Les Etats-Unis, une puissance en crise d'adaptation

Par Alexandra DE HOOP SCHEFFER
Comment citer cet article
Alexandra DE HOOP SCHEFFER, "Les Etats-Unis, une puissance en crise d'adaptation", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 18/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part3/les-etats-unis-une-puissance-en-crise-d-adaptation-?page=show


Qu’elles soient de nature économique ou géopolitique, les crises ont toujours suscité aux Etats-Unis une réévaluation de la puissance américaine et de son rôle dans le monde. Dans les années 1970-1980, la crise économique (chute du dollar, inflation, envol des déficits publics et de l’endettement, érosion de la compétitivité industrielle et technologique de l’économie américaine) et les défis géostratégiques (débâcle du Vietnam, révolution islamique en Iran et invasion soviétique de l’Afghanistan) lancèrent le débat autour de ce qui était alors perçu comme le début du « déclin » des Etats-Unis. Ainsi, Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale (1969-1975) puis secrétaire d’Etat sous les présidents Nixon puis Ford (1973-1977), et Cyrus Vance, secrétaire d’Etat sous le président Carter (1977-1980), étaient tous deux convaincus de la perte d’influence des Etats-Unis dans le monde. Kissinger annonçait en 1969 la fin de l’ère des superpuissances et l’avènement d’un « nouvel ordre international » multipolaire où les Etats-Unis continueraient à jouer un rôle central, à condition qu’ils adaptent leur politique étrangère, en réduisant leurs engagements militaires, en améliorant leurs relations avec la Chine et l’Union soviétique, et en incitant l’Europe à jouer un rôle plus important dans les affaires internationales. Préfigurant le discours prononcé par le président Barack Obama au Caire en juin 2009, Vance affirmait à la fin des années 1970 qu’en matière de promotion des droits de l’homme, les Etats-Unis devaient être plus réalistes et « toujours garder à l’esprit les limites de [leur] puissance », en évitant « la tentative rigide et présomptueuse d’imposer [leurs] valeurs aux autres », et rejetait l’illusion selon laquelle « agiter la bannière des droits de l’homme transformerait soudainement les sociétés autoritaires » (Vance, discours du 30 avril 1977). La fin de la guerre du Vietnam s’accompagnait ainsi d’un retour à la realpolitik, sur fond de ce que l’historien britannique Paul Kennedy caractérisait quelques années plus tard de « surextension impériale » (imperial overstretch) : quand la base économique d’une puissance ne permet plus de financer ses engagements militaires à l’étranger, celle-ci souffre alors de surextension, de drainage de ses ressources, entraînant son déclin potentiel.Les Etats-Unis vont à nouveau faire face à ce phénomène après le 11 septembre 2001, en engageant leurs forces militaires dans des opérations longues et coûteuses en Afghanistan et en Irak.

Les années de guerre froide et de post-guerre froide suscitèrent aussi un renouvellement de la recherche intellectuelle sur la transformation des relations internationales et la nécessité pour les Etats-Unis de s’y adapter. Dès 1990, Charles Krauthammer, influent journaliste américain et commentateur politique conservateur, annonçait l’avènement du « moment unipolaire », c’est-à-dire une ère où la superpuissance non défiée des États-Unis dominerait complètement et où la multipolarité n’existerait pas, mais en même temps il reconnaissait que le problème de la dette américaine pouvait, sur le long terme, mettre en péril cette suprématie. Contredisant Krauthammer dans le même numéro spécial « L’Amérique et le monde » du Foreign Affairs (hiver 1990-1991), le journaliste et politologue William Pfaff préconisait un monde multipolaire sans superpuissance, les Etats-Unis ne maîtrisant pas de manière égale les trois composantes fondamentales de la puissance : certes leur puissance militaire restait inégalée, mais ils se montraient plus vulnérables en matière de compétition économique et technologique, et le consensus national autour des priorités de politique étrangère et du rôle du leadership américain dans le monde faisait de plus en plus défaut, maintenant que la guerre froide était terminée. Précurseur de « l’échiquier tridimensionnel » de Joseph Nye et des thèses aujourd’hui en vogue sur l’apolarité du monde, William Pfaff annonçait la « fin du siècle américain », alors que l’ère unipolaire était très largement proclamée dans la littérature américaine.

A la fin des années 1990, l’historien Samuel Huntington mettait en garde contre l’interprétation unipolaire du monde et la tendance à « l’unilatéralisme global », tandis que le diplomate Richard N. Haass expliquait que la politique étrangère américaine ne devait pas résister à la multipolarité, mais la façonner. Dans un monde difficile à caractériser (uni-multipolaire selon Samuel Huntington ; postpolaire selon le National Intelligence Council ; non polaire selon Richard Haass ; a-polaire pour les politologues Ian Bremmer et Charles Kupchan), les Etats-Unis continuaient en réalité à s’imposer sans conteste comme la première puissance mondiale à tous égards : « aucune puissance ne peut prétendre rivaliser dans les quatre domaines-clés – militaire, économique, technologique et culturel – qui font une puissance globale », écrivait le politologue Zbigniew Brzezinski en 1997. En 2002, la National Security Strategy (NSS) du président G. W. Bush avait pour objectif d’empêcher l’émergence de puissances concurrentes (peer competitors). La volonté de prolonger « l’illusion unipolaire » post-guerre froide se nourrissait de la perception selon laquelle les Etats-Unis possédaient encore tous les outils leur permettant de façonner le monde à leur image. Or aujourd’hui, ce n’est plus « l’Amérique qui refait le monde » comme l’écrivait le politologue Ghassan Salamé en 2005, mais c’est bien le monde qui refait l’Amérique et qui révèle les limites de la puissance américaine.

En effet, la crise économique et financière de 2008 rappellera avec brutalité que l’Amérique n’a plus les moyens de ses ambitions expéditionnaires et surtout, comme les politologues Joseph Nye et Robert Keohane le soulignaient déjà à la fin des années 1970, que la force militaire est de moins en moins fongible, en ce sens qu’une grande puissance aura de plus en plus de difficulté à obtenir des gains non militaires (économiques et/ou diplomatiques) par ses forces armées. La suprématie militaire des Etats-Unis s’est avérée inutile face aux formes asymétriques de guerre que lui ont opposé les forces en présence en Afghanistan et en Irak, et a fini par mettre à mal le soft power américain. Ainsi, trente années après le Vietnam, l’échec irakien aura eu pour conséquence de discréditer l’agenda néoconservateur et de « restaurer l’autorité des réalistes en politique étrangère, dans la tradition de Henry Kissinger » (Fukuyama 2006). Le président Barack Obama incarne ce retour au réalisme, voire au pragmatisme : il a bien conscience que les Etats-Unis ont perdu en capacité d’influence et doivent se contenter de « maintenir leur leadership global », formulation qui constitue le titre de la nouvelle stratégie de défense américaine de janvier 2012. En effet, le dilemme majeur pour les Etats-Unis est aujourd’hui de maintenir une présence et une empreinte stratégique et économique dans le monde avec des moyens en constante réduction (les fameuses « séquestres budgétaires » en vigueur depuis le 1er mars 2013, à savoir des coupes budgétaires importantes pour réduire le déficit public, y compris dans le budget de défense). Tout comme ses prédécesseurs, le président Obama place l’interdépendance entre les réformes aux Etats-Unis (« nation-building at home »), l’état de l’économie et la capacité d’influence des Etats-Unis sur la scène internationale au cœur de sa National Security Strategy (NSS 2010), et ce sera sans aucun doute encore plus le cas dans la prochaine version. Déjà dans la NSS de 1991, le président G. H. Bush établissait un lien direct entre l’état de l’économie américaine et la capacité des Etats-Unis à réaliser leurs objectifs à l’étranger, considérant « l’économie comme un prérequis pour le maintien de la position de leader politique mondial » du pays. La NSS de 1998 du président Clinton affirmait aussi : « nous ne pouvons exercer notre leadership à l’étranger qu’à condition d’être fort chez nous ». Qu’il s’agisse de la réduction du déficit public, de l’éducation, de l’énergie, de la recherche (« l’innovation américaine est un fondement de la puissance américaine », NSS 2010), tous participent au maintien de la puissance américaine.

Le rapport Global Trends 2015, publié par le National Intelligence Council (NIC) en 2000, prévoyait, parmi d’autres scénarios, une diminution de l’influence américaine dans les affaires internationales en raison d’une économie intérieure stagnante et d’une reconfiguration de l’ordre international. Fin 2012, le rapport du NIC Global Trends 2030 confirme l’évolution du système international vers une géopolitique multipolaire, dépourvue d’un hegemon identifiable et surtout disposée à jouer ce rôle, et questionne pour la première fois l’avenir du leadership des Etats-Unis dans le système international, alors qu’il était tenu pour acquis dans les versions précédentes. Pour dresser un diagnostic sur l’état de la puissance américaine, deux écoles de pensée s’affrontent : l’une avance que les États-Unis sont en déclin relatif, rattrapés par des puissances émergentes ou réémergentes (Chine). Minés par des problèmes intérieurs insolubles (dette publique, polarisation qui mène à la paralysie de la vie politique, imperial overstretch), les États-Unis sont incapables d’offrir un leadership pourtant vital au monde du XXIe siècle. Cette thèse a été popularisée notamment par le journaliste Fareed Zakaria dans son essai de 2008 sur le « monde postaméricain », journaliste avec lequel Barack Obama, alors en pleine campagne présidentielle, s’était affiché. C’est aussi une thèse très largement soutenue par l’opinion américaine qui perçoit aujourd’hui la Chine comme la plus grande puissance mondiale, devant les Etats-Unis. L’autre école de pensée (Joseph Nye, John Ikenberry, Tom Wright) estime au contraire que les Etats-Unis s’adaptent, non sans difficultés, aux nouveaux paramètres des relations internationales. Ils gardent un avantage certain dans ce monde en transition et malgré la montée concomitante de puissances moyennes, préservent leur suprématie dans un nombre remarquable de domaines et un soft power inégalé, et demeureront dans les dix-quinze années à venir, la puissance la plus « complète ». Dans les deux cas, la volonté et la capacité des Etats-Unis à répondre aux crises internationales continueront à façonner la manière dont la puissance américaine sera perçue aussi bien par ses alliés en attente d’un leadership politique fort et de réassurances stratégiques (Europe, Japon, alliés d’Asie du Sud-Est, Israël et pays du Golfe), que par ses rivaux à l’affût de tout signe de faiblesse géopolitiquement instrumentalisable au profit de leurs propres intérêts (cf. l’initiative diplomatique de la Russie en Syrie).

Les Etats-Unis se retrouvent ainsi devant le paradoxe suivant : fustigés, après les attentats du 11 septembre 2001, pour leur hyperpuissance envahissante et unilatérale, ils se voient aujourd’hui critiqués pour leur impuissance et leur extrême prudence en matière de gestion de crises, voire leur inaction, en particulier au Moyen-Orient (Syrie). En même temps, le président Obama n’a cessé d’étendre la « guerre contre le terrorisme » initiée par son prédécesseur en recourant à la « guerre indirecte » (par l’usage des drones armés contre des cibles d’Al Qaida comme au Pakistan, en Somalie et au Yémen) et à la « guerre secrète » (expansion de la présence des forces spéciales dans plus de soixante-quinze pays, cyberguerre, multiplication des programmes d’espionnage), confortant ainsi les Etats-Unis dans leur posture de gendarme du monde, malgré la volonté affichée par le président de s’en défaire. Mais l’histoire montre que cette mutation de la puissance américaine n’est pas irréversible (les attentats du 11 septembre 2001 en sont la plus récente illustration) : certains événements, et en particulier une menace qui se poserait directement aux intérêts et à la sécurité américaine, seraient susceptibles d’appeler une riposte ferme des Etats-Unis, laquelle pourrait alors se traduire par un déploiement militaire d’aussi grande ampleur que celui opéré en Irak et en Afghanistan.

Contraint de réviser les priorités stratégiques du pays à l’heure où « la menace la plus grave à la sécurité nationale des Etats-Unis est la dette américaine » (Obama, discours du 13 avril 2011) (la dette atteignait 17 027 milliards de dollars en octobre 2013 alors que la limite légale était précédemment fixée à près de 16 700 milliards de dollars) et de répondre à de nouveaux défis économiques et géopolitiques relevant à la fois de la puissance de certains Etats et de la faiblesse d’autres, comment Obama envisage-t-il de remodeler cette puissance américaine et de l’adapter aux contraintes du monde contemporain ?

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La présidence Obama pousse véritablement la puissance américaine dans le XXIe siècle, marqué par l’émergence d’autres puissances et par le fait qu’une multitude d’aspects du contexte international (technologies de l’information, mondialisation, terrorisme, cyber-menaces) échappent de plus en plus aux instruments traditionnels de la politique étrangère. La puissance, notion jadis pensée et comprise dans une acception très limitée, celle des relations militaires et stratégiques interétatiques, est rudement mise à l’épreuve.Les Etats-Unis ont de moins en moins « la capacité d’imposer leur volonté aux autres », dans un monde où les Etats ne sont plus les acteurs dominants et où la puissance économique, l’innovation technologique sont devenus des critères de puissance aussi importants, voire davantage, que la puissance militaire.Ces dix dernières années, les guerres en Afghanistan et en Irak sont devenues le symptôme le plus représentatif de l’incapacité des Etats-Unis à adapter leur pensée stratégique et leurs modes de gestion de crise dans un contexte international beaucoup plus imprévisible et peu malléable.

C’est bien ici que réside la question essentielle : il ne s’agit pas de se demander si le pays est en déclin, relatif ou non, mais de reconnaître que la poursuite d’une stratégie fondée sur la primauté militaire, dans le contexte des contraintes actuelles, n’est pas tenable et sera coûteuse pour les Etats-Unis. Barack Obama en a fait le point de départ de sa doctrine de politique étrangère : il considère que la force militaire est plus un facteur de désordre que de résolution des crises et qu’il faut l’utiliser le moins possible. Il l’a clairement exprimé au sujet de la Syrie, dans une interview pour le New Republic le 27 janvier 2013 :

« J’ai sans doute davantage conscience que tout autre non seulement de nos incroyables forces et capacités, mais aussi de nos limites. Dans une situation comme celle de la Syrie, je dois me poser la question suivante : pouvons-nous faire une différence ? Une intervention militaire aurait-elle un impact ? […] Est-ce que cela pourrait aggraver les violences ou déclencher l’usage des armes chimiques ? Quelle est la meilleure option pour un régime post-Assad stable ? » (Nous traduisons)

C’est la menace de l’utilisation de la force militaire et non son emploi direct, qui, selon Obama, aura finalement incité la Russie à reprendre l’initiative diplomatique et le régime Assad à l’accepter.

En plus de reconnaître leurs propres limites, les Etats-Unis font face à ce que l’éditorialiste du Washington Post, David Ignatius, appelle un « déficit de partenaires », notamment auprès de leurs alliés, incarnés par le G7, sur lesquels ils se sont appuyés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui se trouvent également affectés par la crise économique de 2008, tandis qu’en face, de nouvelles puissances, qui ne sont pas des alliés traditionnels des Etats-Unis, s’affirment sur la scène internationale. Obama fait évoluer les Etats-Unis du statut de « nation indispensable » à celui de « catalyseur indispensable », présent, mais pas trop impliqué, en encourageant d’autres acteurs (partenaires européens, OTAN, organisations régionales notamment en Afrique) à partager le fardeau. Plusieurs facteurs concourent à renforcer cette tendance : la situation budgétaire des Etats-Unis et les implications de long terme des réductions du budget de la défense sur la capacité de projection de la puissance américaine ; de récents événements, en particulier les révoltes arabes, qui ont redessiné un espace politique et géostratégique peu propice aux intérêts américains, remettant en question des alliances stratégiques historiques (Egypte) et en fragilisant d’autres (Arabie saoudite, Israël) ; une diplomatie américaine en panne, ne parvenant pas à convaincre la Chine de contenir son voisin nord-coréen et finissant par se plier aux exigences de la diplomatie russe en Syrie, tandis que les sanctions économiques ne modifient en rien la posture iranienne sur le nucléaire ; une opinion publique américaine qui, traumatisée par l’expérience de la guerre en Irak, est de plus en plus réticente à utiliser la force militaire pour « changer un régime » ou pour des raisons humanitaires (« responsabilité de protéger »), c’est-à-dire dans des situations où les intérêts des Etats-Unis ne sont pas directement menacés. Ainsi, les Américains interrogés dans le cadre d’un sondage Wall Street Journal/NBC (30 mai-2 juillet 2013) portant sur l’option d’une intervention militaire américaine en Syrie n’étaient que 15 % à répondre favorablement, une position qui fait l’objet d’un consensus bipartisan (17 % des démocrates et 15 % des républicains), tandis que 11 % s’opposaient à l’armement des forces rebelles syriennes. Dans ce contexte, l’opinion se montre réceptive à la posture délibérément en retrait et délégatrice qu’adopte le président Obama depuis le début du « printemps arabe ». Les conseillers d’Obama aiment à rappeler que la Libye est un exemple réussi de l’approche plus ciblée et multilatérale de l’usage de la force : l’opération militaire n’a fait aucune victime américaine, a coûté un milliard de dollars et a destitué un dictateur dans un délai de cinq mois, tandis que l’opération en Irak a causé la mort de 4 484 militaires américains, s’est chiffrée à plus de 700 milliards de dollars et a duré neuf années.

En réalité, l’expérience irakienne ou plutôt la volonté de ne pas reproduire un autre Irak, a façonné en grande partie les modalités de l’intervention américaine en Libye : pas de déploiement de troupes au sol, mais un appui militaire et politique aux forces de l’opposition pour aider à renverser le régime Khadafi (offshore balancing) et, surtout, pas d’ingérence dans la phase de transition et de reconstruction, mais des interventions ponctuelles des forces spéciales pour capturer des leaders d’Al Qaida sur le territoire libyen. Devant le Congrès, le 31 mars 2011, Robert Gates, alors secrétaire à la défense, affirmait au sujet de la Libye que « la dernière chose dont les Etats-Unis aient besoin est une autre entreprise de nation-building ». De même, dans son discours du 19 mai 2011 sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, le président Obama résumait : « nous avons appris de l’expérience en Irak combien il est coûteux et difficile d’imposer un regime change par la force ». Or, la politique de non-ingérence dans la phase de reconstruction est tout aussi risquée qu’une opération de nation-building qui implique directement les intervenants : les milices armées soutenues par la coalition de l’OTAN et par le Qatar (bien qu’elles aient été perçues comme problématiques dès le début du printemps arabe) pour renverser l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi, règnent aujourd’hui en maître, compromettent la paix civile et retardent la construction des institutions. Le nouveau gouvernement peine à imposer son autorité et la détérioration de la situation en Libye déstabilise la région (Mali, Algérie). Dans les deux cas de figure (heavy footprint en Irak et light footprint en Libye), les puissances intervenantes perdent rapidement le contrôle de l’après-regime change, entièrement façonné par le jeu des acteurs locaux et régionaux mus par des intérêts propres et des ambitions politiques qui ne convergent pas avec les projets de démocratisation et de reconstruction économique promus par les acteurs internationaux qui ont soutenu les forces de l’opposition. Barack Obama reconnaissait ainsi, dans son discours du 19 mai 2011, l’impuissance des Etats-Unis à façonner la phase de transition : « tous les pays ne suivront pas notre forme particulière de démocratie représentative, et il y aura des moments où nos intérêts de court terme ne s’aligneront pas parfaitement avec notre vision de long terme de la région ».

Ainsi, le plus grand défi stratégique pour les Etats-Unis est de concevoir une politique étrangère capable de contenir deux types de menace très différents : d’un côté, les forces déstabilisatrices qui ébranlent l’Afrique et le Moyen-Orient et de l’autre, la puissance chinoise et sa stratégie d’affirmation internationale, en rééquilibrant un certain nombre de ressources économiques, diplomatiques et militaires vers l’Asie. La première menace relève des risques posés par la faiblesse d’Etats en proie au terrorisme, mais aussi par les réactions autoritaires et répressives aux mouvements de contestation sociétale ; la seconde relève à la fois de la concurrence et des conséquences à plus long terme des problèmes sociaux, économiques et politiques internesde la Chine. Dans l’édition de l’été 2004 du Foreign Affairs, Chuck Hagel, alors sénateur du Nebraska, anticipait : « les défis posés au leadership et à la sécurité des Etats-Unis ne viendront pas de puissances rivales, mais d’Etats faibles » (Hagel 2004). La question pour l’administration Obama est donc de définir les instruments de réponse à ces menaces tout en évitant l’écueil de la surmilitarisation.

Ainsi, l’ampleur des enjeux au Moyen-Orient et des intérêts stratégiques américains dans la région, continueront d’impliquer les Etats-Unis, avec pour conséquence de freiner la politique du rééquilibrage vers l’Asie qui avait marqué le premier mandat d’Obama (d’autant plus que les deux architectes du « pivot », Hillary Clinton et Kurt Campbell, ont quitté l’administration). Alors que sa prédécesseur Hillary Clinton avait résolument tourné la diplomatie américaine vers l’Asie, John Kerry déploie ses premières initiatives au Moyen-Orient, en relançant les pourparlers directs israélo-palestiniens, tandis qu’Obama réactive les canaux diplomatiques avec l’Iran et renforce la coopération militaire avec ses alliés du Golfe.

Tandis que l’outil militaire se transforme, l’outil diplomatique se développe : Obama privilégie le multilatéralisme, notamment dans le cadre d’opérations militaires (Libye), recourt à une diplomatie active des sommets (en particulier en Asie où les Etats-Unis réinvestissent les organisations régionales telles que l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est) et aux groupes de travail avec la Chine, et déploie une diplomatie active sur le dossier syrien, accompagnée d’une complicité passive avec l’opposition.

Barack Obama a une conception de la puissance américaine davantage axée sur la diplomatie et le développement, deux instruments indispensables pour conserver le soft power américain. Ainsi, son voyage de fin juin 2013 en Afrique était placé sous le signe de l’économie et du développement (domaines où les Etats-Unis sont de plus en plus concurrencés, voire devancés par la Chine) : cela s’est traduit par l’annonce de plusieurs projets : promotion d’un nouveau partenariat économique entre les Etats-Unis et l’Afrique ; lancement du projet Trade Africa pour approfondir leurs relations commerciales avec l’Afrique et du plan Power Africa pour aider à doubler l’accès à l’électricité en Afrique.

L’administration Obama replace l’économie au cœur de sa politique étrangère et le département du Trésor au centre du processus décisionnel, réalisant, au contact des grandes économies émergentes et émergées (en particulier la Chine), l’importance du leadership économique (trop longtemps négligé au profit d’interventions militaires coûteuses) comme fondement du leadership stratégique. La « diplomatie de l’économie » (economic statecraft) met l’accent sur les instruments économiques pour répondre aux défis stratégiques : accords de libre-échange avec l’Asie (TransPacific Partnership) excluant la Chine, et avec l’Union européenne (Transatlantic Trade and Investment Partnership), mais aussi sanctions économiques (Iran, Corée du Nord). Dans ce contexte, la théorie du smart power (combinaison d’instruments propres au hard power et au soft power) trouve son illustration la plus fidèle dans le « rééquilibrage » américain en Asie-Pacifique, qui allie manœuvres navales, rééquilibrage militaire, politique active de libre-échange (diplomatie économique) et diplomatie de haut niveau (pratique des « sommets » avec la Chine, groupes de travail sur des enjeux communs, etc.).

Cependant, la « puissance civile » des Etats-Unis, tant vantée par l’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton, ne pourra pas se traduire dans les faits tant qu’il existera un fossé financier immense entre le budget de la défense et celui du département d’Etat et de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID). Avec les séquestres entrées en vigueur le 1er mars 2013, le budget de la défense américain se voit amputé de plus de 40 milliards de dollars avant la fin de l’année 2013, auxquels s’ajoutent 500 milliards de coupes supplémentaires dans la prochaine décennie. Malgré la baisse du budget de la défense, les Etats-Unis restent la seule superpuissance militaire, loin devant Pékin et Moscou. Et si le budget baisse, c’est plus un signe de rationalisation des objectifs que de véritables coupes. Concernant la diplomatie et le développement, le secrétaire d’Etat John Kerry a annoncé une baisse du budget du département d’Etat et de l’USAID de 6 % pour l’année fiscale 2014 (47,8 milliards de dollars de budget). Les budgets alloués à l’Irak et à l’Afghanistan sont durement touchés par ce nouveau cadre budgétaire, tandis que l’allocation pour l’Asie-Pacifique est en augmentation de 7 %. Au Moyen-Orient, les Etats-Unis n’ont plus les ressources financières pour soutenir la reconstruction économique  consécutives aux révoltes arabes, tandis qu’ils se trouvent concurrencés sur ce terrain par les pays du Golfe et la Chine.

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Depuis la fin de la guerre froide, la puissance américaine peine à se renouveler et à s’adapter aux grands bouleversements internationaux. Après une décennie d’engagements militaires consécutifs au 11 septembre 2001, c’est vers l’Asie et les accords commerciaux que les Etats-Unis se tournent, mais ce mouvement ne s’accompagne pas pour autant d’un retrait stratégique du Moyen-Orient ni d’une négligence accrue de l’allié européen dont ils auront de plus en plus besoin pour partager le leadership stratégique : en effet, le pivot vers l’Asie est à relativiser, dans le sens où les événements au Moyen-Orient, et en particulier en Syrie, rappellent à Washington qu’un leadership américain fort est toujours indispensable pour forger une action internationale et qu’en son absence, c’est la paralysie qui prime, malgré les efforts de certains alliés comme la France et le Royaume-Uni pour prendre l’initiative (Libye et Mali). Or force est de constater que ni ces deux puissances ni d’autres ne possèdent la capacité d’entraînement des Etats-Unis qui leur permettrait de rassembler autour d’eux de larges coalitions de pays volontaires. Face à une Union européenne désunie et inaudible sur la scène internationale, l’administration Obama fait le choix d’esquive ses alliés-clés sur un certain nombre de dossiers où il souhaite pouvoir avancer vite, quitte à les exclure à la dernière minute, telle la France sur le dossier syrien, pour gérer la crise en tandem avec la Russie.

Face aux crises, le leadership américain n’est pas « dispensable » comme le préconise Vali Nasr, ancien conseiller auprès de Richard Holbrooke lorsque ce dernier exerçait les fonctions de représentant spécial du président Obama pour l’Afghanistan et le Pakistan (2009-2010), ni substituable, d’autant plus que le reste du monde s’est habitué à se tourner vers les Etats-Unis pour qu’ils agissent en chef de file et créent les conditions d’une action internationale, c’est-à-dire assument le rôle de « gendarme du monde » à l’heure où l’Amérique souhaite s’en écarter. Or la Libye a été à cet effet un précurseur de la manière dont Washington entend désormais déléguer son leadership et solliciter ses alliés européens pour qu’ils prennent leurs responsabilités sécuritaires, notamment dans leur périphérie sud. Les Etats-Unis opteront davantage pour une posture « d’accompagnement » (logistique, renseignement, drones) – dite « leading from behind » (leadership en coulisse) – dans certains conflits régionaux (Libye, Mali, Syrie) où les intérêts américains ne sont pas directement mis en cause :

« Il y aura des situations dans lesquelles ce n’est pas notre sécurité, mais nos valeurs qui seront directement menacées. Dans ces cas, nous ne devrions pas avoir peur d’agir – mais le poids de l’action ne devrait pas être porté par l’Amérique seule. Comme nous l’avons fait en Libye, notre tâche consiste à mobiliser la communauté internationale en faveur de l’action collective » (Barack Obama, discours sur la Libye du 28 mars 2011)

Or la Libye a déjà montré les limites de ce que les Européens peuvent faire ainsi que leur dépendance persistante sur certaines capacités militaires américaines (drones, ravitaillement en vol, renseignement). Dans un monde où les Etats-Unis ne souhaitent plus jouer le rôle de gendarme du monde et où les Européens ne peuvent pas assumer leurs responsabilités sécuritaires dans leur propre périphérie sans un appui américain significatif, c’est toute la question de la gouvernance mondiale en termes de sécurité qui se pose, face au risque potentiel de « vide stratégique », et dont la Syrie a été la plus récente illustration.

L’enjeu pour les Européens est d’élaborer une stratégie qui leur soit propre et identifiable par leurs partenaires et leur allié américain. Ceci est d’autant plus important qu’une grande partie des crises majeures, des engagements diplomatiques (la Syrie, le sud du Caucase, le Soudan et le Sahel) et des interventions militaires se sont déroulés et continueront à avoir lieu à la périphérie de l’Europe. Ainsi, plus que celle des États-Unis, la stratégie de l’Union européenne résulte davantage de la nécessité que d’un choix. Mais les contraintes budgétaires compromettent déjà le rayon d’interventions au sein de cet « arc de crises ». Toutefois, cela ne doit pas induire une sorte de division du travail géographique entre l’Europe, au mieux un acteur local, et les États-Unis, seuls capables d’une projection mondiale et d’assumer leurs responsabilités internationales. Le partenariat stratégique transatlantique doit être consolidé autour d’une vision commune des enjeux sécuritaires prioritaires et permettre de définir des modes d’intervention mieux coordonnés. Pour cela, il faudra d’abord que les Etats-Unis rétablissent le lien de confiance avec leurs alliés européens, miné par les récentes révélations sur l’ampleur du système de surveillance américaine via l’Agence de la sécurité nationale (NSA). Plus de dix années après la crise irakienne, ce nouvel épisode qui ébranle la relation transatlantique pourrait avoir des effets diplomatiques durables et à plus court terme, remettre en question ou du moins retarder les négociations entre l’Union européenne et les Etats-Unis sur un accord de libre-échange.
 

Références

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• ZAKARIA F. (2008) The Post-American World, New York et Londres, W.W. Norton.