stockholm International Peace Research Institute aux rapports sur la Sécurité humaine des Nations unies, à titre d’illustration), elles prouvent que les affrontements entre grandes puissances se sont atténués sur le temps long. Et ce, en dépit d’une évolution des modalités de projection des forces sous l’effet de la professionnalisation des armées ou de la logique du New Public Management incitant les Etats à recourir à des sociétés militaires privées. Cette loi tendancielle ne doit toutefois pas aveugler. Aron n’en déduit pas une disparition du phénomène guerrier. Ainsi, il exprime ses réticences à l’égard d’une « paix par la peur » issue du facteur nucléaire. L’école optimiste dont Gallois (1960) est l’un des éminents représentants considère que la guerre thermonucléaire est impossible. Beaucoup plus sceptique, Aron souligne que l’équilibre de la terreur n’est pas stable a priori. De plus, la dissuasion peut elle-même favoriser des guerres limitées. Ce pessimisme entraîne la défense d’options stratégiques comme la riposte graduée ou bien la détente, lesquelles s’inscrivent dans une volonté toute clausewitzienne à la fois de contrôle politique et d’enrayage de la montée aux extrêmes. Le lecteur pourra considérer que ces passages sur la puissance nucléaire ont vieilli. D’ailleurs, Aron reconnaissait lui-même que la partie « Histoire » de Paix et guerre entre les nations où la stratégie nucléaire est analysée avait subi l’influence des circonstances, à l’instar du grand débat qui se cristallise entre 1961 et 1963 avec Gallois. Ils sont assurément le produit d’une époque, mais ils s’articulent aussi de façon étroite à une philosophie de l’action qui guide l’ensemble du raisonnement, à savoir la retenue stratégique.
Ensuite, la réflexion sur la puissance militaire s’accompagne chez Aron d’une typologie des guerres. Parmi les catégories identifiées, la guerre populaire sous les traits de la guerre de libération nationale ou de la guerre révolutionnaire anticipe les configurations conflictuelles post-bipolaires où l’asymétrie entre acteurs l’emporte. La frontière entre la guerre et la paix devient alors plus opaque eu égard à la volonté de l’un des belligérants. Mais la gestion de ce type de guerre ne doit pas entraîner, selon Aron, une confusion des genres. La stratégie ne saurait se confondre avec l’ensemble des moyens employés face à l’adversaire. Elle se cantonne à la dimension militaire. Critique de la stratégie totale, Aron dénonce les risques d’imprégnation de la vie sociale par les éléments belliqueux. On retrouve ces réticences dans le débat contemporain relatif à « l’approche globale » qui articule éléments militaires et civils, que ce soit dans le cadre de la gestion de crise ou des interventions militaires menées par des alliances à l’instar de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Plusieurs militaires expriment en effet leur scepticisme quant à cette posture adoptée par les Etats occidentaux et plusieurs organisations intergouvernementales, l’efficacité militaire résidant plutôt dans la limitation du domaine de la guerre. Comme l’illustrent les cas afghan et irakien, dans les guerres « au milieu des populations », contenir la violence militaire pour éviter son débordement sur le domaine civil est en effet une condition de l’efficacité de l’action. Les aides au développement ne peuvent pas être acceptées si, dans le même temps, les opérations militaires entraînent la mort de civils. Trouver un juste équilibre entre soldats et professionnels de l’urgence ou de la lutte contre la pauvreté n’est pas chose aisée mais il ne peut être trouvé que sur la base de la reconnaissance de leurs fonctions spécifiques et de leurs temporalités respectives (Durieux 2012).
Deux choix aroniens fragilisés
Dès la publication de Paix et guerre entre les nations, un premier débat émerge en France quant aux choix opérés par Aron. La grammaire internationale, symbolisée par les célèbres figures du soldat et du diplomate, serait confisquée par les Etats. Cette centralité des acteurs étatiques associée au caractère secondaire du rôle des facteurs sociaux et économiques suscite en effet des remarques critiques. Aron justifia constamment de tels choix visant une sociologie compréhensive de l’action politique des Etats. Parfaitement défendable et cohérente, elle se heurte toutefois à une double limite aujourd’hui.
Premièrement, le stato-centrisme d’Aron se révèle à la fois simplifié, idéalisé et dépassé. Simplifié car Aron ne perçoit pas les dynamiques qui peuvent affecter l’anarchie (Roche 2011). Celle-ci présente un degré plus ou moins avancé de maturité en fonction des contextes régionaux (le cas européen en est l’une des expressions). Idéalisé car plusieurs entités étatiques se heurtent aujourd’hui à la non-satisfaction du contrat social, à savoir la garantie de l’ordre et de la sécurité. Dépassé puisqu’un processus de démonopolisation des forces armées favorable à un décentrement de la scène stratégique est aujourd’hui à l’œuvre. L’essor des « seigneurs de guerre » établissant des liens avec la criminalité organisée participe de ce mouvement d’ensemble qui fait des Etats un acteur parmi d’autres sur la scène stratégique. Les figures symboliques du soldat et du diplomate comme incarnations du stato-centrisme sont concurrencées par d’autres figures « transnationales » : le touriste et le terroriste selon la formule de James Rosenau (1979), le barbare et le bourgeois sous la plume de Pierre Hassner (1999). Aron avait bien identifié ces autres acteurs, en particulier le terroriste, mais il n’envisageait pas leur autonomisation stratégique. Il les considérait comme les instruments des Etats en période de paix, ces derniers poursuivant le combat par partisans interposés. Ce recentrage stato-centré auquel procède Aron s’explique par les circonstances de son époque, celle de la « deuxième Guerre de trente ans » qui s’étire entre 1914 et 1945 et qui voit s’affronter d’abord et avant tout des Etats. Toutefois, il convient de garder à l’esprit que le stato-centrisme d’Aron répond aussi et surtout à un choix épistémologique assumé. Il participe d’une volonté de restreindre la réalité sociale internationale à une catégorie d’acteurs en vue de concentrer l’effort scientifique. Aujourd’hui, c’est bien cette sélectivité qui pose question.
Deuxièmement, la critique du marxisme irrigue l’ensemble du raisonnement aronien, y compris la manière d’aborder les relations internationales. Celles-ci sont mues par une logique politique qui résulte de l’absence d’autorité supérieure aux Etats. Le facteur économique n’intervient pas dans l’exercice de la puissance. Cette perspective demeure prisonnière d’une conception relationnelle de la puissance alors que celle-ci présente aussi une dimension structurelle. Elle pousse les autres acteurs à adopter les règles du jeu en matière sécuritaire, financière, scientifique, productive (Susan Strange 1988). Autrement dit, la puissance ne comprend plus une composante strictement militaire et relationnelle.
De plus, cette perspective aronienne occulte les rapports entre sécurité et prospérité qui ne correspondent pas à un jeu à somme nulle. La posture américaine à l’égard de la Chine est particulièrement révélatrice de ce phénomène. La densification des liens économiques et commerciaux entre les deux pays n’a cessé de s’amplifier, permettant d’ailleurs à l’économie américaine de fonctionner sur la base d’investissements chinois dans une période marquée par un taux d’épargne proche de zéro. Des réalistes s’inquiètent d’une telle tendance – à l’instar de Mearsheimer (2006) identifiant la Chine comme le nouvel ennemi en raison de sa puissance potentielle (croissance, démographie) qui s’actualise dans le renforcement de ses capacités militaires. Mais cette interprétation occulte l’impact du capitalisme mondialisé – notamment le capitalisme de l’immatériel tel que défini par Daniel Cohen (2009) dans les relations bilatérales américano-chinoises. Les dialectiques entre transactions commerciales et inimitié, entre logique de prospérité économique et logique de sécurité militaire montrent que la puissance militaire est aujourd’hui travaillée par l’essor des interdépendances. Le jeu à somme nulle sous-jacent aux conceptions de cette puissance militaire (ce que l’un gagne, l’autre le perd immédiatement) se révèle bien trop étriqué. D’une part, l’idée de « guerre industrielle » par laquelle Etat et société sont entièrement tournés vers l’effort stratégique (fabrication des armements, mobilisation générale, etc.) subit ainsi une profonde altération. Comme le signale le général Rupert Smith, ancien commandant suprême adjoint de l’OTAN, « aucun Etat ne peut se permettre aujourd’hui de suspendre toute son activité économique et de consacrer toutes ses ressources à la guerre de manière continue ; même pas Israël, qui peut avoir recours à de larges forces de réserve, ni l’Inde ou la Chine, qui disposent d’immenses populations » (Smith et Bet-El 2012). D’autre part, et plus fondamentalement, ces relations entre prospérité et sécurité sont aujourd’hui enchâssées dans le développement d’une société mondiale qu’Aron s’est toujours refusé à reconnaître. Son attachement au concept de système international l’atteste. Or la grande convergence de la Chine avec le capitalisme mondialisé ainsi que la reconnaissance de plusieurs normes internationales issues de l’histoire européenne comme le principe de souveraineté et la non-ingérence dans les affaires de l’Etat manifestent l’éclosion d’un ensemble de règles partagées. Certes, des clivages demeurent mais la configuration mondiale sur les plans économique et politique oblige à restreindre l’usage de la puissance militaire pour cette raison. Cette tendance constitue ici un changement par rapport à la perspective aronienne : « alors que dans le passé il était commun pour les puissances montantes de croire qu’elles devaient définir leur nouveau statut en remettant en question l’existence des puissances titulaires, construire des empires […] ceci n’est plus nécessaire et peut devenir plus contreproductif qu’auparavant » (Brown 2010). Cette ultime remarque invite à dépasser la philosophie de l’action qui préside à l’intelligibilité du fait militaire chez Aron pour envisager une approche en termes de morphologie sociale. Les relations internationales ne trouvent plus leur spécificité dans l’irruption toujours possible d’une guerre mais dans l’accroissement de la densité sociale, c’est-à-dire le développement d’une société à une échelle supranationale.
Au-delà de la praxéologie : puissance et morphologie mondiale
La réflexion sur la puissance est directement articulée à la philosophie de l’action chez Aron. Or, elle aurait pu se développer selon une autre orientation, celle de la sociologie des formes sociales (ce que l’on peut qualifier de morphologie). Elle consiste à analyser la manière dont les groupes humains tels que les tribus, les empires, les nations se constituent, se maintiennent et se transforment.
Il est intéressant de constater que, parmi les anciens élèves d’Aron, deux tendances contemporaines sont repérables. La première s’inscrit dans le prolongement de la philosophie de l’action. Ainsi, Pierre Manent (2008) voit dans l’exercice de la puissance militaire des Etats (c’est-à-dire la guerre) l’expression de la nation. A la question de savoir si cette dernière est la forme politique dans laquelle nous entendons continuer à vivre, la réponse de Manent est affirmative. Elle est sans appel, quand bien même elle suppose une régression par rapport à l’organisation du « vouloir vivre ensemble » de la Cité des Anciens. Ce qui suppose une volonté d’envisager les relations internationales comme phénomènes de puissance et d’engager des forces militaires quand les circonstances obligent la nation en tant que forme politique à le faire. Quant à la seconde, on la retrouve chez Jean Baechler (2005). Adoptant un regard sur le temps long, il utilise les outils de la morphologie sociale. Il prolonge les travaux de sociologie historique des relations internationales engagés par Aron mais en allant au-delà de l’identification des « constellations diplomatiques ». Il enchâsse la réflexion sur la guerre au cœur des transformations qui affectent les collectifs humains, en particulier la nation. Selon lui, les relations internationales se caractérisent par un mouvement vers la constitution d’une forme sociale qui dépasse la nation et dont les contours pourraient se confondre avec l’humanité tout entière. Cette morphologie en construction a pu susciter dans le passé de vives dénonciations, à l’instar de celles de Carl Schmitt (2007) qui perçoit en son temps, derrière un tel mouvement, un projet américain contribuant à criminaliser l’ennemi. Il identifie dans la substitution des opérations de police mondiale aux guerres régies par le Droit public européen depuis le XVIIe siècle une transformation profonde des relations internationales : la guerre limitée telle que conçue par Clausewitz disparaitrait au profit d’une « guerre civile mondiale » qui déborde de toute part et fait le lit d’une violence non maitrisée.
Mais cette morphologie en construction peut aussi et surtout devenir le cadre analytique au sein duquel le rapport à la puissance est analysé, et ce, au-delà de l’idée – démontrée par plusieurs travaux sociologiques à la fois classiques et contemporains – selon laquelle les guerres incarnent des facteurs favorables à l’intégration de groupes de plus en plus larges. En effet, le développement d’une société mondiale exerce des incidences sur la manière de concevoir le recours à la force. Il oblige à redéfinir le principe de souveraineté en prenant en considération les exigences de responsabilité. Les Etats sont alors dans la nécessité de reconnaître les effets du « milieu intersocial », pour reprendre le concept de Marcel Mauss, sur leurs propres politiques de défense. Le milieu peut contraindre à la retenue stratégique, mais il peut également offrir des possibilités nouvelles d’intervention à condition de faire l’objet d’un partage de vues au sein des institutions légitimes et légales. C’est d’ailleurs tout l’enjeu actuel relatif à l’application de la responsabilité de protéger (R2P) au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Les réticences, voire les oppositions exprimées par les émergents à l’égard d’un recours à la force justifié par la R2P s’enracinent dans une crainte de dérive stratégique, celle de l’hubris sous-jacente au regime change.
L’exercice de la puissance entretient ainsi des liens étroits avec cette tendance au rapprochement des êtres humains : certains acteurs étatiques recourent à la force militaire en vue de favoriser la projection de valeurs considérées comme universelles, d’autres n’hésitant pas à utiliser des moyens violents afin de s’opposer à cette tendance. La constitution d’une société mondiale, voire d’une unité politique à cette échelle devient alors objet d’affrontements entre des visionnaires. Dans les années 1970, Krasner (1978) identifiait des relations entre différentiels de puissance et oppositions idéologiques. Seuls les très puissants (ceux qui sont en mesure de faire que les choses arrivent) et les très faibles (ceux qui ne peuvent les empêcher d’arriver) adoptent des discours millénaristes à des fins de mobilisation violente. Aujourd’hui, cette relation ne peut pas être comprise sans référence au phénomène d’attraction, ce mouvement qui tend à l’unité politique mondiale en tant que point d’aboutissement de l’histoire universelle. Les clivages entre acteurs de différentes natures (Etats ou autres) portent sur l’existence et la pertinence de cette attraction. Le recours à la force s’effectue selon des rhétoriques qui prennent en considération ce mouvement, que ce soit pour l’accompagner ou pour le contester.
La réflexion d’Aron sur la puissance est un marqueur des spécificités françaises quant à la manière d’aborder les relations internationales (Badie 2005). Elle s’oppose à l’idée d’une théorie générale sur la base d’une critique des concessions au positivisme faites par les auteurs américains. Cette position fondée sur un dialogue serré de la production savante en langue anglaise demeure un acquis que les internationalistes français entretiennent. Si ces apports épistémologiques demeurent, d’autres aspects présentent des fragilités : la focalisation sur la dimension militaire de la puissance, le caractère relationnel du phénomène, le stato-centrisme de l’analyse. Ce qui compte aujourd’hui, c’est d’articuler la réflexion sur la puissance militaire avec l’analyse de la société mondiale dont la particularité actuelle relève plus de la densification que de l’extension.
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