L’ONU, entre puissance et multilatéralisme

Par Mélanie ALBARET
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Mélanie ALBARET, "L’ONU, entre puissance et multilatéralisme", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 19/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part3/l-onu-entre-puissance-et-multilateralisme

L’organisation multilatérale onusienne, dans sa création, est fille de puissants. Les hommes d’Etat étasuniens, notamment Franklin Delano Roosevelt, ont été les principaux architectes de l’organisation. Les grandes lignes de sa charte ont, pour la plupart, été négociées par les plus puissants : les tractations d’Dumbarton Oaks portant sur l’architecture de l’ONU (21 août au 7 octobre 1944), réunissent l’Union soviétique, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine (arrivée plus tardivement). Le veto des membres permanents du Conseil de sécurité est introduit par la formule de Yalta (février 1945) lors d’une conférence où se rencontrent Staline, Roosevelt et Churchill.

Dès lors, l’ONU, tout comme l’ordre international qui naît de la Seconde Guerre mondiale, est issue d’une tension entre le multilatéralisme entendu comme valeur et les logiques de puissance. Celle-ci parcourt l’ensemble des négociations sur la future organisation internationale. Lors de la conférence de San Francisco, la controverse sur le droit de veto met en scène cette oscillation : si quelques délégués, à l’instar du représentant mexicain, dénoncent l’établissement d’un « ordre mondial dans lequel les souris seront peut-être écrasées alors que les lions seront laissés en liberté », d’autres considèrent que s’opposer au veto revient à condamner l’organisation. Finalement, l’idée que seules des Nations unies avec des dents, c’est-à-dire qui disposent d’une armée et qui accordent un rôle décisif aux Grands, pourront maintenir la paix et la sécurité internationales, s’impose. Cette interprétation procède des échecs de la Société des nations, première organisation internationale à tendance universelle et à compétence générale, établie par le traité de Versailles en 1919. Fonctionnant au consensus et dépendante de ses Etats membres en ce qui concerne la force armée, celle-ci s’était avérée incapable de contenir les puissances de l’Axe et d’empêcher la Seconde Guerre mondiale.

Non seulement l’ONU naît des projets des puissants, mais elle aménage « un espace de puissance » (Badie dans Badie et Devin, 2007) en son sein. Ainsi, le Conseil de sécurité institutionnalise un club de puissants (les cinq membres permanents, appelés ensuite P5) au cœur même des Nations unies, renforçant une tendance déjà présente lors de la constitution des organisations de Bretton Woods – le Fonds monétaire international et la Banque mondiale (système de quotes-parts). Notons que cette pratique qui vise à agencer des espaces de puissance au sein des organisations internationales, également présente dans l’Union européenne, est très liée à  la période de l’instauration d’un nouvel ordre international. Au contraire, en 1994 lors de la création de l’Organisation mondiale du commerce, il a été décidé que chaque Etat dispose d’une voix et que les décisions sont prises par consensus. Bien que des logiques de puissance s’instaurent de façon informelle (cf. la constitution de la Quad, cf. cartes ci-dessous), l’OMC ne consacre pas de différence entre les Etats.

L’architecture de l’institution onusienne constitue donc un compromis. Aux côtés du Conseil de sécurité sont créées des instances, comme l’Assemblée générale qui rassemble tous les Etats-membres dont elle consacre l’égalité, qui s’approchent de la vision normative du multilatéralisme.

Dans le contexte de Guerre froide naissante, la tension onusienne entre le projet politique multilatéral et les logiques de puissance tourne vite en faveur de la deuxième tendance. Dès les premiers mois d’existence de l’ONU, les deux Grands tentent de détourner l’organisation de ses objectifs et de l’instrumentaliser pour servir leurs propres desseins : il s’agit désormais de jouer selon les règles tacites de la bipolarité et non plus avec celles du multilatéralisme. Pendant la première décennie de l’ONU, l’emprise des Etats-Unis sur l’Assemblée générale est telle qu’ils sont « pratiquement assurés de leur victoire sur les questions qu'ils considèrent importantes » (Claude, 1971). Quant au Conseil de sécurité, il est paralysé par les nombreux vetos soviétiques (106 entre 1945 et 1965) et par la stratégie de veto indirect mis en place par les Etats-Unis (les Etats-Unis n’ont pas besoin d’utiliser leur droit de veto car ils parviennent toujours à convaincre un nombre suffisant d’Etats du Conseil de sécurité de s’abstenir ou de voter contre les projets de résolution émis par le bloc soviétique). Même hors de ce contexte international particulier, nombreux sont les exemples de puissances qui ne respectent pas les décisions du Conseil de sécurité, qui s’imposent pourtant à tous les membres, qui passent outre les Nations unies ou qui les instrumentalisent.

Pourtant, cette empreinte de la puissance sur l’institution multilatérale n’épuise pas les pratiques onusiennes. L’évolution de l’utilisation du veto en témoigne. Instrument privilégié des puissances soviétique puis états-unienne (lorsque le Conseil de sécurité s’élargit et que les Etats-Unis et ses alliés ne sont plus suffisamment nombreux pour que le veto indirect fonctionne), l’utilisation du droit de veto est, depuis les années 1990, beaucoup moins fréquente. Les Etats recherchent désormais le consensus et réservent cet instrument de puissance à des cas précis (22 des 27 vetos états-uniens entre 1988 et 2013 concernent la situation au Moyen-Orient) ou exceptionnels. Même lors des périodes d’intenses crispations bipolaires, il n’est pas possible de réduire le fonctionnement de l’ONU à de simples logiques de puissance : l’organisation a su faire preuve d’innovation et d’adaptation (invention des opérations de maintien de la paix, non prévues par la Charte, résolution Acheson qui stipule qu’en cas de paralysie du Conseil de sécurité, l’Assemblée générale peut examiner une question de paix et sécurité internationales, revendication par Dag Hammarskjöld d’une plus grande indépendance pour le Secrétaire général), participant ainsi au renouvellement des relations de puissance.