« Avoir la bombe » - Repenser la puissance dans un contexte de vulnérabilité nucléaire globale

Par Benoit PELOPIDAS
Comment citer cet article
Benoit PELOPIDAS, "« Avoir la bombe » - Repenser la puissance dans un contexte de vulnérabilité nucléaire globale", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 26/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/avoir-la-bombe-repenser-la-puissance-dans-un-contexte-de-vulnerabilite-nucleaire-globale



Cet article est dedié à la memoire de Bastien Irondelle


« La bombe », c’est « l’arme absolue ». Dès lors, il semble évident que sa possession octroie de la puissance. Explorons plus avant cette idée reçue trompeuse qui se présente comme une dialectique de l’être et de l’avoir : en acquérant un objet, un acteur serait donc supposé changer de nature ou presque. Quel est donc cet objet qui octroie la puissance ? De quelle puissance s’agit-il ? Cette affirmation est aussi étonnamment dépourvue de contexte : serait-ce là une vérité distinctive de l’âge nucléaire ? S’applique-t-elle seulement à des Etats?

Pour répondre à ces questions et explorer la relation entre la puissance et la possession de « la bombe », il faut dans un premier temps se pencher sur ce système d’armes qui a considérablement évolué au cours des soixante-dix dernières années afin d’identifier ce qui pourrait justifier sa réduction à l’appellation « la bombe ». Dès lors, nous pourrons établir ce que ce système d’armes peut conférer à qui en affirme la possession. Enfin, nous conclurons que l’existence de systèmes d’armes nucléaires, et plus encore thermonucléaires couplés à des missiles balistiques contre lesquels aucune défense crédible n’est envisageable, bouleverse la définition de la puissance. Ainsi, la possession de telles armes se double d’une affirmation de puissance qui pose un risque irréductible d’accident et d’escalade vers la guerre nucléaire. L’illusion du contrôle masque une réalité beaucoup plus fondamentale : les Etats n’ont pas la bombe ; depuis l’invention de cette combinaison, l’humanité est sous son ombre et joue aux dés. Pour que quelques pays se sentent puissants, des millions d’individus sont vulnérables. Repenser la puissance à l’âge nucléaire exige de faire face à cette vulnérabilité.

La bombe ? Laquelle ?

« La bombe » est communément identifiée comme « l’arme absolue », ce qui semble justifier l’usage du singulier, ignorant les évolutions technologiques des sept dernières décennies. Pourtant, ni cette appellation ni celle d’arme de destruction massive ne rend justice à la spécificité des armes nucléaires. Celle-ci tient au couplage d’un explosif particulier, qui détruit la vie autant que les objets inanimés extrêmement rapidement et cause des dommages durables, à des missiles contre lesquels n’existe aucune protection crédible. Ce couplage est une réalité depuis le début des années 1960.

Les systèmes d’armes nucléaires ne sont pas l’arme absolue ou une « arme de destruction massive », ni même la plus destructrice de toutes. L’ampleur de la destruction qu’ils peuvent causer semble intuitivement les distinguer des autres armes habituellement rangées sous cette catégorie, qu’elles soient chimiques, biologiques ou radiologiques. Cette intuition est trompeuse, pour deux raisons. D’une part, l’idée que la capacité de destruction des arsenaux nucléaires est par définition supérieure à celle des systèmes dits conventionnels a été invalidée par l’évolution technologique. Ainsi, la plus petite des armes nucléaires a une capacité de destruction inférieure à la plus destructive des armes conventionnelles contemporaines. Nous comparons ici le canon M-29 Davy Crockett, fabriqué en 1956, porteur d’une charge nucléaire dont la capacité de destruction équivaut à celle de dix tonnes de TNT, à la GBU-43/B, la « mère de toutes les bombes » (Mother of all the Bombs ou MOAB) entrée en service en 2003, dont la capacité de destruction équivaut a celle de onze tonnes de TNT. D’autre part, une nuit de bombardement de Tokyo en août 1945 a fait 100 000 morts, davantage que le nombre de victimes d’Hiroshima (Enemark 2011). Au fond, un individu déterminé peut tuer l’ensemble de ses congénères pourvu qu’il soit chanceux et qu’on lui en laisse le temps. Il nous faut donc définir plus précisément ce qui caractérise « la bombe ».

Les explosifs nucléaires détruisent la vie ainsi que les objets inanimés (à la différence des armes biologiques, chimiques et radiologiques), génèrent des radiations qui persistent et, peut-être le plus important, engendrent des destructions d’une ampleur exceptionnelle en un temps record. La vitesse de destruction a des implications profondes sur la capacité à limiter les dommages d’une explosion nucléaire et à empêcher l’escalade vers la guerre nucléaire, par opposition à toute autre forme de catastrophe qui se déploierait plus lentement.

Il convient également de prendre en compte l’évolution technologique : « la bombe » n’est pas un explosif unique ; elle désigne des systèmes technologiques composés d’un explosif couplé à un vecteur capable de le conduire jusqu’à sa cible. Les deux composantes ont considérablement évolué depuis 1945, bien qu’à des rythmes différents. Par exemple, le passage des explosifs atomiques aux explosifs thermonucléaires s’est traduit par une multiplication possible par 1 000 de l’équivalent TNT, puis ces efforts dans le sens de l’augmentation indéfinie de la capacité de destruction d’une seule bombe ont cessé avec les progrès de la précision des vecteurs, de sorte que la plupart des têtes nucléaires qui existent aujourd’hui ont une capacité de destruction en deçà de ce que suggère la multiplication par 1 000 souvent invoquée.

Pour ce qui est des vecteurs, précisément, les missiles balistiques intercontinentaux sont entrés en service à la fin des années 1950 aux Etats-Unis et au début des années 1960 en Union soviétique (Le Guelte 2009) et ils ont bouleversé les rapports entre l’armement nucléaire et la puissance. Les évolutions technologiques ultérieures sont marginales pour notre propos, dans la mesure où l’invention des missiles balistiques lancés depuis des sous-marins impossibles à localiser a rendu la protection contre une attaque nucléaire impossible (Gallois 2009 [1960]).

Cette incapacité à se protéger d’une attaque nucléaire peut être établie à trois niveaux. A ce jour, il est impossible d’évacuer ou de protéger les populations qui seraient affectées par ces attaques ; de détruire un sous-marin lanceur d’engin en plongée avant que le missile ne soit lancé ; ou encore d’intercepter un missile intercontinental à tête nucléaire en vol. Cette triple impossibilité confirme la vulnérabilité face à la menace nucléaire. Reprenons ces trois aspects de manière plus systématique.

La vitesse à laquelle se déplacent les missiles balistiques rend irréaliste toute procédure d’évacuation ou de déplacement des populations. Les plans d’évacuation élaborés par l’agence fédérale américaine de gestion des urgences dans les années 1980 (Federal Emergency Management Agency, FEMA) supposaient que le pays visé soit averti plusieurs jours avant la frappe : leur efficacité exige un ennemi très prévenant qui par ailleurs ne lance pas de seconde offensive sur les populations déplacées (Clarke 1999). Les abris souterrains ne constituent pas davantage une protection efficace contre une attaque nucléaire. En dépit des plans et des investissements réalisés, par exemple, aux Etats-Unis et en Suisse pour construire des abris anti-atomiques qui, dans le second cas, sont sensés accueillir la totalité de la population du pays (une comparaison se lit dans Dyson 1984), il est désormais clairement établi que la protection supposément offerte par de tels abris n’est qu’illusion et relève de promesses intenables (Clarke 1999 ; Garrison 2006). La quantité de provisions que l’on peut y stocker étant nécessairement limitée, les survivants devront refaire surface tôt ou tard, s’exposant ainsi à de nouvelles frappes et un environnement probablement irradié. L’intensité de cette radiation dépend des hypothèses retenues sur la guerre nucléaire, les récentes recherches suggérant que l’explosion de cinquante bombes de la puissance de celle d’Hiroshima projetterait suffisamment de fumée dans l’atmosphère pour obstruer une quantité considérable de rayons du soleil, ce qui aurait pour conséquence d’assombrir et de refroidir considérablement la planète pendant une période d’au moins dix ans (pour un résumé de ces recherches, voir Robock et Toon 2011 ; pour un historique nuancé des débats sur le sujet depuis les années 1980, voir Badash 2009). Cet « hiver nucléaire » bouleverserait l’agriculture mondiale et déclencherait des famines à grande échelle. Enfin, même si la recherche récente sur l’hiver nucléaire s’avérait alarmiste, la boule de feu libérée par l’explosion atomique, dont les effets ont systématiquement été minimisés dans les plans de guerre américains (Eden 2004), est susceptible de transformer les abris en crématorium.

Une fois établi que la protection contre l’explosion nucléaire elle-même est impossible ou garantira au mieux la survie d’un nombre très limité de personnes dans des conditions difficiles, pourquoi n’est-il pas possible de détruire le sous-marin d’où le missile va être lancé ? Si ledit sous-marin est en plongée, cela supposerait que soit résolu le problème posé par l’opacité des océans qui a jusqu’à présent rendu les sous-marins indétectables. Toutefois, même dans le scénario le plus optimiste qui veut que ce problème puisse être résolu ou que la transmission de l’ordre de lancement au sous-marin puisse être empêchée, le succès d’une telle opération exige de pouvoir identifier le sous-marin en question et de l’atteindre avant qu’il ne procède au lancement. C’est pourquoi des projets en cours consistent à mettre au point des drones susceptibles de suivre les sous-marins et de détruire les missiles au cours de leur phase de lancement. Si l’on envisage une possible erreur dans l’identification dudit sous-marin, l’objectif devient alors de détruire toutes les capacités de riposte nucléaire de l’ennemi avant qu’il n’en fasse usage. Un tel objectif requiert une capacité de frappe en premier qui priverait l’adversaire de la totalité de son arsenal nucléaire. En d’autres termes, détruire un sous-marin lanceur d’engins avant qu’il ne procède au lancement constitue un défi technologique en termes de détection ou d’interception et repose sur la possibilité de frappes préventives nucléaires et la construction d’un arsenal incompatible avec les exigences de la dissuasion que les Etats dotés d’armes nucléaires présentent justement comme le levier de leur puissance. En l’état actuel des technologies, la destruction du sous-marin susceptible de lancer un missile à tête nucléaire n’est donc pas plus possible que la protection des populations par l’évacuation ou la construction d’abris.

Enfin, pourquoi l’interception d’un missile en vol avant qu’il n’atteigne sa cible n’est-elle pas possible ? Les 279 milliards de dollars investis par les Etats-Unis depuis les années 1960 (Schwartz 2012) en vue de la production de défense antimissile n’ont guère donné de résultats probants. En effet, les missiles balistiques sont très difficiles à intercepter après leur phase de lancement, au cours de laquelle ils produisent une signature thermique identifiable ; de plus, les architectures défensives disposent d’un nombre limité de missiles qui, à supposer qu’ils soient capables d’intercepter en vol et de détruire un projectile qui se déplace à très grande vitesse, peuvent être détournés de leur cible par des leurres envoyés avant la frappe réelle (Postol et Lewis 2011). La difficulté d’un tel projet s’est encore renforcée dans les années 1970 avec le développement de missiles à têtes multiples (Multiple Independently Targetable Reentry Vehicles, MIRV) capables de viser des cibles distinctes. De ce fait, les progrès annoncés par la Missile Defense Agency sont discutables et ne peuvent au mieux qu’augmenter la probabilité de succès de l’interception. Ladite probabilité est loin d’être une certitude et n’élimine donc pas la vulnérabilité inaugurée par la combinaison d’armes thermonucléaires, de missiles balistiques intercontinentaux et de sous-marins capables de les lancer.

Le changement de politique déclaratoire en matière d’emploi de l’arme nucléaire, qui aboutit à ne plus cibler exclusivement ou explicitement les centres de population mais plutôt les « centres de pouvoir », selon le vocabulaire français officiel, ou les « atouts les plus précieux aux yeux de l’adversaire » (assets most valued by the adversary) ne met pas les populations à l’abri des conséquences d’une frappe nucléaire. En effet, les doctrines nucléaires en vigueur affichent une détermination à causer des « dommages inacceptables » à l’adversaire. Même si les politiques de ciblage nucléaire sont appliquées à la lettre en cas de guerre, le changement de politique déclaratoire ne modifie que le degré de vulnérabilité, pas sa nature existentielle.

Au fond, les systèmes d’armes nucléaires ne sont pas « l’arme absolue » ou une « arme de destruction massive ». Ce qui les distingue depuis les années 1960, c’est le couplage d’un explosif particulier, qui détruit la vie et les objets inanimés très rapidement et cause des dommages durables, à des missiles balistiques intercontinentaux contre lesquels n’existe aucune protection crédible. La puissance militaire des Etats-Unis et de l’Union soviétique au cours de la guerre froide n’a en rien remédié à leur vulnérabilité fondamentale (Jervis 1989). Penser la puissance dans un monde où des armes nucléaires existent, c’est d’abord reconnaître cette vulnérabilité.

Quelle puissance ?

Les systèmes d’armes nucléaires ne sont pas l’arme absolue au sens où elle serait un objet unique qui a traversé les âges inchangé. Ils ne sont pas davantage l’arme absolue au sens où ils octroieraient une puissance illimitée ou garantiraient le succès de toutes les entreprises de celui qui les détient. Au vu de ce que nous avons établi, ils octroient certainement une puissance de destruction contre laquelle aucune défense n’est possible. C’est pourquoi le programme de missiles de la Corée du Nord cause au moins autant de souci que son programme nucléaire à proprement parler. Sans vecteurs efficaces ou avec des vecteurs vulnérables, la menace posée serait bien moindre. Mais aucun des Etats actuellement dotés d’armes nucléaires n’insiste sur cette capacité de destruction. Ils la présentent comme un outil au service d’une stratégie de dissuasion ou d’influence, qui fait des arsenaux nucléaires la garantie ultime de la sécurité et parfois de l’indépendance nationales. Une telle conception de la puissance est relationnelle : les arsenaux nucléaires sont censés permettre aux Etats d’imposer leurs volontés à autrui, ou en tous cas de parvenir à leurs fins. Toutefois, la puissance qu’ils confèrent n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à l’émergence sur la scène internationale. En tant qu’instruments de coercition, ils ne sont pas plus efficaces que des arsenaux conventionnels, et en tant qu’instruments de dissuasion, ils sont imparfaits et encouragent des stratégies risquées. Plus profondément, l’affirmation de puissance dont ils font l’objet dans le discours politique contemporain des Etats dotés ignore la vulnérabilité fondamentale que nous avons établie.

Pas nécessairement l’accès au statut de grande puissance

Tout d’abord, l’acquisition d’un système d’armes nucléaires n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à l’émergence comme puissance sur la scène internationale (Pelopidas 2012).

Outre le caractère problématique de la notion d’émergence qui reflète la compréhension de la puissance de ceux qui sont en position dominante en un temps et en un lieu donné, force est de constater que la nucléarisation de la Corée du Nord ou du Pakistan ne leur a en rien octroyé une reconnaissance comme puissance émergente. Inversement, le déclin relatif des Etats-Unis, de la Russie, de la France et du Royaume-Uni n’est guère ralenti par la détention d’un arsenal nucléaire, particulièrement fourni dans le cas russe. Il faut ici dissiper l’illusion rétrospective selon laquelle les membres permanents du Conseil de sécurité le sont parce qu’ils possèdent un système d’armes nucléaires. Aucun Etat n’en était détenteur lorsque la composition du Conseil a été fixée par l’article 23 de la charte des Nations unies : elle a été adoptée le 26 juin 1945, soit vingt jours avant le premier essai nucléaire de l’histoire. Par ailleurs, le Japon et l’Allemagne ont émergé comme puissances de l’après-guerre froide dans un contexte de crise financière en adoptant une politique de développement fondée sur le choix du renoncement à un système d’armes nucléaires (sur le renoncement comme politique, voir Pelopidas, à paraître). La Corée du Sud, l’Afrique du Sud et le Brésil sont d’autres exemples d’Etats dont la politique d’émergence est fondée sur le renoncement à un système d’armes nucléaires.

L’idée que l’Inde et la Chine sont les puissances de demain, notamment parce qu’elles sont dotées d’armes nucléaires, se heurte quant à elle à au moins trois objections. La certitude des commentateurs qui s’expriment à ce sujet n’est pas moindre que celle des prophètes du vingt et unième siècle japonais jusqu’à ce que la crise asiatique des années 1990 ne les réduise au silence. Les défis considérables que doivent relever les deux nations sur les plans économiques, religieux mais aussi en termes de cohésion nationale, associés à l’imprévu et à l’imprévisible, invitent à la prudence. Ensuite, l’Inde n’a pas accédé au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, contrairement à ce qu’elle espérait en procédant à des essais nucléaires en mai 1998. Non seulement la reconnaissance de son émergence sur la scène internationale lui a été refusée, mais la campagne d’essais indiens a précipité celle de son rival pakistanais deux semaines plus tard, et la nucléarisation de la région a été un facteur d’insécurité.

Pas de puissance coercitive supérieure à celle d’un arsenal conventionnel

Depuis le début de l’ère nucléaire, la diplomatie américaine est guidée par la conviction que la détention d’armes nucléaires octroie aux Etats-Unis une capacité de négociation qui va en définitive les aider à triompher en situation de crise face à un Etat non doté. Cette conviction se manifeste en particulier chez les présidents Truman, Eisenhower et George W. Bush (Sechser et Fuhrmann 2013). Pour certains, cet avantage vaut même en l’absence de menace nucléaire explicite. La simple possibilité que la confrontation aboutisse à l’usage d’une telle arme suffirait à faire plier l’adversaire à la volonté de l’Etat doté d’armes nucléaires. Ce raisonnement part du principe que ce dernier peut faire monter la tension impunément jusqu’à ce que l’adversaire cède, précisément du fait de la possession exclusive d’armes nucléaires. La distinction entre ces dernières et des armes conventionnelles est alors radicalisée, suggérant que les systèmes d'armes nucléaires offrent une capacité de coercition sans commune mesure : qui affirmerait que la possession d’un arsenal conventionnel a un effet dissuasif sur l’adversaire en l’absence de menace proférée ? Cette conviction n’est toutefois pas corroborée par l’étude historique : les succès de la diplomatie nucléaire sont plus que limités (Bundy 1984 ; Halperin 1987). Plus précisément, un arsenal nucléaire n’octroie en fait pas davantage de puissance coercitive qu’un arsenal conventionnel en situation de crise (Sechser et Fuhrmann 2013).


Voir l'illustration de Tom Cheney

La puissance négative par la dissuasion nucléaire : conditions et limites

La plupart des Etats dotés d’armes nucléaires présentent leurs arsenaux comme la garantie ultime de la sécurité de leur nation. Dans le même mouvement, ils affirment que la puissance qu’ils leur confèrent réside dans leur capacité dissuasive. Or, il ne s’agit plus là de puissance au sens de capacité d’action accrue mais bien plutôt de protection, voire de survie. Le type de puissance que revendiquent les partisans de la dissuasion nucléaire est donc une puissance négative : une capacité d’empêcher autrui de porter atteinte aux intérêts vitaux de la communauté qui brandit un arsenal nucléaire. Il convient alors d’exposer les limites de la protection offerte par les armes nucléaires dans le cadre de cette puissance négative, mais aussi d’établir le fait qu’elle place l’Etat doté d’armes nucléaires en quête perpétuelle de crédibilité et incite ses dirigeants à occulter la vulnérabilité fondamentale que nous avons établie.

Tout d’abord, les effets protecteurs de la dissuasion nucléaire présentent plusieurs limites intrinsèques : elle n’a pas protégé les Etats dotés contre des attaques de diverses provenances. Ainsi, les Etats-Unis ont été confrontés à l’attaque de troupes chinoises en Corée en 1950 et à la guérilla nord-vietnamienne dans les années 1960 et 1970 ; Israël a été attaqué par la Syrie et l’Egypte en 1973, puis par l’Irak en 1991 (envoi de missiles Scud B) ; le Royaume-Uni a été visé par l’Argentine qui a envahi les îles Malouines en 1982 (Paul 2009). Tous ces cas illustrent la possibilité d’attaques par des Etats non dotés d’armes nucléaires sur des Etats qui en détiennent. Nous n’évoquons pas ici les attaques menées par des groupes non étatiques contre des Etats dotés d’armes nucléaires (voir la liste dans Paul 2009). De même, les attaques subies par Israël devraient écarter l’objection fréquente selon laquelle la dissuasion nucléaire conserve sa vertu sanctuarisante à l’égard des intérêts vitaux d’une communauté et de son territoire. Deux cas de guerres limitées entre Etats nucléaires invitent également à réviser à la baisse la vertu protectrice de la dissuasion nucléaire: un conflit frontalier a opposé la Chine et l’Union soviétique en 1969 (Holloway 2010) ; puis le Pakistan et l’Inde se sont affrontés au moment de la crise dite de Kargil en 1999 (Hoyt 2009), qui a causé un peu moins d’un millier de morts et que les analystes occultent parfois, précisément du fait de la barrière numérique des 1 000 morts par an sous laquelle les affrontements armés ne sont pas considérés comme des guerres par nombre de politologues (voir l’étude fondatrice de Singer et Small 1972). Il semble donc impossible de voir dans la possession d’armes nucléaires la garantie de la sanctuarisation d’un territoire, qui pourrait le mettre à l’abri d’attaques menées par des Etats dotés ou non d’armes nucléaires. L’effet spécifique du couplage des armes thermonucléaires à des missiles intercontinentaux et des sous-marins consiste précisément à rendre obsolète la souveraineté de l’Etat territorial entendue comme capacité à garantir la sécurité d’une communauté par des moyens militaires (Deudney 1995).

Ensuite, l’efficacité d’une stratégie de dissuasion nucléaire exige d’établir et de maintenir la crédibilité de la riposte nucléaire, ce qui constitue un défi considérable et aboutit à s’exposer à la vulnérabilité évoquée plus haut, sans la reconnaître pleinement. En effet, la capacité de destruction de ces armes contribue à leur effet dissuasif mais elle ne suffit pas. Parce que les armes nucléaires causent des ravages disproportionnés contre lesquels on ne peut pas se protéger, l’adversaire réfléchira à deux fois avant de risquer une telle riposte. Mais il y a une condition à la validité de ce raisonnement : il faut que l’adversaire croie à la possibilité de la riposte nucléaire qui constitue le socle de la menace à visée dissuasive. Quelles que soient les capacités dont dispose l’Etat doté d’armes nucléaires, aussitôt que l’ennemi ne croit plus en la possibilité de la riposte nucléaire, tout effet dissuasif s’évanouit. En ce sens, la capacité de destruction des systèmes d’armes nucléaires qui incite l’adversaire à tout faire pour ne pas en souffrir, confronte en même temps la menace dissuasive à un déficit chronique de crédibilité. Conscient des effets de l’emploi de ce type d’armes, quel dirigeant politique prendrait cette responsabilité ?

Enfin, cette quête permanente de crédibilité à laquelle le dirigeant d’un Etat nucléaire est contraint va l’inciter à exposer sa population à une attaque tout en affirmant une foi disproportionnée dans l’issue favorable de la crise. Ainsi, l’Etat doté d’armes nucléaires devient du fait même de la possession de ces armes une cible des représailles de l’autre camp dans une situation de dissuasion : en cas d’escalade au-delà du seuil nucléaire, l’adversaire s’efforcera de limiter les dommages auxquels il s’expose en détruisant autant que possible les capacités nucléaires de l’autre. Dans la mesure où les Etats dotés d’armes nucléaires ne s’interdisent pas catégoriquement de cibler des Etats non dotés, et du fait des conséquences globales possibles de la guerre nucléaire, un Etat non doté ne peut pas être certain qu’il en sortira indemne mais il ne se signale pas comme cible prioritaire, à la différence de l’Etat qui s’efforce d’affirmer sa puissance par ses armes nucléaires. La quête de crédibilité va également exposer la population de ce dernier parce que ses dirigeants sont incités à prendre plus de risques qu’ils ne l’auraient fait s’ils n’avaient pas disposé de ces armes. La logique est la suivante : une situation de tension extrême va rendre moins improbable l’usage de l’arme, et donc plus crédible la menace de représailles nucléaires qui doit inciter l’ennemi à ne rien tenter en premier lieu. La pression croissante de l’administration Kennedy sur Fidel Castro dans la période qui précède la crise de Cuba (1962) illustre ce phénomène d’escalade de la tension visant à rendre crédible la menace (Lebow et Stein 1994). La troisième composante de cet effort paradoxal et risqué consiste à insister sur la possibilité que la situation échappe à tout contrôle pour résoudre le problème de déficit chronique de crédibilité de la menace d’emploi des armes nucléaires. Si une puissance négative est bien conférée par les armes nucléaires, elle repose sur l’acceptation d’une prise de risque accrue pour crédibiliser la menace de représailles, mais aussi sur la conviction que la possibilité d’une attaque nucléaire suite à une mauvaise perception ou à un accident, permettra toujours et seulement de dissuader l’adversaire et ne se réalisera jamais, alors que les deux populations demeurent sans défense. En ce sens, la quête de la puissance négative attendue des armes nucléaires invite à accentuer la vulnérabilité de sa population en se mettant à la merci de l’accident ou d’une mauvaise interprétation de ses intentions par l’adversaire, tout en conservant et en communiquant au peuple l’intime conviction que cela n’arrivera pas et que le sort n’est qu’un instrument qu’il convient de bien savoir manipuler (pour des exemples d’accidents impliquant des armes nucléaires et le rôle de la chance dans l’issue favorable de ces épisodes, voir Sagan 1993 ; Schlosser 2013).

Le lecteur sceptique objectera sans doute que si tant d’Etats ont souhaité se doter d’armes nucléaires au cours des soixante-dix dernières années, c’est forcément pour une bonne raison, qui a sans doute à voir avec l’affirmation de puissance. Cette perplexité se dissipe lorsqu’on reconnaît que la quête d’armes nucléaires est une stratégie rare et cela ne s’explique pas seulement par le manque de moyens ou l’absence de menace. Les études les plus pessimistes considèrent que seuls quarante Etats ont tenté, à un moment ou à un autre de leur histoire, de se doter d’un système d’armes incluant un explosif nucléaire, et ni des frappes préventives ou autres chocs ni l’absence de capacité ou de parapluie nucléaire de sécurité ne suffisent à expliquer ce constat (Pelopidas 2009, à paraître). Seule une mémoire sélective de l’histoire nucléaire conduit à se souvenir des cas de prolifération aboutie et à oublier ou négliger les cas beaucoup plus nombreux de prolifération abandonnée, voire jamais vraiment entamée (Pelopidas 2010).

Conclusion

Repenser la puissance dans un contexte de vulnérabilité nucléaire globale

Les systèmes d’armes nucléaires ne sont pas l’arme absolue réifiée comme « la bombe », supposée rendre puissant ou garantir le succès des entreprises de celui qui le détient. Bien au contraire, ce système technologique a considérablement évolué au point de vider l’appellation « la bombe » de tout sens, tant elle recouvre des réalités différentes et sans commune mesure. Le couplage de bombes thermonucléaires avec des missiles intercontinentaux lancés depuis des sous-marins à partir du début des années 1960 a introduit une vulnérabilité sans précédent. Elle définit une condition globalement partagée puisque les États dotés d’armes nucléaires n’écartent pas la possibilité de cibler des États non dotés – les doctrines de ces États, la ratification limitée des protocoles attachés aux traités établissant des zones exemptes d’armes nucléaires et les demandes persistantes de garanties négatives de sécurité de la part des États non dotés en sont autant de signes – et, même si l’on n’accepte pas l’hypothèse de l’hiver nucléaire, les effets d’une explosion nucléaire ne s’arrêtent pas aux frontières.

Quelle que soit la crédibilité que l’on accorde à la menace posée par des terroristes qui se doteraient de systèmes d’armes nucléaires, elle ne fait que souligner cette vulnérabilité, indûment réduite à une condition de la sécurité par le discours de la dissuasion. Penser la puissance à l’âge nucléaire exige de reconnaître et de prendre en compte cette vulnérabilité.

L’acquisition de ces systèmes d’armes octroie une capacité de destruction imparable mais elle n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à l’accès au statut de grande puissance. Les armes nucléaires n’offrent pas de capacités coercitives incomparables et la dissuasion nucléaire n’est qu’un instrument fragile de puissance négative qui repose sur et alimente une grande vulnérabilité. Elle est évidemment plus grande encore pour les Etats dotés d’armes nucléaires parce que leurs arsenaux nucléaires constituent des cibles de choix s’ils sont détectables. La doctrine de la dissuasion met cette vulnérabilité au service de la sécurité commune grâce à une logique de la réciprocité, mais elle feint d’ignorer que cette logique repose sur la certitude que les armes nucléaires ne seront jamais employées de manière non autorisée ou suite a une erreur de jugement (Pelopidas 2013). Dans le cas contraire, la puissance d’un Etat nucléaire serait réduite à bien peu de choses en moins d’une heure, soit le temps qu’il faut à un missile intercontinental pour atteindre n’importe quelle cible sur la planète.

Dans ces conditions, sauf à adopter un providentialisme technologique étrange selon lequel la défense antimissile progresserait plus vite que les moyens de la contourner et suffisamment pour que le risque d’échec de l’interception devienne acceptable, un seul fondement nous semble susceptible de redonner un sens à l’idée qu’un Etat ou une communauté politique peut être puissant alors qu’il dispose d’un système d’armes nucléaires : un éthos sacrificiel qui place d’autres objectifs au dessus de la survie (d’une grande partie) de la communauté en question. Une telle approche apparaît clairement chez le président Eisenhower qui, en 1959, a expliqué à l’ambassadeur britannique qu’il « préférerait être atomisé plutôt que communisé » (« the President said that speaking for himself, he would rather be atomized than communized ») (Chernus 2008) ou chez De Gaulle, répondant à l’ambassadeur soviétique Vinogradov qui laissait planer une menace sur la France au moment de la crise de Berlin d’octobre 1958 : « Eh bien. Monsieur l’Ambassadeur, nous mourrons tous, mais vous aussi » (Lacouture 2010 [1986]). Un ethos de la disponibilité au sacrifice a du sens pour les soldats et commandants en chef Eisenhower et de Gaulle. Mais il convient aussitôt de reconnaître que leurs positions exposaient très probablement davantage que leurs populations respectives, d’ailleurs pas nécessairement prêtes à un tel sacrifice. En outre, cet ethos du sacrifice apparaît trop aisément comme celui du combat singulier, du face-à-face entre des volontés, comme si le sacrifice était le résultat d’un acte délibéré vis-à-vis d’un ennemi identifié. Ce n’est pas le cas : un tel ethos met des populations à la merci de la volonté de l’autre Etat nucléaire – qui décide de frapper en premier ou de riposter suite à ce qu’il identifie comme une attaque – mais aussi d’un éventuel accident dans son propre arsenal ou dans celui d’un autre Etat doté d’armes nucléaires. Cet ethos exige de mettre en péril la vie de populations au sein mais aussi au-delà de son propre Etat et d’être prêt à mourir pour rien des mains d’un autre qui ne nous hait point et auquel nous ne voulons pas de mal – par exemple, dans l’entrevue rapportée plus haut, de Gaulle envisage ainsi la mort dans une confrontation américano-soviétique dans laquelle la France ne joue pas une part active – (sur les effets de la distance de celui qui lance le missile par rapport à la victime et de l’esthétisation/virtualisation des explosions nucléaires sur la possibilité de leur emploi, voir Anders 2008 ; Masco 2004).

La « révolution nucléaire » a pris tout son sens avec le couplage d’armes thermonucléaires et de missiles balistiques lancés depuis des sous-marins. Depuis lors, nous sommes prisonniers d’une bien étrange disponibilité au sacrifice rarement reconnue comme telle et, pour que quelques-uns se sentent puissants, c’est l’humanité qui « a la bombe » et joue aux dés au bord du précipice.


Remerciement
Je remercie Sonya Drobyzs, Philippe Forget, Yaël Hirsch, Georges Le Guelte, Nadine Locchi, Jonathan Pearl et Sébastien Philippe pour leurs commentaires aigus sur des versions antérieures de ce texte, ainsi que les évaluateurs du CERISCOPE.

Références

• ANDERS G. (2008) Hiroshima est partout, Paris, Seuil.

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