Juan Carlos GUERRERO BERNAL et Yann BASSET,
"Pauvreté et clientélisme électoral en Colombie",
, 2012, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part2/pauvrete-et-clientelisme-electoral-en-colombie
Examinons maintenant l’existence d’une relation entre le programme FA et le vote en faveur du candidat de l’administration sortante à l’élection présidentielle. Juan Manuel Santos a recueilli 46,67% des suffrages lors du premier tour de scrutin. La carte ci-dessous, qui nous montre la répartition territoriale de ces suffrages, ne correspond pas aux cartes précédentes : le vote Santos se concentre essentiellement sur les cordillères orientale et centrale du pays et dans les départements de Bolívar et Magdalena sur la côte caraïbe. Il est en revanche limité dans le Sud du pays, sur la côte pacifique et dans une large région comprenant le département de Córdoba, le Nord d’Antioquia et l’Ouest de Santander.
Cette distribution des voix est a priori différente de celle des bénéficiaires de FA. Néanmoins, il existe bien une relation entre les deux éléments qui passe en particulier par l’importance du vote rural en faveur de Santos. La corrélation entre les deux statistiques nous donne un coefficient de Pearson de 0,25 (celui-ci augmente légèrement à 0,27 au second tour), certes très faible, mais pas totalement insignifiant. Par ailleurs, le taux de bénéficiaires de FA ne montre aucune corrélation avec le vote en faveur des autres candidats.
Ainsi, la faible intensité de cette relation nous indique qu’il serait totalement abusif d’attribuer la victoire de Juan Manuel Santos au programme FA. La relation entre le candidat et le programme peut être mesurée à travers un exercice simple : en reprenant la carte du taux de bénéficiaires de FA, on peut se demander quel résultat obtient Juan Manuel Santos dans les communes qui appartiennent aux différentes catégories présentes sur la carte. Les résultats se lisent sur le tableau ci-dessous. Ainsi, dans les 5% de communes ayant le plus grand nombre de bénéficiaires de FA, Juan Manuel Santos recueille 66,1% des suffrages, soit 20 points au-dessus de son résultat national. A l’inverse, dans les 5% de communes qui concentrent le moins grand nombre de bénéficiaires de FA, il obtient 45,2% des voix, soit 6 points au-dessous de la moyenne du pays. Le résultat de Santos a donc été plus élevé dans les communes les plus concernées par FA au premier tour. La relation se vérifie également au second tour, quoique de manière plus limitée.
Le vote en faveur d’Alvaro Uribe en 2006 peut nous servir de point de comparaison, d’autant qu’au niveau national, la relation entre le résultat de chacun des candidats (Santos et Uribe) au premier tour de scrutin est très claire. Le coefficient de Pearson entre les deux variables est de 0,75. Ainsi, la victoire de Santos en 2010 s'explique davantage par son image d’héritier légitime du président sortant que par le rôle de FA.
La dernière colonne du tableau ci-dessus montre que la relation entre le vote Santos en 2010 et le programme FA entraîne une répartition territoriale du vote différente de celle du vote Uribe en 2006. Ainsi, les communes comptant le plus faible nombre de bénéficiaires du FA en 2010 (parmi lesquelles les grandes villes) ont été davantage favorables à Uribe en 2006 que les petites communes rurales qui ont actuellement le plus fort taux de bénéficiaires de FA.
Ainsi, FA explique une bonne part des différences entre le vote Uribe et le vote Santos quatre ans plus tard. Si les deux ont une distribution géographique très proche, la principale différence tient au caractère plus rural du vote en faveur de Santos. Celui-ci a en effet recueilli un pourcentage de voix moins important dans les grandes villes que dans l'ensemble du pays (six points de moins qu'en moyenne nationale à Bogotá et Medellín, et même dix points de moins à Cali) à la différence d'Uribe qui avait obtenu des pourcentages de voix proches de son résultat national à Bogotá et Cali et nettement plus importants dans sa ville d’origine, Medellín. Ces résultats sont d’autant plus remarquables qu'ils ne correspondent pas à l’image que donnent les deux hommes : Alvaro Uribe est un dirigeant politique d’origine provinciale, fortement lié au monde rural tandis que Juan Manuel Santos est au contraire membre d’une des familles les plus reconnues de l’élite de Bogotá, propriétaire du principal quotidien du pays et comptant dans ses rangs un ancien président de la République. Sans recourir à l’effet FA, on ne comprendrait donc guère la distribution plus rurale des votes de Santos.
S’il est clair que celui-ci ne doit pas sa victoire à FA, l’analyse suggère tout de même que le programme l’a bel et bien favorisé à la marge sur le plan électoral. Etant données les failles dans le ciblage du programme évoquées plus haut, on comprend que les accusations de clientélisme aient été relayées par les médias. Cependant, si l'utilisation clientéliste du programme est probable cela tient moins à la supervision du programme par le gouvernement national et l’Agence présidentielle pour l’action sociale et la coopération internationale qu'à l’utilisation du SISBEN comme critère de sélection.
Si tel est le cas, l’éventuelle utilisation du programme à des fins électorales relève d’un processus complexe. Le gouvernement décide de l'allocation des ressources mais, en dernière instance, les subventions sont versées par les autorités municipales qui vérifient que la population bénéficiaire tient ses engagements en matière de scolarité et de santé. En théorie, les autorités locales ne peuvent opérer de sélection arbitraire des bénéficiaires mais elles le font pourtant bien souvent en pratique, dans de nombreuses communes rurales, notamment via le SISBEN. Ainsi, les élus locaux peuvent exercer des pressions sur les électeurs par le biais des subventions de FA qu'ils présentent comme une faveur. On le constate par le nombre de personnes inscrites de manière abusive en SISBEN 1. Dans ce contexte, les bénéficiaires légitimes du programme eux-mêmes sont peu susceptibles de faire la différence entre ce qui leur revient de droit et ce qu’ils reçoivent grâce à la générosité des hommes politiques en place et peuvent être sensibles à des pressions plus subtiles insinuant qu’un changement de gouvernement entrainerait l’arrêt du programme et donc la fin des subventions.
En ce qui concerne le scrutin présidentiel de 2010, de telles pressions supposent que les autorités locales jouent en faveur du candidat du gouvernement sortant. Or au moment du scrutin, le Parti social d’unité nationale de Santos ne contrôlait guère plus d’une centaine de municipalités sur plus de mille que compte la Colombie. Pourtant, le rôle des partis est limité. Dans le pays, les partis sont traditionnellement très flexibles même si des efforts ont été récemment entrepris pour leur redonner une certaine cohésion. En réalité, les membres du Congrès, plus que les formations politiques, servent d’intermédiaires, notamment les sénateurs qui, même s’ils sont élus dans le cadre d’une circonscription nationale, sont pour la plupart des barons régionaux ayant une forte influence sur les élus locaux. Dans leurs départements d’origine, ils servent de relais entre l’administration centrale et les municipalités. On comprend donc que leur appui soit très recherché par les candidats à l'élection présidentielle. Si les sénateurs sont censés soutenir le candidat de leur parti, il n’est pas rare de voir l’un d’eux se positionner plus ou moins discrètement en faveur d'un autre candidat sur le terrain. Ainsi, Santos a pu compter non seulement sur le soutien de nombreux élus du Parti conservateur ou de Cambio Radical (Changement radical), membres de la coalition sortante, voire du Parti libéral qui a rejoint la majorité après le scrutin. On ne s’étonnera donc pas que la majeure partie des accusations de pression sur les électeurs autour de FA mette en cause des sénateurs (Global Exchange mentionne plusieurs cas dans le document cité ci-dessus).
Santos a fait figure de favori durant toute la campagne, du moins à partir du moment où la Cour constitutionnelle a décidé de déclarer inconstitutionnel le projet de référendum visant à autoriser un troisième mandat consécutif du président sortant Álvaro Uribe, trois mois avant le scrutin. Aussi, au-delà de leurs affiliations partisanes, de nombreux élus locaux ont sans doute ressenti la nécessité de se mobiliser en faveur du favori afin d’obtenir son appui aux élections locales (qui se tiennent toujours un an et demi après la présidentielle). Finalement, il n’est pas exclu que les bénéficiaires de FA votent spontanément pour le candidat de l’administration sortante pour manifester leur reconnaissance pour les allocations perçues, sans que les autorités locales n'aient à exercer une quelconque coercition. Ceci apparaît certes plus légitime que les éventuelles pressions décrites plus haut, mais ne laisse pas d’être problématique puisque les versements de FA, effectués par l'Etat, correspondent à un droit et ne relèvent pas de la générosité des autorités en place.