Laurent GAYER,
"Asie du Sud : les amateurs-experts de la violence collective",
, 2013, [en ligne], consulté le
10/10/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part5/asie-du-sud-les-amateurs-experts-de-la-violence-collective
Note : Les noms suivis d’un astérisque ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de mes informateurs.
10 mai 2013. A Karachi comme dans le reste du Pakistan, on se prépare à la tenue d’élections générales. Demain, sept millions d’électeurs seront appelés à se rendre aux urnes (sur un total de 86 millions d’électeurs inscrits à l’échelle nationale). Pour de nombreux analystes, au Pakistan comme à l’étranger, ces élections seront l’occasion de saluer la première transition pacifique entre deux gouvernements civils dans l’histoire du pays. Les plus optimistes trouveront également matière à se réjouir dans le fort taux de participation (55 %), en nette hausse par rapport aux scrutins précédents – et ce, en dépit des menaces des extrémistes de tous bords, de la canicule qui sévit en cette période de pré-mousson et des travaux agricoles mobilisant une partie de la population rurale (battage du blé et ensemencement du coton). Sans dénier à ces élections leur portée « historique », dans un pays gouverné par les militaires pendant près de la moitié de son histoire, le récit irénique d’une transition électorale pacifique, et donc d’une nouvelle étape sur la voie de la « consolidation démocratique » au Pakistan, est pourtant incomplet. Ainsi, en cette veille d’élections, l’heure n’est pas seulement aux opérations de séduction de dernière minute pour les partis politiques qui se disputent le contrôle de la plus grande ville du pays. Alors que le compte à rebours électoral s’est enclenché, il est plus que jamais temps d’en découdre avec ses rivaux et de marquer son territoire. Ces démonstrations de force orienteront les choix électoraux, non seulement en intimidant les électeurs mais aussi en révélant les véritables détenteurs du pouvoir au niveau local, et donc les acteurs collectifs dotés de la plus grande capacité de protection et de redistribution. Pour ces partis politiques acquis au jeu démocratique mais persistant à s’appuyer sur des logiques de domination partiellement militarisées, il n’est donc pas seulement temps de mobiliser les électeurs mais aussi de déployer des combattants, et plus particulièrement ces « intermittents de la violence » ponctuellement enrôlés par les principales forces politiques en présence pour s’affronter dans la rue. Loin d’être étrangères au jeu démocratique, ces violences miliciennes le prolongent et l’orientent : à Karachi comme dans bien d’autres régions d’Asie du Sud, le chemin des urnes passe encore bien souvent par le maniement des armes. A tel point que pour les militants de base des partis politiques locaux, l’exercice de la violence est parfois devenu une part intégrante du travail politique. Militer, dans ce contexte, c’est aussi exercer, au moins à temps partiel, des activités militaires.
Asif* est l’un de ces combattants du dimanche, épisodiquement envoyés sur le « front » des guerres de territoires (turf wars) auxquelles se livrent les partis politiques, les milices islamistes et les groupes criminels à Karachi, notamment dans ses « no-go areas » – ces zones de souveraineté contestée, où l’autorité de l’Etat, sans avoir disparu, s’exerce de manière intermittente, en partage avec les entrepreneurs de violence (cf. carte ci-dessus). Asif réside dans l’une de ces no-go areas et, au début des années 2000, a rejoint le parti politique qui domine la vie politique de Karachi depuis la fin des années 1980, le Muttahida Qaumi Movement (Mouvement national unifié, MQM). Issu d’un milieu populaire (il a grandi dans un katchi abadi, un de ces quartiers informels parfois hâtivement qualifiés de bidonvilles, où plus de la moitié des vingt-et-un millions d’habitants de Karachi tentent de survivre avec les moyens du bord), Asif n’en a pas moins eu accès à l’éducation, et s’il a dû interrompre ses études universitaires avant leur terme, c’est moins pour des raisons économiques que politiques (après s’être interposé dans une rixe entre deux factions étudiantes, il craint d’être victime de représailles de la part d’un syndicat étudiant islamiste très influent dans son établissement). Ce niveau d’éducation nettement au-dessus de la moyenne, notamment dans son quartier, lui vaut l’attention du MQM. En 2001, Pervez Musharraf (alors président et chef de l’armée, mais aussi patron du MQM, qui un an plus tard rejoindra la coalition formée par le général-président) a réformé la législation sur les gouvernements locaux, dans le sens de la décentralisation. Comme tous ses prédécesseurs, ce militaire se méfie des partis politiques et voit dans la démocratie locale un moyen de les court-circuiter. Sur le terrain, cette réforme ouvre des possibilités d’ascension sociale rapide aux éduqués de la classe moyenne inférieure tels qu’Asif, qui s’empressent d’offrir leurs services aux partis politiques dans l’espoir de se voir propulsés à un poste de conseiller municipal. C’est précisément ce qui arrivera à Asif, avant que celui-ci ne soit contraint de renoncer à son poste suite à une affaire de corruption. Ce début de carrière politique assez conventionnel ne suffit pourtant pas à détourner Asif de la politique armée qui fait la marque de Karachi depuis les années 1980. Ainsi, tandis qu’il gravit un à un les échelons du parti, Asif va également se trouver de plus en plus impliqué dans son « sale boulot » – ces « corvées » propres à toute profession et recouvrant ses activités les plus dégradantes et/ou dangereuses (Hughes 2009). Au cours de l’été 2011, qui voit les partis au pouvoir se déchirer autour d’une nouvelle réforme de la législation sur les gouvernements locaux, Asif est à plusieurs reprises envoyé combattre un parti rival, qui s’appuie localement sur un groupe criminel impliqué, notamment, dans le trafic de drogue. Il participe à des combats de rue qui se sont « professionnalisés » au fil des ans. Si les combattants intermittents tels qu’Asif n’ont accès qu’à de vieilles Kalachnikov, les troupes d’élite du MQM – les shooters – sont en revanche équipées de fusils de sniper, de lunettes de vision nocturnes et de lance-roquettes. Et si les scènes de guérilla urbaine de l’été 2011 sont restées sans suite, le nombre d’homicides n’en a pas moins continué de grimper en 2012 et 2013.
Comme pour tout combattant, le « travail » d’Asif est d’abord fait d’attente (Grojean et Kaya 2012). Il passe parfois des nuits entières sans tirer un coup de feu, à guetter le moindre mouvement de l’autre côté de la « ligne de front », c’est-à-dire quelques rues plus loin. Au-delà des risques inhérents à ces activités miliciennes, c’est aussi leur caractère fastidieux qui les dévalorise chez les militants de base de son parti. Et parce qu’il appartient à une caste particulièrement basse, Asif fait parfois les frais d’une délégation supplémentaire de sale boulot de la part des militants de statut social supérieur, qui une fois parvenus au « bunker » d’où ils sont censés surveiller la position ennemie ont tendance à déserter leur poste en lui laissant leurs armes. Mais là encore, comme dans toute profession, la relégation des employés les moins qualifiés à des tâches peu prestigieuses – à l’instar des aides-soignantes en milieu hospitalier – n’exclut pas que ces employés conservent une marge d’autonomie dans l’acceptation – ou l’évitement – de ces tâches (Arborio 2001). Dans le cas d’Asif, par exemple, cette autonomie se manifeste par l’occultation de compétences martiales qu’il pourrait pourtant valoriser auprès de son parti. Avant de rejoindre le MQM, il a en effet servi dans l’armée pakistanaise pendant quelques années, et il dispose donc d’une expertise largement supérieure à celles des militants standards de son parti. Mais il craint qu’en révélant ces compétences, ses supérieurs hiérarchiques ne l’impliquent dans des activités plus violentes encore, pour faire de lui un tueur à temps plein – un target killer ou un shooter dans le jargon de Karachi. Tout en paraissant accepter docilement de se voir reléguer des tâches ingrates et dangereuses, Asif cherche donc à éviter de se voir assigner des tâches plus valorisées au sein de son parti, mais qu’il juge contraires à son éthique : s’il est prêt à se battre ponctuellement, il refuse catégoriquement de « devenir un tueur ».
Les violences qui précèdent le scrutin du 11 mai n’ont donc rien d’exceptionnel, même si elles sont liées à ce contexte électoral. La veille du scrutin, Asif est ainsi appelé en renfort pour repousser l’offensive d’une faction rivale. Au cours de cette offensive, ses assaillants sont parvenus à « capturer » une zone habituellement tenue par le MQM-Altaf, et Asif et ses compagnons sont chargés de reconquérir le terrain perdu. C’est entre deux cycles d’affrontement qu’il trouve le temps de se rendre dans un cybercafé pour me relater les événements de la journée, avant de s’excuser de devoir abréger notre conversation : il lui faut maintenant « retourner sur le champ de bataille ». Quelques heures plus tard, à l’occasion d’une nouvelle pause dans les combats, il m’informera qu’un candidat du groupe rival a été abattu dans le même quartier. La guerre de territoire qui sévit quotidiennement dans ce quartier contesté s’est cumulée aux tensions pré-électorales pour aboutir à cet assassinat ciblé. Cette fois pourtant, le « travail » a probablement été confié aux troupes d’élites du parti – ces « individus non identifiés » (na malum afrad) dont la presse ourdouphone relate les crimes à longueur de colonne sans jamais parvenir à donner un visage à ces assassins semi-professionnels.
Les pages qui suivent voudraient précisément s’attarder sur le profil de ces « amateurs » – parfois experts – de la violence armée, à Karachi mais aussi, de manière plus générale, dans le reste du pays et de sa région. Pour ce faire, nous nous proposons de suivre une approche « au ras du sol » de ces combattants irréguliers d’Asie du Sud (Buton et Gayer 2012), tranchant avec les analyses surplombantes qui dominent la littérature en sciences sociales sur les conflits infra-étatiques de cette région, ici assimilée au sous-continent indien.