Frédéric RAMEL,
"De la puissance militaire : Aron revisité",
, 2013, [en ligne], consulté le
28/03/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/de-la-puissance-militaire-aron-revisite
Aron conçoit la puissance comme une relation humaine. Distincte des forces disponibles, elle se définit comme la « capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres ou la capacité d’une unité de ne pas se laisser imposer la volonté des autres » (1962). Comme le souligne Christian Malis (1995), cette réflexion n’est pas forcément étanche à la problématique de l’influence du point de vue des objectifs. Le commandement et la contrainte ne les épuisent pas. Ce constat permettrait d’articuler la célèbre réflexion de Joseph Nye sur le soft power avec le point de vue aronien. Toutefois, Aron se focalise sur les aspects militaires en dernier ressort. Lorsqu’il recense les déterminants de la puissance comme le milieu, les ressources et l’action collective, Aron se réfère à des éléments qui relèvent essentiellement de cette dimension : l’espace géographique de l’unité politique en question, les potentiels économiques et humains qui contribuent à la formation des forces armées, les qualités collectives dans la guerre (du commandement à la résistance). Ainsi, l’objectif majeur d’Aron est d’analyser les relations internationales à l’aune d’une philosophie de l’action. Celle-ci est qualifiée de praxéologie dans la dernière partie de Paix et guerre entre les nations. Il insiste à cet égard sur la reconnaissance des dilemmes moraux inhérents à l’action diplomatico-stratégique ; une perspective qui place le tragique au cœur des relations internationales.
Dans cette entreprise, Aron s’appuie essentiellement sur Clausewitz. Bien que les deux tomes consacrés au théoricien de la guerre soient de plusieurs années postérieurs à Paix et guerre entre les nations, ils sont déjà au centre des préoccupations aroniennes. De la Guerre offre en effet une série d’outils pour envisager l’usage de la puissance militaire entre expérience historique et concept abstrait, y compris dans une ère atomique que plusieurs analystes considèrent comme fossoyeuse du raisonnement clausewitzien. Cet intérêt pour le général prussien n’est pas étranger à la conception que défend Aron : la stratégie définie de manière restreinte comme recours à la force incarne le noyau dur des relations internationales. L’objectif qu’il s’assigne est en effet de penser la conduite diplomatico-stratégique des Etats dans un environnement caractérisé par la guerre (latente ou présente). Ce recentrage sur les composantes militaires de la puissance conserve une actualité singulière.
Tout d’abord, Aron identifie une loi tendancielle à la diminution de la rentabilité des conquêtes. Si les guerres entre Etats n’ont pas totalement disparues, elles sont l’objet d’une régulation. Quand bien même les statistiques à disposition aujourd’hui reposent sur des méthodologies distinctes (du Stockholm International Peace Research Institute aux rapports sur la Sécurité humaine des Nations unies, à titre d’illustration), elles prouvent que les affrontements entre grandes puissances se sont atténués sur le temps long. Et ce, en dépit d’une évolution des modalités de projection des forces sous l’effet de la professionnalisation des armées ou de la logique du New Public Management incitant les Etats à recourir à des sociétés militaires privées. Cette loi tendancielle ne doit toutefois pas aveugler. Aron n’en déduit pas une disparition du phénomène guerrier. Ainsi, il exprime ses réticences à l’égard d’une « paix par la peur » issue du facteur nucléaire. L’école optimiste dont Gallois (1960) est l’un des éminents représentants considère que la guerre thermonucléaire est impossible. Beaucoup plus sceptique, Aron souligne que l’équilibre de la terreur n’est pas stable a priori. De plus, la dissuasion peut elle-même favoriser des guerres limitées. Ce pessimisme entraîne la défense d’options stratégiques comme la riposte graduée ou bien la détente, lesquelles s’inscrivent dans une volonté toute clausewitzienne à la fois de contrôle politique et d’enrayage de la montée aux extrêmes. Le lecteur pourra considérer que ces passages sur la puissance nucléaire ont vieilli. D’ailleurs, Aron reconnaissait lui-même que la partie « Histoire » de Paix et guerre entre les nations où la stratégie nucléaire est analysée avait subi l’influence des circonstances, à l’instar du grand débat qui se cristallise entre 1961 et 1963 avec Gallois. Ils sont assurément le produit d’une époque, mais ils s’articulent aussi de façon étroite à une philosophie de l’action qui guide l’ensemble du raisonnement, à savoir la retenue stratégique.
Ensuite, la réflexion sur la puissance militaire s’accompagne chez Aron d’une typologie des guerres. Parmi les catégories identifiées, la guerre populaire sous les traits de la guerre de libération nationale ou de la guerre révolutionnaire anticipe les configurations conflictuelles post-bipolaires où l’asymétrie entre acteurs l’emporte. La frontière entre la guerre et la paix devient alors plus opaque eu égard à la volonté de l’un des belligérants. Mais la gestion de ce type de guerre ne doit pas entraîner, selon Aron, une confusion des genres. La stratégie ne saurait se confondre avec l’ensemble des moyens employés face à l’adversaire. Elle se cantonne à la dimension militaire. Critique de la stratégie totale, Aron dénonce les risques d’imprégnation de la vie sociale par les éléments belliqueux. On retrouve ces réticences dans le débat contemporain relatif à « l’approche globale » qui articule éléments militaires et civils, que ce soit dans le cadre de la gestion de crise ou des interventions militaires menées par des alliances à l’instar de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Plusieurs militaires expriment en effet leur scepticisme quant à cette posture adoptée par les Etats occidentaux et plusieurs organisations intergouvernementales, l’efficacité militaire résidant plutôt dans la limitation du domaine de la guerre. Comme l’illustrent les cas afghan et irakien, dans les guerres « au milieu des populations », contenir la violence militaire pour éviter son débordement sur le domaine civil est en effet une condition de l’efficacité de l’action. Les aides au développement ne peuvent pas être acceptées si, dans le même temps, les opérations militaires entraînent la mort de civils. Trouver un juste équilibre entre soldats et professionnels de l’urgence ou de la lutte contre la pauvreté n’est pas chose aisée mais il ne peut être trouvé que sur la base de la reconnaissance de leurs fonctions spécifiques et de leurs temporalités respectives (Durieux 2012).