Les fondations politiques allemandes : des courtiers de la politique étrangère

Par Dorota DAKOWSKA
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Dorota DAKOWSKA, "Les fondations politiques allemandes : des courtiers de la politique étrangère", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 25/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/les-fondations-politiques-allemandes-des-courtiers-de-la-politique-etrangere


Fin décembre 2011, les bureaux cairotes de la Fondation Konrad Adenauer (KAS, proche de l’Union chrétienne-démocrate allemande, CDU) étaient fouillés par des policiers armés accompagnés des représentants du procureur. Implantée en Égypte depuis 1979, la KAS était accusée d’activités illégales et de transferts financiers suspects. Les autorités égyptiennes ont entamé une procédure judiciaire au pénal contre deux représentants allemands de la fondation, leur interdisant de quitter le pays. Début 2012, Hans-Gert Pöttering, membre et ancien président du Parlement européen, qui préside la KAS, ainsi que le Bundestag ont formellement condamné ces mesures de rétorsion.

Ces tensions, qui travaillent périodiquement les fondations, illustrent leur propension à investir divers contextes politiques, y compris dans des régimes autoritaires, avec une prédilection pour les épisodes de changement de régime. Présentes dans les pays du Maghreb depuis des décennies, les fondations politiques allemandes se sont activement impliquées dans le « printemps arabe », offrant formations et soutiens diversifiés aux groupes oppositionnels, proposant conseils et forums d’expression à des mouvements civiques plus larges. Familières des pays dans lesquels elles entretiennent des bureaux et avec les différentes composantes de leur spectre politique, les fondations savent identifier rapidement les organisations et individus qu’elles jugent dignes d’être soutenus.

Dès 1989, les fondations s’étaient implantées dans les principales capitales de l’Europe du Centre-Est où elles avaient tenté d’investir leur expérience accumulée dans d’autres contextes, qu’il s’agisse du conseil aux nouvelles élites espagnoles et portugaises dans les années 1970 ou encore de la formation des dirigeants africains et latino-américains dès les années 1950 et 1960. À la fois discrètes et incontournables sur la scène de l’« assistance internationale à la démocratie » du fait des ressources qu’elles sont en mesure d’investir dans le dialogue politique, les fondations politiques allemandes représentent un défi pour l’étude des relations de pouvoir dans l’espace international. Alors qu’elles sont financées quasi entièrement sur fonds publics, elles disposent d’une considérable autonomie d’action et ne peuvent être considérées comme de simples cellules de mise en œuvre de l’action publique extérieure. Indissociables des partis politiques, elles entretiennent avec celles-ci des relations complexes. De fait, c’est grâce à leur ancrage simultané dans ces deux champs d’action – le champ politique et celui de l’action publique extérieure – que les fondations parviennent à accumuler des ressources considérables, tant en termes financiers et symboliques qu’en termes de capital politique et de légitimité.

Accompagner les changements de régime

Les répertoires d’action des fondations – dialogue interpartisan et syndical, travail de formation politique, bourses, publications, conférences, voyages d’étude – s’appuient sur une longue expérience. Grâce aux fonds publics dont elles bénéficient (dont le montant total, plus de 460 millions d’euros annuels, dépasse de loin l’ensemble des subventions publiques accordées aux partis politiques allemands) et à la relative flexibilité de leur action, les fondations se sont impliquées dans les transformations politiques en Europe du Sud dans les années 1970, puis en Amérique latine dans les années 1980, mais aussi en Asie.

Si la contribution des fondations aux changements de régime demeure difficile à cerner, elle donne lieu, dans certains cas, à des récits héroïques, comme dans le cas du soutien de la Fondation Friedrich Ebert (FES) (sociale-démocrate) à l’opposition portugaise dans les mois précédant la « révolution des œillets » (1974). Les porte-parole de la fondation se plaisent à rappeler que le Parti socialiste portugais a été créé en 1973 dans un de ses centres de conférence, à Bad Münstereifel, où Mário Soares, alors en exil en France, avait été accueilli pour organiser le congrès fondateur.

Les fondations ont été très présentes en Europe centrale et orientale où elles ont su nouer des contacts avec les milieux politiques et académiques, parfois bien avant la chute du mur de Berlin, comme ce fut le cas en Pologne. L’Ostpolitik de Willy Brandt a représenté une opportunité pour la Fondation Friedrich Ebert qui a proposé des échanges de journalistes et des programmes de bourses. Cette dernière a ouvert un dialogue avec les membres réformateurs du Parti ouvrier unifié polonais (POUP). La chute des régimes communistes a permis aux fondations de s’implanter plus durablement dans la région. Elles ont alors ouvert des bureaux de représentation dans ses principales capitales.

Plus récemment, les fondations allemandes ont montré leur capacité à mobiliser des ressources de manière flexible, pour répondre à la nouvelle demande et renforcer leur offre dans le contexte des « printemps arabes ». Comme d’autres professionnels internationaux de la démocratisation, elles ont formé des observateurs électoraux et des leaders de mouvements politiques émergents. La Fondation Ebert a soutenu financièrement l’organisation du Forum social mondial qui s’est déroulé à Tunis au mois de mars 2013. Ce type d’action n’intervient pas sans l’aval ni le soutien des pouvoirs publics allemands, et en premier lieu du ministère de la Coopération économique et du Développement (BMZ), qui finance les fondations depuis sa création en 1961. Dans le contexte des « printemps arabes », ce dernier a attribué aux six fondations politiques une enveloppe exceptionnelle de 5,4 millions d’euros d’un fonds régional, en plus de leurs financements habituels, pour soutenir leur engagement dans les pays de la région (Égypte, Algérie, Jordanie, Turquie, Bahreïn/Yémen, Liban, Autorité palestinienne et Tunisie).

Cela étant dit, le travail des fondations ne repose pas seulement sur une mobilisation ponctuelle de moyens financiers pour soutenir des mouvements politiques et sociaux (à travers des formations, des voyages d’étude, etc.). Si de tels moyens d’action relèvent de la panoplie assez classique des promoteurs de la démocratie, mobilisée notamment par les organisations américaines, la force des fondations politiques allemandes réside principalement dans les liens tissés dans la durée.

Cumuler capital relationnel et capital politique

La croissance constante des subventions publiques allouées aux fondations politiques mais aussi la relative autonomie dont elles disposent sur le terrain s’expliquent par les liens qu’elles entretiennent avec les partis politiques allemands. Les six fondations politiques reconnues à ce jour sont en effet proches de chacun des partis représentés au Bundestag.

Les fondations politiques allemandes (politische Stiftungen)


Friedrich-Ebert-Stiftung
proche du Parti social-démocrate (SPD), créée en 1925, interdite en 1933 et réactivée dès 1945

Konrad-Adenauer-Stiftung
proche de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), née en 1964 de la fusion de deux instituts crées en 1955 et en 1962

Friedrich-Naumann-Stiftung
proche du Parti libéral démocrate (FDP), créée en 1958

Hanns-Seidel-Stiftung
proche de l’Union chrétienne sociale (CSU), créée en 1967

Heinrich-Böll-Stiftung
proche des Verts (Bündnis 90/Die Grünen), créée en 1997 à partir de trois organisations financées depuis 1989

Rosa-Luxemburg-Stiftung
proche à l’origine du Parti du socialisme démocratique (PDS) et désormais du parti de gauche (Die Linke), officiellement reconnue en 1999

Si leurs structures sont formellement indépendantes et si aucun transfert financier ne doit avoir lieu entre le parti et « sa » fondation, les liens entre ces entités demeurent nombreux. Historiquement proches des partis politiques, voire même émanations directes de ces derniers dans certains cas, les fondations ont acquis progressivement une autonomie certaine, aidées par les décisions successives du Tribunal constitutionnel relatives au financement des partis politiques. Les liens entre les partis et les fondations se matérialisent à travers des personnalités multipositionnées. De nombreux responsables politiques, actifs ou en disponibilité – députés, ministres, ministres-présidents, voire chanceliers (Helmut Kohl, Angela Merkel) – siègent dans les conseils d’administration des fondations. Leurs dirigeants sont le plus souvent issus des instances dirigeantes des partis et ont déjà occupé des hautes fonctions politiques et/ou administratives (ministre-président, haut responsable de l’administration, etc.). Ce capital politique accumulé sert les fondations de plusieurs manières. Tout d’abord, il pérennise leur action en Allemagne puisque leur existence et leur fonctionnement font l’objet d’une entente entre les députés siégeant à la commission budgétaire du Bundestag, qui transcende les divisions partisanes et empêche toute remise en cause du système. Cette collusion est à l’origine de l’augmentation constante des budgets des fondations ces dernières décennies. Ensuite, l’ancrage partisan accroît le rayonnement international des fondations puisque leurs partenaires à l’étranger perçoivent derrière chaque fondation la formation politique dont elle est proche. Les responsables des bureaux à l’étranger deviennent ainsi des intermédiaires susceptibles de faciliter l’accès aux milieux du pouvoir en Allemagne.

Les activités internationales des fondations impliquent plusieurs centaines de délégués dans les bureaux à l’étranger (sur deux mille employés au total) qui connaissent bien le pays dans lequel ils interviennent et en parlent souvent la langue. Diplômés du supérieur (science politique, économie, droit notamment), ces responsables, qui choisissent d’effectuer tout ou une partie de leur carrière au sein de la fondation, disposent d’une expérience internationale et, souvent, de contacts solides dans les réseaux partisans allemands et transnationaux. Dans leur travail de terrain, ces représentants s’appuient sur le personnel local. Ils entretiennent un échange rodé avec les sièges des fondations en Allemagne et avec les ministères fédéraux qui sont leurs bailleurs de fonds pour le travail à l’étranger : le ministère des Affaires étrangères (AA) et le BMZ.

Une politique étrangère au service des partis politiques

La difficulté à cerner précisément le travail des fondations est liée à leur inscription simultanée dans l’action publique extérieure et dans les réseaux partisans allemands et transnationaux. Ces deux aspects se complètent davantage qu’ils ne s’excluent mutuellement. Cette double affiliation apparaît comme une ressource pour les fondations qui peuvent jouer, au besoin, sur l’un ou l’autre plan pour éviter toute ingérence indésirable dans leurs projets. Dans le contexte de la guerre froide et à l’heure où la République fédérale cherchait à rétablir sa place sur la scène internationale de l’après-guerre, les ministères chargés des affaires extérieures se sont appuyés sur les fondations en leur confiant des programmes de formation des syndicalistes et des dirigeants politiques en Afrique et en Amérique latine notamment. La lutte contre l’expansion communiste a été l’un des principaux justificatifs de leur action et du soutien que leur ont apporté les pouvoirs publics. Les deux plus grandes fondations – Friedrich Ebert et Konrad Adenauer – ont eu recours à cet argument de manière récurrente pour légitimer leur expansion en territoires étrangers dans les années 1950 et 1960. Si elle distribuait déjà des bourses aux étudiants étrangers et organisait des conférences en coopération avec les organisations internationales, ce n’est que dans les années 1960 que la Fondation Ebert a développé une stratégie internationale ambitieuse. Elle s’est spécialisée notamment dans la formation des leaders syndicaux (africains en particulier), travail qu’elle poursuit aujourd’hui grâce à ses liens étroits avec la principale centrale syndicale allemande, le Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB). Aux côtés du Centre américain pour la solidarité internationale des travailleurs (American Center for International Labour Solidarity, proche de la centrale syndicale américaine AFL-CIO), la Fondation Ebert demeure l’une des rares organisations à employer dans ses bureaux étrangers des professionnels spécialistes de la coopération syndicale internationale. Dès les années 1950, elle a développé des liens avec les syndicats membres de l’Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (Organización Regional Interamericana de Trabajadores, ORIT), la branche latino-américaine de la Confédération internationale des syndicats libres (d’obédience anticommuniste). En 1968, elle a ouvert au Costa Rica un centre de formation pour l’Amérique latine (Centro de Estudios Democráticos de América Latina, CEDAL) afin d’accueillir les leaders des mouvements politiques de différents pays de la région, dont des sandinistes du Nicaragua à la veille de leur prise de pouvoir (Pinto-Duschinsky 1996).

Dès les années 1960, la Fondation Adenauer s’est focalisée sur les pays d’Amérique latine (Chili, Venezuela, Guatemala, Argentine, Salvador, Nicaragua), où elle a noué des liens avec les mouvements chrétiens-démocrates telle l’Organisation démocrate-chrétienne d’Amérique (Organización Demócrata Cristiana de América, ODCA) et des réseaux syndicaux comme la Centrale latino-américaine des travailleurs (Central Latinoamerico de Trabajadores, CLAT). Elle y dépensait à l’époque plus des deux tiers de ses subventions pour la coopération internationale. Dans les années 1980, elle y a développé un réseau de coopératives ainsi que d’instituts de formation et de recherche formellement indépendants, mais en pratique souvent liés à des mouvements politiques démocrates-chrétiens. Parallèlement à l’engagement américain, la KAS a apporté un soutien considérable au plébiscite de 1988 au Chili, qui a conduit à la destitution du général Pinochet (Pinto-Duschinsky 1991). Le financement des organisations formellement non partisanes permet de soutenir des militants et proches de partis politiques qui y sont employés, d’entretenir des groupes de sympathisants, d’encourager leur coopération, voire de fournir un soutien matériel (véhicules de fonction, matériel d’imprimerie, etc.). Ce type de relations a pu être noué aussi bien en Amérique latine, en Asie, en Afrique qu’en Europe centrale. En Pologne, la KAS a cherché à soutenir les élites libérales et pro-européennes, en finançant notamment la Fondation Robert Schuman, proche de l’Union pour la liberté, parti politique libéral de centre-droit. La FES a organisé de nombreuses conférences et formations et publié des ouvrages signés par des experts proches de l’Alliance de gauche démocratique (SLD), afin d’accompagner le processus d’adhésion à l’Union européenne et de resserrer les liens entre le SPD et le SLD.

Dans des contextes politiques soumis à des pressions internationales contradictoires et à des tensions politiques internes (régime autoritaire ou postdictatorial), les fondations soutenaient les mouvements politiques via des organisations qui leur étaient proches et qu’elles ont dans certains cas contribué à créer. La coopération avec les centres de recherche, les mouvements de jeunesse, les professionnels des médias revêt ainsi systématiquement une dimension politique, puisque ces organisations s’inscrivent dans un système d’action politiquement marqué. Si le soutien aux partis politiques et l’implication dans les campagnes électorales restent en principe interdits aux fondations, il serait illusoire de prétendre esquisser une démarcation univoque entre leurs activités de « formation sociopolitique » et un soutien à certains mouvements politiques.

A plusieurs reprises, les stratégies des fondations sont venues renforcer celles déployées par les internationales partisanes. Sans s’imposer de manière uniforme dans tous les contextes, cette proximité peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Une forte implication des leaders allemands dans les structures de ces réseaux partisans transnationaux peut contribuer à un rapprochement avec les fondations, comme ce fut le cas dans les années soixante-dix pour l’Internationale socialiste, à l’époque de Willy Brandt. En témoigne le soutien apporté par la Fondation Ebert aux partis socialistes émergeant au Portugal et en Espagne dans les années 1970, en coopération avec l’Internationale socialiste. De même, dans les années 1990 et à la veille de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, l’implication des responsables allemands dans les structures du Parti populaire européen a facilité les échanges étroits avec les fondations allemandes présentes dans la région (Dakowska 2009). Si le montant des subventions dont elles bénéficient ne peut être traduit directement en influence politique, il est difficile de négliger le facteur matériel. Les structures partisanes transnationales (qu’il s’agisse d’internationales ou de fédérations européennes de partis) bénéficiant de moyens relativement modestes, le concours des bureaux des fondations allemandes, implantées dans la plupart des pays du monde et prêtes à apporter une aide financière aux initiatives multilatérales, constituait une ressource considérable. Le fait que les contributions de la Fondation Naumann aux projets impliquant les partis libéraux dépassaient de plusieurs fois le budget total de l’International libérale en est une illustration (Pinto-Duschinsky 1991).

Si leurs répertoires d’action se ressemblent dans les grandes lignes, notamment en raison des logiques homogénéisatrices des directives ministérielles, les fondations diffèrent par leurs ressources, leur expérience et leurs priorités thématiques et politiques. La Fondation Hanns Seidel, qui a lancé ses premiers projets internationaux dans la seconde moitié des années 1970, privilégie des formations focalisées sur l’administration publique ou la sécurité. La Fondation Friedrich Naumann diffuse la pensée économique libérale et soutient des organisations actives dans le domaine des droits de l’homme. La Fondation Heinrich Böll, proche des Verts, soutient les organisations féministes, parfois des ONG contestataires comme les Mères de la place de Mai en Argentine (contre l’avis du BMZ qui considérait cette initiative, en 1991, comme une « immixtion dans les affaires intérieures de l’Argentine »). En 2001, la Fondation Rosa Luxemburg a été dotée de moyens pour développer ses activités à l’étranger, ce qui lui a permis d’ouvrir ses premiers bureaux internationaux à Varsovie, Moscou et Johannesburg en 2003. Si elle a tenté dans un premier temps d’y réactiver d’anciens contacts hérités de la République démocratique allemande (RDA), elle a désormais diversifié ses priorités géographiques, comme en témoigne l’ouverture, en 2012, de nouveaux bureaux aux Etats-Unis, en Egypte et en Turquie.

Le travail des fondations dans les pays industrialisés implique l’entretien d’un dialogue politique entre les partis appartenant au même spectre politique. Si ces activités permettent dans certains cas un ajustement des positions sur des enjeux institutionnels ou sur certains problèmes publics – à travers des initiatives comme le forum franco-allemand organisé conjointement par la Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert – elles ne parviennent pas à éviter les tensions bilatérales plus conjoncturelles entre les exécutifs ou les états-majors des partis.

Face à la littérature qui analyse le travail des fondations internationales en termes d’assistance à la démocratisation pour en évaluer l’efficacité relative, une approche alternative semble prometteuse. Plutôt que de mesurer le succès ou l’échec relatif des fondations à l’aune de leur capacité à peser sur les jeux politiques locaux, nous proposons d’analyser leurs stratégies internationales et leur manière de composer avec les forces politiques sur place comme un investissement qui leur permet d’anticiper en retour certains bénéfices. La connaissance approfondie des équilibres politiques, la familiarité avec les élites politiques, syndicales, mais aussi économiques, scientifiques ou culturelles contribuent à une forme particulière d’expertise ; ils apparaissent comme des ressources accumulées qui peuvent ensuite être converties en visibilité, voire en reconnaissance institutionnelle et politique en Allemagne ou au sein des réseaux européens. Les liens tissés avec les formations politiques émergentes ou avec les représentants de l’opposition préparent le terrain à une coopération plus officielle lorsque celle-ci remporte les élections. Les fondations contribuent à tisser des réseaux transnationaux à dimension clairement politique bien que non exclusivement partisane. A ces réseaux de pouvoir, elles peuvent apporter une contribution non négligeable tout en confirmant que le pouvoir est relationnel et non unidirectionnel, diffus et non monopoliste.

Un modèle (difficilement) reproductible

L’expérience allemande a attiré l’attention des observateurs étrangers. Les fondations allemandes ont, à plusieurs reprises, soutenu intellectuellement et matériellement l’émergence des organisations inspirées de leur modèle. Si ces transferts ont parfois mené à des coopérations durables (entre la Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert par exemple), il ne peut être question d’une reproduction pure et simple du modèle allemand. La reconnaissance par les pouvoirs publics et la hauteur des dotations publiques restent une caractéristique allemande qui a du mal à prendre racine dans d’autres pays. Certes, la National Endowment for Democracy créée en 1983 à l’initiative de Ronald Reagan, avec les organisations qu’elle finance, proches des deux grandis partis – le National Democratic Institute et l’International Republican Institute – est vaguement inspirée du modèle allemand. Ces instituts se sont fait remarquer par leur implication dans les bouleversements politiques en Europe centrale (Slovaquie, Serbie et les « révolutions de couleurs » successives dans l’espace postsoviétique), se livrant parfois une concurrence feutrée avec les fondations politiques allemandes. Mais les tentatives de diffusion du modèle des fondations en Europe centrale et orientale n’ont pas forcément abouti dans un contexte de contraintes budgétaires et de stigmatisation des financements publics destinés aux entreprises politiques.

Si Bruxelles constitue un lieu d’implantation stratégique pour les fondations depuis les années 1970, celles-ci ont néanmoins pâti de leur image et ont souffert pendant longtemps d’un manque de reconnaissance dans l’espace communautaire. Fortement identifiées à l’Allemagne et politiquement engagées, les fondations politiques cadraient mal avec l’attente de la Commission européenne qui privilégiait les contacts avec les groupes d’intérêt économiques ou civiques. Grâce à une mobilisation auprès de la Commission et du Parlement européens – appuyée par plusieurs eurodéputés influents – deux dispositifs inédits ont vu le jour et gagné une reconnaissance à Bruxelles. L’un est un réseau européen de fondations politiques (European Network of Political Foundations, ENoP) crée en 2006 qui réunit des organisations – allemandes mais pas seulement – de différents bords politiques. L’autre, ayant fait l’objet d’un règlement européen en 2007, institue des « fondations politiques au niveau européen », à savoir des organisations transnationales et proches des « partis politiques au niveau européen ». Ces fondations transnationales se sont vues assigner la mission d’accompagner le travail des partis politiques au niveau européen à travers l’analyse et l’implication dans les débats sur l’intégration européenne, l’organisation de conférences et de formations et, enfin, en proposant un cadre permettant de réunir les fondations politiques nationales, des chercheurs et d’autres acteurs pour coopérer au niveau européen. Ces nouvelles fondations incluent des représentants des groupes politiques au Parlement européen, du « parti » transnational auquel il est lié et des fondations nationales qui leur sont affiliées. Conformément à la législation, les organes directeurs des fondations reflètent une composition « géographiquement équilibrée ». Cela étant, l’expertise et les ressources des membres allemands ont pesé dans la mise en place de ces organisations (Dakowska 2011).

Le modèle allemand des fondations politiques a-t-il réussi de cette manière sa percée définitive ? S’il est parvenu à obtenir une reconnaissance institutionnelle, la réplication de ce modèle connaît cependant de nombreuses limites. Les différentes formes hybrides, peu ou prou inspirées de la pratique allemande, ne bénéficient ni des ressources, ni de l’autonomie, ni de la reconnaissance institutionnelle susceptibles de garantir leur stabilité. Ces caractéristiques combinées singularisent les fondations politiques allemandes mais elles constituent aussi leur force. Situées à cheval entre l’action publique internationale et le champ politique, les fondations politiques sont des acteurs incontournables de la politique étrangère allemande. La place centrale qu’elles occupent dans les réseaux transnationaux de partis repose sur ce double ancrage et sur les ressources qu’elles parviennent, de ce fait, à cumuler et à réinvestir. Les fondations conduisent une « diplomatie parallèle » qui sert tant les partis politiques auxquels elles sont affiliées que les ministères fédéraux. Les liens qu’elles tissent, saisis de manière relationnelle, aident à approcher ce que d’aucuns qualifient de soft power dans les relations internationales.

Références

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• DAKOWSKA D. (2009) « Networking of Political Foundations: The Catalytic Effects of Transition and the European Union’s Eastern Enlargement », in Wolfram Kaiser, Michael Gehler, Brigitte Leucht (dir.), Networks in European Governance, Vienne, Böhlau, pp. 185-200.

• DAKOWSKA D. (2011) « Vers une politisation du débat public européen ? L’institutionnalisation des ‘fondations politiques européennes’ », Politique européenne, n°34, pp. 167-199.

• DAKOWSKA D. (2014) Le pouvoir des fondations, Presses Universitaires de Rennes, à paraître en 2014.

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• POGORELSKAJA S.W. (2002) « Die parteinahen Stiftungen als Akteure und Instrumente der deutschen Außenpolitik », Aus Politik und Zeitgeschichte, n°6-7, pp. 29-38.

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