L'impuissance paradoxale du « soft power » de la Chine post-Mao

Par Stéphanie BALME
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Stéphanie BALME, "L'impuissance paradoxale du « soft power » de la Chine post-Mao", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 23/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part4/l-impuissance-du-soft-power-chinois

Accompagnant un éditorial du très officiel China Daily daté du 26 octobre 2012, un dessin à l’encre de Chine montrait un sage chinois penché sur son luth, fulminant de rage, à côté d’un trio déchaîné singeant l’air de Gangnam Style, cette musique du Coréen Psy qui a fait le tour de la planète et du Web chinois à l’automne 2012. Clip vidéo le plus visionné de l’histoire, Gangnam Style a provoqué un engouement sans précédent pour les produits de l’industrie high-tech sud-coréenne. Ce tube est à l’origine une caricature d’un quartier de Séoul, de bobos mondialisés déconnectés des problèmes d’une Corée plongée, comme l’Europe, en pleine récession. L’éditorialiste du China Daily ne s’est intéressé qu’aux retombées financières du phénomène Gangman Style, occultant l’aspect le plus important à savoir comment acquérir la capacité de séduire un jeune public en particulier et, éventuellement, de faire modèle sans s’imposer, au-delà de ses frontières. Des centaines de versions différentes de Gangnam Style se sont répandues dans le monde, y compris en Chine, soit avec le même objectif de dérision et de satire, soit sans aucun lien avec l’intention de départ. Psy a inventé sans le savoir la méthode Assimil la plus performante pour des adolescents qui ont ainsi appris à la vitesse de l’éclair leurs premiers mots de coréen. Les premiers séduits par cette culture pop sud-coréenne sont les jeunes chinois eux-mêmes.

L’une des versions parodiées du clip qui a eu le plus d’impact médiatique a été, précisément, celle réalisée par l’artiste dissident chinois, Ai Weiwei, qui s’est montré, vêtu de rose, menotté devant la caméra tantôt avec un képi de policier tantôt près d’une voiture de luxe : double référence au contrôle exercé sur les artistes chinois par la sécurité publique et aux mœurs jugés dépravés de la nomenklatura du Parti et de leurs enfants. L’influence du soft power coréen et japonais auprès de la jeunesse chinoise contraste avec les accents nationalistes du discours officiel et de certains pans de l’opinion publique.

Les IC correspondent à une stratégie culturelle institutionnalisée, complémentaire de la création récente de chaînes étrangères sur le réseau officiel de CCTV (CCTV9 diffuse en de nombreuses langues dont le français et l’arabe) ou de journaux dont la ligne éditoriale semble, en apparence seulement, moins rigide que la presse officielle traditionnelle comme le Quotidien du peuple. Le journal Huanqiu Shibao ou Global Times en anglais est en effet entièrement accessible sur Internet. Créée en 1931 et rattachée au Conseil des affaires de l’Etat, c’est-à-dire le gouvernement central, l’agence Xinhua ou Agence Chine Nouvelle est présente dans le monde entier. Diffusant en six langues, elle est toutefois rarement citée par ses homologues autrement que pour connaître le point de vue officiel de l’actualité chinoise.

En 2012, l’écrivain Mo Yan, vice-président de la très officielle Union des écrivains chinois a obtenu le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. Malgré le succès indéniable de ce premier prix Nobel de littérature dans l’histoire de la Chine (en effet, l’écrivain Gao Xingjian, prix Nobel de littérature 2000, venait d’acquérir la nationalité française), les médias officiels se lamentent souvent au sujet de ce qui serait un manque d’attractivité de la culture chinoise dans le monde, en appelant à une nouvelle stratégie de soft power « positive » et « rentable » pour la Chine. Dès l’annonce de sa récompense, Mo Yan a été critiqué sur les réseaux sociaux pour son allégeance au pouvoir et son statut d’écrivain officiel. Ces réalités renvoient à la tension existante entre la fabrique d’une culture officielle, d’un soft power jugé légitime, par opposition à une culture illégitime, le soft power porté par la société civile.

Sur le plan du cinéma, les réalisateurs chinois ont connu de remarquables succès des années 1980 à 2000, raflant régulièrement récompenses et prix parmi les plus prestigieux. A titre d’exemple, entre 1988 et 2005, Le sorgho rouge de Zhang Yimou a été récompensé de l’Ours d’or 1988 au Festival international du film de Berlin ; L’année de mon signe de Xiefei a obtenu l’Ours d’argent en 1990 ; La fabricante d’huile de sésame de Xie Fei et Le banquet de mariage de Ang Lee ont tous deux été couronnés de l’Ours d’or en 1993 ; en 1995, La Rougeur de Li Shaohong a obtenu l’Ours d’argent ; en 1996, L’oreille du soleil de Ho Yim l’a obtenu ainsi que Zhang Yimou pour Mon père et ma mère en 2000 et Beijing Bicycle de Wang Xiaoshuai l’année suivante ; Le Puits blindé de Li Yang en 2003 ; Au sud des nuages de Zhu Wen en 2004 et, enfin, Le Paon de Gu Changwei en 2005 a obtenu le Grand prix du jury du 55e Festival international du film de Berlin. Chen Kaige, l’un des chefs de file de la cinquième génération des cinéastes chinois a été récompensé de la Palme d’or 1993 au Festival de Cannes pour Adieu ma concubine.

Le cinéma indépendant, né en marge de la production officielle, reste lourdement censuré par les autorités malgré des phases de relâche qui permettent de légaliser, souvent à la va-vite, certaines productions. La situation fait débat parmi les cinéastes chinois qui souhaitent tourner des films au grand jour et les montrer en Chine sans être récupérés par les autorités en raison de leur succès sur la scène internationale. L’œuvre de Tian Zhuangzhuang par exemple a suscité la controverse au moment de la sortie du Cerf-volant Bleu et duVoleur de chevaux, films qui abordent les campagnes de masse sous le maoïsme et la vie quotidienne d’une famille tibétaine. Le premier, présenté au Festival de Cannes en 1993, sans l’aval des autorités chinoises, a valu au cinéaste une interdiction de filmer pendant près de dix ans. Inversement, le réalisateur Wang Shaohuai a obtenu de nombreuses nominations dont la Palme d’or lors du Festival de Cannes 2005 pour Shanghai Dreams, qui avait bénéficié de certains assouplissements au niveau de la censure.

Dans la carrière cinématographique du réalisateur Zhang Yimou, désormais qualifié d’officiel, deux phases peuvent être distinguées au regard de son rayonnement international et de ses liens avec les autorités de propagande et de censure. Jusqu’en 2000, Zhang Yimou adaptait des œuvres d’écrivains chinois dont certaines ont pu être marginalisées par la censure comme les romans de Mo Yan (Le Sorgho Rouge), Su Tong (Epouses et Concubines) et Yu Hua (Vivre). Etaient mis en scène le poids des traditions de la Chine pré-républicaine, la tragédie de la guerre sino-japonaise, la lutte contre le parti nationaliste (Kuomintang) ainsi que la vie des petites gens dans les campagnes (Qiu Ju, une femme chinoise, d’après le titre français) et les petits fonctionnaires du parti au début des réformes. Pendant quinze ans, à partir du milieu des années 1980, Zhang Yimou a obtenu de nombreuses récompenses sur la scène mondiale. Depuis 2000 et son Ours d’argent à Berlin pour The Road Home, ce dernier a été plusieurs fois nominé (en 2003 et 2010 à Berlin notamment) mais il n’a reçu aucun prix prestigieux. En tournant moins de films critiques, en se rapprochant des autorités et en voulant rénover le style des films chinois d’arts martiaux et de chevaliers, apparu dans les années 1920 (les wuxiapian) avec Hero et Le secret des poignards volants, Zhang Yimou a désintéressé son public. La qualité inégale de la seconde génération de ses films, la démesure des scénarios dépourvus de point de vue de mise en scène ainsi que son discours politique conservateur sur « la grande civilisation chinoise » ont déçu spectateurs et critiques tous publics confondus.

La poésie en moins, la propagande en plus par rapport à ses chefs-d’œuvre des années 1980-1990, les films de Zhang Yimou ont ceci d’officiel que l’histoire de la Chine est racontée sur commande, sans nuance, au profit d’un cinéma commercial à grand spectacle, qui doit être fidèle « aux caractéristiques nationales » (guoqing) et mobiliser, comme dans les films de propagande traditionnels, des milliers et des milliers de figurants.

En 2011, hasard du calendrier de la programmation cinématographique, le film officiel sur Confucius et la production américaine Avatar ont été diffusés en même temps. La population s’est précipitée dans les salles pour voir le film d’aventure de James Cameron en 3D, décidant les services des ministères de la Propagande, de la Culture et de l’Enseignement à distribuer des billets gratuits pour favoriser la production locale et inciter les spectateurs chinois à aller voir l’histoire revisitée du grand sage. La presse officielle a déploré le manque d’intérêt et d’implication de la jeunesse urbaine gâtée (« les post-80 et post-90 ») pour sa propre culture. « La Chine peut-elle avoir un soft power et faire rêver le monde si sa jeunesse elle-même n’est pas convaincue de ses produits culturels ? », questionne en substance la presse officielle. Les réseaux sociaux et la presse étrangère ont vu, à l’inverse, le signe de l’émancipation des jeunes chinois face à un film confondant d’absurdité et de contrevérités.

Cette anecdote illustre bien le fait que la question du soft power constitue d’abord un enjeu pour la Chine. La parole non officielle sur l’actualité est censurée voire interdite, celle sur le passé récent est subversive, enfin, celle sur le passé lointain s’est figée dans « l’idée d’une grandeur immémoriale », qui n’est que « le rêve d’une société devenue étrangère à son passé », explique Jean-François Billeter (2000). En 2011, un intellectuel du parti, M. Zhang Musheng a déclaré que la Chine devait « changer sa vision de la culture et de l’histoire ». En tournée en Chine pour une série de conférences sur le soft power, Joseph Nye avait, à juste titre, donné ce conseil à ses interlocuteurs chinois : « La meilleure propagande est l’absence de propagande. »