L’élaboration de nouveaux types de dispositifs donnant à voir dans le même espace des changements environnementaux globaux et des changements sociaux situés constitue l’un des enjeux majeurs de notre siècle et de l’articulation entre environnement et relations internationales. Ce travail ne peut se faire sans un investissement des humanités, et les historiens peuvent y contribuer à leur manière, en racontant d’autres histoires susceptibles de rendre compte de la pluralité des temps mis en œuvre par les changements environnementaux et sociaux, et ainsi donner sens aux transformations profondes dans lesquelles nos sociétés sont engagées. S’il existe toujours une infinité de récits possibles pour un même lieu, un même événement, un même personnage, les choix à faire sont encore plus radicaux dès que l’on introduit la base matérielle avec laquelle les sociétés doivent composer (Cronon 1992). D’abord, parce qu’on peut choisir de ne pas la traiter pour elle-même et considérer qu’elle ne vaut qu’une fois identifiée, inventoriée, classifiée et manipulée par les hommes, bref une fois transformée en question environnementale (Ingold 2011). Ensuite, parce que même si l’on décide de lui reconnaître des dynamiques et une capacité d’engendrement propre, cette base matérielle n’est jamais saisie directement mais toujours par l’intermédiaire de dispositifs techniques, scientifiques, administratifs, juridiques et culturels qui se sont condensés historiquement à l’intérieur de cadres nationaux (White 1999). Enfin, les échelles engagées par les contraintes organiques et environnementales favorisent les méta-récits, qui développent des trajectoires linéaires sur la longue durée, souvent dominées par des figures déclinistes (Davis 2007).
Une seule planète, des environnements multiples
Lorsque l’histoire environnementale se constitue sous ce nom aux Etats-Unis au début des années 1970, le cadre local et régional domine (Quenet 2014). C’est celui qui se prête le mieux au projet d’une histoire « par en bas », du point de vue des dominés non humains, s’inspirant du modèle des études féministes et afro-américaines. La géographie humaine de Carl Sauer et l’école des Annales française, deux sources d’inspiration importantes, ont elles-mêmes pris leurs distances par rapport à l’échelle nationale. Au départ, ce cadre d’analyse n’est pas exclusivement américain ni fermé aux aires lointaines, mais il le devient peu à peu lorsque l’histoire environnementale réussit à s’implanter dans les universités américaines, dans un contexte très difficile pour les questions écologiques. L’internationalisation du champ, signe de sa percée académique dans les années 1990, agit donc comme un décentrement : l’essor des différentes communautés nationales de chercheurs a pour effet de faire apparaître la diversité des formes d’assemblages entre humains et non humains, selon les sociétés humaines et les époques.
La première critique du courant américain est venue de l’histoire environnementale indienne, fortement influencée par les études subalternistes. L’historien Ramachandra Guha a montré très tôt la manière dont l’Etat colonial, puis l’Etat nationaliste indien après l’indépendance (1947), ont importé des concepts de conservation de la nature prétendument universels, construisant du même geste l’image orientalisée d’une pensée traditionnelle indienne en harmonie avec la nature (Guha 1989). Les nombreux travaux sur les révoltes populaires – en particulier le fameux mouvement écologique Chipko (né en Inde en 1973 pour empêcher la déforestation à des fins industrielles) – ont conduit à reconstituer l’économie morale de la nature de ces communautés et une forme d’environnementalisme des pauvres, caractéristique de l’Inde. De telles perspectives auraient pu conduire à une essentialisation de ces acteurs, au nom de l’adaptation des cadres sociaux à des fonctions écologiques, si les travaux des sociologues indiens n’avaient critiqué ce fonctionnalisme, qui isole à tort une sphère environnementale de l’ensemble des dynamiques sociales complexes (Baviskar 1995).
Dans d’autres pays, la critique est venue de traditions intellectuelles et disciplinaires différentes dans la prise en compte de l’environnement. L’Angleterre, qui a été marquée par le poids de l’histoire rurale et de la géographie historique, mobilise ces traditions pour se constituer une identité distincte de l’histoire environnementale américaine. Créée en 1995 par l’historien Richard Grove, la revue Environment and History en appelle au géographe Carl Sauer et son élève Clarence Glacken, à la géographie historique et à l’histoire locale anglaise (Henry Clifford Darby, William George Hoskins) et à l’école des Annales. En réalité, les oppositions ne sont pas si tranchées, et les différences de contexte contribuent aux malentendus alors que les deux côtés de l’Atlantique ont été influencés par la fameuse rencontre internationale de 1955 à Chicago, dont les actes ont été publiés sous le titre Man’s Role in Changing the Face of the Earth (Thomas 1956).
L’essor du champ au Canada, porté par la très active société académique Network in Canadian History & Environment (NiCHE), montre comment l’histoire de la mise en valeur d’un pays, qui se traduit à travers les catégories de description de la nature et les corpus de sources produits par ces activités, modèle les formes de l’histoire environnementale. Alors que la frontière a été une dynamique unificatrice aux Etats-Unis – à travers le mouvement de colonisation et le concept de wilderness, l’espace sauvage originel –, la frontière canadienne s’est scindée en une multitude de frontières, de particularismes régionaux et ethniques, moins triomphants dans leur rapport à la nature, reliés plus étroitement aux villes, et donc finalement moins déclinistes. Ce contexte caractérisé par l’attachement à la terre, un concept de nature qui mêle l’environnement et l’économie et un environnementalisme moins fort a certes contribué à une émergence plus tardive de l’histoire environnementale. Mais il a produit une tradition originale, plus attentive au territoire et aux paysages, aux rapports sociaux et économiques à l’œuvre dans l’exploitation des ressources naturelles, et enfin aux villes (Castonguay 2006).
Ce qui se joue ici est la manière dont la nature, malgré le creuset américain de l’histoire environnementale, se diffracte en une multitude de territoires que donnent à voir les sources et les archives où se condensent les rapports entre la nature prise comme un donné et la nature prise comme un construit (Quenet 2014). Ainsi, en Europe du Nord, le transfert des perspectives américaines est précoce, par le biais de l’éthique environnementale et d’une idée partagée de la nature sauvage, mais l’influence des sciences de la nature affaiblit la dimension construite de la nature et le jeu des catégories de description qui permettent de dénaturaliser l’environnement. Si l’importation se fait sans heurts en Australie, les catégories américaines s’ajustent mal à des territoires qui ont été pensés plutôt comme terra nullius, c’est-à-dire des terres sans hommes à la suite de l’animalisation des aborigènes par les colons. L’essor récent de l’histoire environnementale de l’Amérique latine écrite sur place a pris ses distances avec une histoire décliniste produite aux Etats-Unis, qui imputait les problèmes environnementaux de ces pays aux effets destructeurs du capitalisme américain, occultant ainsi les rapports historiques plus divers et plus complexes. Le développement actuel de l’histoire environnementale en Chine ouvrira sans doute de nouvelles perspectives, en attendant l’essor des études dans le monde arabe. Quant à l’Afrique, si son histoire environnementale a été précoce dans les zones de langue anglaise, du fait d’historiens occidentaux, la prise en charge par les historiens locaux et les études empiriques nécessaires sur les parties non colonisées par les Anglais renouvelleront certainement nos connaissances.
Cette plasticité peut étonner, mais l’histoire environnementale s’est construite en avançant, par l’enquête historique pratiquée sur plusieurs décennies. Ce pragmatisme procède de deux questions antagonistes et pourtant complémentaires qui ont structuré les débats porteurs de ces nouvelles perspectives : comment faire de la nature un fait social et historique si celle-ci est réifiée par une définition ahistorique et universelle qui vaudrait pour toutes les sociétés et toutes les époques ? Par quelles méthodes rendre compte d’une matérialité, de ce fait non humaine, qui configure les formes sociales et culturelles sans les déterminer, et les travaille au point d’être elle-même pleine d’histoire humaine ? L’histoire environnementale est un plaidoyer pour l’historicité, c’est-à-dire l’affirmation que la seule manière de résoudre cette contraction consiste à saisir des formes dans le temps, en articulant soigneusement changements environnementaux et changements sociaux, inscrits dans des systèmes de relations propres à leur époque.
L’histoire environnementale à l’heure globale
L’histoire environnementale a contribué à promouvoir l’histoire globale, qui à son tour a assuré le succès de l’histoire environnementale (Quenet 2014). L’examen attentif des études publiées montre cependant trois pratiques différentes, révélatrices des tensions entre les différentes échelles d’analyse : le global comme un niveau supérieur aux sociétés humaines, celui des changements environnementaux globaux et de longue durée, mesurés avec les outils des sciences dures (McNeill 2010) ; le global comme l’échelle de phénomènes dont l’impact a été intercontinentale (le choc microbien des grandes découvertes selon l’historien Alfred Crosby) ; le global nourri par la circulation des savoirs sur la nature (l’histoire des sciences).
La question climatique est venue récemment complexifier l’articulation des échelles, en introduisant un niveau géologique subsumant la diversité des sociétés humaines : l’anthropocène. S’il est encore trop tôt pour en percevoir toutes les conséquences sur l’écriture de l’histoire (Bonneuil et Fressoz 2013), il est déjà possible de souligner plusieurs enjeux. Le premier réside dans la capacité à articuler la multiplicité des environnements historiquement situés, produits par l’assemblage entre les sociétés humaines et un environnement changeant à l’échelle locale, régionale, nationale et globale. L’articulation des temporalités de l’environnement constitue une voie prometteuse et d’importance pour comprendre la transition écologique et l’adaptation (ou la non-adaptation) des hommes à des environnements changeants. Une autre piste de recherche serait d’étudier de quelle manière ces assemblages et interrelations forment des types de configurations dont la typologie pourrait être entreprise, avec, en retour, un effet heuristique sur la compréhension générale de l’histoire. L’histoire environnementale renouerait ainsi avec son sens étymologique, médiéval et français, de frontières et de bordures : loin d’être une réalité extérieure aux sociétés humaines, l’environnement est constitué de l’ensemble des clôtures articulant les rapports entre humains et non-humains, clôtures qui ont été peu à peu incrustées et naturalisées par la longue sédimentation historique.
Le second enjeu tient à la spécificité des changements climatiques et environnementaux planétaires. Si ces changements sont d’une telle intensité, c’est que nos cadres de pensées évoluent moins vite que notre impact sur la planète. Si la transition écologique n’est pas qu’une affaire de technique et de gouvernement, mais une mutation de nos modes de pensées, comment les chercheurs et les historiens pourraient-ils s’exempter d’un examen critique et continuer à pratiquer leur science comme auparavant ? Au-delà de la seule discipline historique, cet enjeu est celui de toutes les humanités environnementales.
Enfin, si cette proposition est pertinente, un troisième enjeu surgit, inscrivant l’histoire environnementale dans les débats généraux de l’histoire et des sciences humaines : de quelle manière les enjeux écologiques nous poussent-ils à revenir sur une organisation générale des sciences séparant sciences de la nature et sciences de l’esprit, dont la fécondité n’est plus à prouver, mais qui a été forgée à l’époque de l’industrialisation triomphante ? Venus tardivement à l’histoire environnementale, trop limités numériquement pour constituer une communauté professionnelle autoréférentielle, les historiens de l’environnement en France ont ici une carte à jouer et une originalité à affirmer : celle d’une histoire environnementale qui ne serait pas un sous-champ de l’histoire mais qui, par ses nouvelles perspectives, irriguerait les autres sciences sociales, en dialogue étroit avec les sciences de la nature.
Et la France dans le concert international ?
L’histoire environnementale française s’est distinguée en se constituant initialement autour d’un triptyque caractérisé par sa dimension particulièrement anthropocentrique : les pollutions urbaines, les sciences et les techniques, les catastrophes naturelles et les risques (Quenet 2014). Dans ce pays « vert clair », où technique et environnement, aménagement du territoire et paysage font si bon ménage, il s’agissait d’historiciser les catégories portées par ces acteurs, et ainsi contribuer à de nouvelles formes de réflexivité (Bess 2011). L’histoire environnementale des espaces coloniaux, la biodiversité et les politiques de conservation, les espaces maritimes, les mobilisations environnementales semblent aujourd’hui recevoir plus d’attention de la part des jeunes historiens. Si elle était écrite aujourd’hui, une histoire environnementale de la France devrait être nécessairement interconnectée, ouverte sur le monde et les échanges internationaux.
La prise en compte du global dans l’histoire environnementale de la France se heurte cependant à des obstacles. Deux méta-récits dominent. Le premier est celui du long entrelacement entre les hommes et leur environnement, de la sédimentation des échanges se traduisant par des paysages de longue durée, auxquels se mêlent les transformations récentes. L’espace français est un palimpseste, fait de la manière dont les hommes ont interprété et aménagé les contraintes du milieu, dont les formes spatiales résultent d’usages, d’organisations, d’intérêts inscrits dans l’espace (Burguière et Revel 1989). Les chercheurs ont ainsi été peu touchés par les débats sur la notion d’espace vierge et sans les hommes, de nature originelle, de cette wilderness qui a introduit des apories redoutables dans les conceptualisations de la nature. En même temps, cette notion a été un puissant stimulant, non seulement pour l’activisme politique, mais aussi pour la constitution précoce de l’histoire environnementale comme champ de recherche. Vue d’outre-Atlantique, le « retard français » en histoire environnementale a longtemps étonné et a été interprété comme le résultat d’une figure totémique aussi puissante que la wilderness pour les Américains, à savoir le « paysage rural ». La force et l’ancienneté de l’histoire rurale, de la géographie historique, de l’histoire sociale des structures du paysage seraient, à l’aune du degré d’imbrication entre les communautés locales et leur espace, patiemment modelé, découpé par des limites de propriété et des chemins, organisé par des groupements humains dont les formes varient selon les régions.
A ce grand récit s’en superpose un autre, celui de l’aménagement du territoire, de l’homme maître et possesseur de la nature. Depuis la création de l’Ecole des ponts-et-chaussées en 1748, on connaît l’importance de la figure de l’ingénieur dans la formation de l’espace français et de ce projet de modelage du territoire (Desportes et Picon 1997). Pourtant, celui-ci s’impose surtout au XIXe siècle car au siècle précédent, la volonté d’aménagement du territoire n’est pas encore l’horizon naturel des actions sur la nature, la conscience de lois naturelles reste forte. Les aménagements ponctuels (assèchements et irrigations, constructions de canaux et de routes) s’appuient moins sur le projet de maîtriser et transformer la nature que sur la nécessité de faciliter la mise en œuvre des mécanismes naturels, de minimiser les obstacles. La création du ministère de l’Environnement en 1971 n’a pas rompu, bien au contraire, avec cette tradition de l’emprise des grands corps techniques (Charvolin 2003). Dans nombre de pays, il semblerait incongru d’avoir un comité d’histoire du ministère de l’Environnement, dont l’essentiel de l’action porte sur la commémoration de la construction des routes et des ponts, de l’assèchement des zones humides et de la gestion des forêts.
Même si aucun historien ne déploie de discours aussi tranché dans ses recherches empiriques, ces grands récits reviennent dès que l’on monte en généralité, et il est difficile de construire une figure narrative capable de s’y substituer. Le thème des perdants de l’histoire environnementale, des voies alternatives abandonnées dans le domaine de l’énergie ou des luttes sociales environnementales, pourrait n’être qu’une simple figure renversée de ces grands récits. De manière provocatrice, des penseurs de l’écologie politique ont fait remarquer que la France n’avait pas de représentation symbolique de la nature sans les hommes, faute de pouvoir mobiliser un grand objet, reconnu par tous et inscrit dans l’histoire de l’espace et de ses habitants. Selon eux, il n’y aurait rien entre « une ressource comptable et mathématisable dont on peut calculer l’exploitation [et] le jardin quadrillé à la française », rien de comparable à la forêt en Allemagne ou à la wilderness aux Etats-Unis, rien qui soit associé à des récits, des mythes, des films et raconté à des enfants comme à des adultes (Gueho et Neyrat 2007). En somme, il n’y aurait pas de lieu de mémoire pour l’environnement. Et de fait, les Lieux de mémoire accordent une place à la nature dans leur inventaire des lieux où s’est incarnée la mémoire nationale, mais une nature réduite à sa dimension symbolique : les paysages du peintre et du savant, les guides de voyage et le Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache (1903), mais aussi le territoire, de ses limites à sa constitution, ou encore les France du front de mer, de la forêt, de la terre et du clocher (Nora 1984-1992).
Quel récit environnemental construire au prisme des relations internationales ?
Au terme de cet article, il apparaît qu’une histoire environnementale au prisme des relations internationales ne pourrait se contenter de procéder par ajout de nouveaux objets, de nature internationale (migrations, conflits, pollutions, négociations…). D’une part, ceux-ci sont déjà présents en histoire environnementale, même si de nombreuses monographiques manquent encore. D’autre part, l’insertion d’une échelle internationale et/ou globale pose de nombreux problèmes méthodologiques et épistémologiques qu’il n’est pas possible d’ignorer. En ce sens, pour suivre les principes de l’histoire environnementale, il serait nécessaire de respecter un certain nombre de principes :
• Une matérialité tout d’abord. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il existe une instance indépendante, aux frontières stables et bien délimitées – la nature – qui provoque des effets sur les sociétés susceptibles d’expliquer le fonctionnement de ces dernières. Ni déterminisme ni fonctionnalisme, donc. Cette matérialité désigne plutôt la prise en compte de processus qui ne relèvent pas des formes symboliques mais engagent des processus physiques tels que la croissance des plantes, l’écoulement de l’eau, les échanges d’énergie, les variations climatiques. L’idée de matérialité désigne ici le souci de ne jamais parler seulement des catégories humaines mais toujours aussi des entités auxquels elles s’appliquent. Ceci suppose de connaître leur nombre, leurs contours, leur organisation interne.
• D’où un monisme relatif, qui remonte aux origines des Annales. En effet, le monisme relatif de Marc Bloch rejette à la fois le monisme naturaliste des durkheimiens, appliquant les méthodes des sciences de la nature à la société, et l’attitude de repli des historiens méthodistes, affirmant que l’histoire n’est pas une science mais un simple procédé de connaissance. Il s’agissait tout à la fois d’étudier du particulier et d’être une science, de gagner en scientificité et de ne pas adopter le modèle des sciences de la nature, de conjuguer choses en soi et valeurs, de ne pas distinguer nature et société tout en reconnaissant que ces deux instances existent. Ce projet fondateur des Annales et l’ambition d’une histoire environnementale renouvelée ont en commun d’essayer de saisir une totalité et d’échapper ainsi au dualisme.
• Cette totalité renvoie donc à une pluralité d’acteurs. Les acteurs de l’histoire ne sont pas seulement des humains mais aussi des non-humains, c’est-à-dire des animaux, des plantes, des arbres, des masses d’air, des eaux, des sols, des microbes, et plus encore, avec pour seule limite ce que les sources historiques permettent de saisir. Ces non-humains se déplacent, se reproduisent, consomment et rejettent, se modifient et, ce faisant, ont une capacité d’action et d’invention, une forme d’agentivité (agency) au même titre que les sujets humains. L’hypothèse centrale de l’histoire environnementale est qu’en introduisant ces nouveaux acteurs, le récit historique s’en trouve profondément modifié, en commençant par les objets les plus familiers. Parmi ces acteurs, on compte aussi des objets techniques, des instruments, des dispositifs matériels, selon les leçons de l’étude des sciences (science studies).
• Des réseaux liant l’ensemble de ces acteurs. Le travail d’investigation commence souvent par la reconstitution de ces réseaux, c’est-à-dire de toutes les entités humaines et non humaines attachées ensemble. Un animal n’est jamais seulement un animal, il peut être attaché à d’autres animaux, à un droit de la propriété, à un chasseur ou à un paysan, à une source de nourriture, à un marché et à un prix, à une classification d’espèces, à des représentations. La géographie de ces réseaux a une grande importance car elle structure le territoire étudié. Leur longueur est variable, et il faut justement les identifier dans leur extension maximale. Le rapport entre les différents réseaux existants a aussi son importance, d’autant qu’ils peuvent se croiser, se concurrencer.
• Des déséquilibres, encore. Les sociétés et leur environnement n’ont que rarement des relations équilibrées. On évitera de définir l’histoire environnementale comme les interrelations entre les hommes et leur environnement, car cette définition suppose deux ensembles bien stables et définis chacun par un régime de savoir distinct. En fait, chacun exerce une action sur l’autre et, lorsque celle-ci est forte et altère l’autre élément, on parlera d’impact, parfois de dégradations lorsque l’altération est négative, mais en se méfiant des connotations morales charriées par ce terme.
• Des luttes et des inégalités, aussi. La relation avec les choses qui nous environnent n’est pas qu’esthétique ou contemplative, elle engage des compétitions, des besoins fondamentaux pour des groupes sociaux. L’accès à ces ressources, les pollutions et les nuisances créent des inégalités entre les hommes qui ne recoupent pas nécessairement les inégalités économiques, sociales, culturelles. Par leur dimension matérielle, elles obéissent à des logiques propres, différentes.
• Des formes d’arrangement inscrites historiquement, enfin, déterminant une question environnementale. L’ensemble de tout ce qui vient d’être cité forme des arrangements, des compositions qui varient dans le temps et dans l’espace et prennent des formes différentes selon les contextes. Même si l’environnement se joue des frontières humaines, ces arrangements varient souvent selon les pays car ils sont modelés par des instances qui ont été élaborées nationalement (le droit, le territoire et ses frontières, les institutions, les systèmes de mesure). Il n’existe donc pas une nature universelle qui serait la même pour toutes les sociétés.
Conclusion
A moins de considérer que les lois de la biologie et de l’évolution dessinent les parallèles entre des mondes différents, ce qui serait une naturalisation des sciences sociales, trois hypothèses apparaissent pour mettre en relation des environnements multiples dans un cadre international et global (Bertrand 2012 ; Chartier 2006). La diversité des cultures et des lieux mobilisés peut engendrer un universalisme anthropologique qui viendrait expliquer des homologies formelles. La seconde hypothèse est celle de contacts directs qui auraient été oubliés, passant par des circulations et des emprunts réciproques. La troisième hypothèse, dite « polygénisme écologique » (Bertrand 2012), suppose qu’un certain type de contexte environnemental provoque des processus identiques de transformations sociales et culturelles. Le grand écart entre ces hypothèses laisse entrevoir la manière dont une histoire environnementale à l’heure des relations internationales, prise dans son sens le plus ambitieux, pourrait contribuer à renouveler les théories de la culture dans leurs relations avec l’environnement matériel des sociétés.
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