Un « hard power » aux caractéristiques chinoises ?

Par Emmanuel PUIG
Comment citer cet article
Emmanuel PUIG, "Un « hard power » aux caractéristiques chinoises ?", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 24/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part4/un-hard-power-aux-caracteristiques-chinoises

Plan de l'article:

Entre 1999 et 2002, les entreprises de défense chinoises ont été profondément restructurées pour en faire des entités compétitives dotées de systèmes de management et de production modernes. A partir de cinq entités existantes, les dirigeants chinois ont formé dix industries de défense, entièrement sous contrôle étatique. A l’origine, la division de chacun des cinq grands groupes en deux entités distinctes était officiellement destinée à stimuler une forme de compétition entre elles. Mais il n’en a jamais rien été (si ce n’est à des niveaux très subalternes, sur des marchés de pièces détachées ou sur des produits à faible valeur ajoutée) et chaque industrie de défense développe des programmes et des technologies sur des segments distincts, sans aucun chevauchement. Au contraire même, ces industries collaborent de plus en plus entre elles et leur décloisonnement partiel (forme de coopération horizontale) est fortement encouragé par les autorités politiques.

Le paysage industriel de défense en Chine se compose désormais de dix consortia possédant chacun des activités distinctes. Cet ensemble emploie plus d’un million et demi d’individus, les plus grands employeurs étant, dans un ordre décroissant, Aviation Industry of China (AVIC) avec environ 400 000 employés et China North Industries Corporation (NORINCO) avec environ 300 000 employés ; la China South Industries Group Corporation (CSG) avec 180 000 employés, la China Shipbuilding Industry Corporation (CSIC) et la China Aerospace Science and Technology Corporation (CASC) avec 140 000 ; la China National Nuclear Corporation (CNNC) et la China Aerospace Science and Industry Corporation (CASIC) avec environ 100 000 employés.

Ces effectifs sont composés à plus de 80 % par des ouvriers et techniciens, le personnel dédié à la recherche (chercheurs et ingénieurs) représentant moins de 10 % du total. Depuis la fin des années 1990, ces entités ont profondément évolué. Elles ont considérablement amélioré leurs systèmes de production (outillages, robotisation, lignes de production, contrôles de qualité et management) pour atteindre aujourd’hui un standard de qualité qui place la Chine à l’orée du premier tiers des meilleurs industries d’armement au monde. En dépit de cela, l’écart reste important avec les firmes américaines et européennes qui possèdent des années d’avance au niveau de la R&D.

L’essor de ces entreprises entre la fin des années 1990 et 2010 a reposé sur des investissements colossaux de l’Etat (directement ou indirectement via ses banques de commerce étatiques) désireux d’effectuer un rattrapage technologique en un temps court. Maintenant que les programmes actuels sont lancés, les autorités chinoises ont répété à plusieurs reprises que les industries de défenses devraient commencer à dégager une capacité d’autofinancement pour lancer la prochaine génération de programmes. De fait, ces entités souffrent d’un endettement important et leurs implantations marginales sur les marchés civils ne constituent par une source de revenus suffisante. Au vu de l’importance (et des coûts) de l’ensemble des programmes de défense lancés au cours des dix dernières années, les autorités chinoises vont être obligées de maintenir leur effort financier pour des années encore. Reste que les industries de défense commencent à subir une pression politique afin de devenir financièrement plus autonome.

Une des conséquences directes de cette évolution est perceptible à travers la nouvelle volonté de ces entités de se positionner à l’international et de concourir sur des marchés et dans des secteurs jusqu’alors réservés. Depuis le rachat de la firme autrichienne Future Advanced Composite Component (FACC) par la Xian Aircraft Industry (filiale du groupe AVIC) en 2009 (la première acquisition à l’étranger de l’histoire de l’aéronautique chinois), NORINCO a acheté en 2011, via sa filiale Lingyun Group, la firme allemande Kiekert (spécialisée dans les systèmes automatisés pour véhicules) et des firmes privées de télécommunications proches de la défense, comme Huawei et ZTE, ont pris position sur les marchés européens, africains et moyen-orientaux. De la même manière, l’annonce du choix initial (mais pas définitif) de la China Precision Machinery Import Export Corporation (CPMIEC) par les autorités turques pour leur programme de système antimissile en septembre 2013 marque peut-être un tournant dans la politique d’exportation chinoise. Non seulement la Turquie est un membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, mais elle n’est pas un importateur traditionnel (comme le Pakistan, la Syrie, l’Iran, l’Egypte ou le Mozambique) de matériels chinois. Mais les détails du contrat ne sont pas encore connus et la Chine reste très précautionneuse dans ses politiques de maintenance et de sous-traitance de ses systèmes. Cette réticence pourrait potentiellement retarder l’exécution du contrat, comme une éventuelle pression américaine sur Ankara. Néanmoins, le fait que la Chine soit aujourd’hui le cinquième plus grand exportateur d’armements au monde démontre que son hard power a atteint un niveau de maturité technologique. L’exportation d’armement, et parallèlement la diplomatie de défense, est une composante du hard power, à la limite du soft power : il s’agit là de l’extension d’une influence technologique dans le domaine militaire. Cette extension est désormais palpable sur les principaux salons internationaux de la défense et de l’armement où se déploient avec de plus en plus d’ostentation les exportateurs chinois.