Pauvreté et droits humains

Par Christophe GIRONDE et Christophe GOLAY
Comment citer cet article
Christophe GIRONDE et Christophe GOLAY, "Pauvreté et droits humains", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 29/03/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part5/pauvrete-et-droits-humains

L’approche par les besoins - « de base » ou « fondamentaux » - a longtemps prédominé dans les analyses de la pauvreté. Puis, à compter des années 1980, les questions de droits humains, notamment les droits économiques, sociaux et culturels, se sont progressivement imposées dans l’étude des causes de la pauvreté et des mesures qui permettraient de la réduire. Cet acquis intellectuel et scientifique a alors été opérationnalisé par les principales organisations internationales de coopération au développement, qui ont fait de la lutte contre la pauvreté l’un de leur objectif majeur. Depuis 2006, les « droits des pauvres » sont même à l’étude au sein des Nations unies, sous la forme d’un projet de principes directeurs…

Pourtant, force est de constater que les cas de non-respect, dénis et violations des droits humains n’ont pas sensiblement diminué ; les avancées en matière de réalisation des droits économiques, sociaux et culturels demeurent, elles, minimes et fragiles. Les abus en la matière et les régimes d’impunité, pudiquement qualifié de « mauvaise gouvernance » par une communauté internationale en fait peu regardante, en deviennent même un avantage comparatif pour certains investisseurs ; le phénomène des acquisitions massives de terres agricoles dans les pays parmi les plus pauvres de la planète en fournit une bonne illustration.

Ce nouveau type d’investissements soulève de nombreuses questions de droits relatifs à l’accès aux ressources naturelles, aux responsabilités des investisseurs et aux conditions d’existence des populations affectées. La promotion de codes de bonne conduite pour les investisseurs et les appels à leur « responsabilité sociale » illustrent les ambivalences de la communauté internationale quant à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels, qu’elle n’a de cesse pourtant d’invoquer. Le droit à l’alimentation offre une alternative à cet usage, non contraignant, du droit, puisque reconnu dans de nombreux instruments internationaux depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, il semble avoir été pris plus au sérieux par les organisations internationales et les Etats.

Les liens entre droits humains, développement et pauvreté

La période de la guerre froide a vu un développement important de la protection des droits humains au sein des Nations unies, mais la rivalité Est-Ouest a bloqué toute application sérieuse des droits économiques, sociaux et culturels. Les engagements internationaux en matière de droits humains ont connu une phase de renouveau dans les années 1980 à l’initiative de la société civile et notamment des mouvements pour la défense des droits des femmes et des enfants. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) et la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (1989) sont significatives de mouvements pour la défense des droits humains qui ont pris de l’ampleur, du moins dans l’agenda de la communauté internationale. En même temps, la reconnaissance de ces droits précède tout juste une période marquée dans les pays en développement par les programmes d’ajustement structurel, qui se traduisent par la suppression de nombreux droits aux prestations sociales (éducation, santé, emploi) et dispositifs de protection (prix garantis aux producteurs par exemple). Il s’en suit une notoire dégradation des conditions d’existence des populations et une recrudescence de la pauvreté. La Convention internationale relative aux droits de l’enfant (1989) a été adoptée puis ratifiée par bon nombre de pays où l’on assiste précisément à une intensification du travail des enfants ou à leur « mise au travail » en réponse à la baisse des revenus de leurs parents (Verlet, 2005). La Déclaration sur le droit au développement des Nations unies, adoptée le 4 décembre 1986, n’est pas le moindre des paradoxes d’une période qui sera qualifiée de « perdue pour le développement ».  

Les programmes d’ajustement structurel, leur impact sur l’activité économique (arrêt de la croissance) et leurs conséquences sociales impulsent une nouvelle réflexion sur les liens entre droits humains, développement et pauvreté. Ce renouveau de la pensée se forge sur une critique du coût social de ces programmes (Giovanni and al., 1987) et sur les travaux d’Amartya Sen qui propose une approche de la pauvreté distincte de l’approche par les besoins. La famine est ainsi pensée en termes d’accès à la nourriture et non pas de disponibilités de nourriture (Sen, 1981). La pauvreté, en tant que « privation de capacités », renvoie aux (manque de) « dotations » et « droits » des individus et des communautés. L’approche par les capacités se développe, plaçant les droits économiques et sociaux des citoyens et le renforcement de leurs pouvoirs (empowerment) au cœur de la problématique de la pauvreté et de sa réduction. Dans les pays développés disposant de système d’assurance sociale, les travaux sur l’exclusion et la disqualification sociale mettent le même accent sur les liens entre pauvreté et droits humains, en l’occurrence la perte de droits aux prestations sociales (indemnisation chômage, remboursement des dépenses de santé, aide au logement) (Paugam, 2000). Ces travaux contribuent à réorienter la réflexion sur la question des inégalités, ou pauvreté relative, et à réduire la focale sur la pauvreté absolue. L’étude des évolutions des inégalités entre groupes sociaux et leur accroissement global depuis la décennie 1980 mettent en lumière l’importance des questions d’accès aux ressources et, partant, des droits, notamment le droit à l’alimentation et le droit à la terre dans les pays les moins avancés. Des travaux récents (Sumner, 2010), arguant du fait que les trois quarts des « pauvres » de ce monde vivent dans des pays à revenu intermédiaire (PRI) avec des gouvernements stables, incitent à penser la pauvreté davantage en termes d’accès aux ressources, et donc de droits à l’accès aux ressources, plutôt qu’en termes de faiblesse des ressources et de fragilité des Etats tels que le propose P. Collier (1997).

Au cours des années 1990, les références aux droits économiques, sociaux et culturels gagnent en importance puis deviennent incontournables dans les principes et la programmation des activités des organisations nationales et internationales qui se donnent pour mission première la réduction de la pauvreté. La Conférence mondiale sur les droits de l’homme de 1993 à Vienne donne lieu à de nouveaux engagements pris par les Etats visant à protéger tous les droits humains, reconnus comme étant universels. Cet engagement est suivi par la création en 1994 de la fonction de Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Suivant l’appel lancé par Kofi Annan lors de sa prise de fonction comme Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies en 1997, les agences, les fonds et les programmes du système de l’ONU placent la question des droits humains au cœur de leurs engagements. Il s’en est suivi une profusion de textes (appels, déclarations, chartes, rapports) et d’institutions ad hoc (réseaux, alliances) se réclamant de la promotion et de la protection des droits humains considérées comme essentielles pour réaliser le mandat onusien d’un « monde de justice et de paix ». En 1999 par exemple, les Nations unies lancent le Global Compact, appel à l'attention des entreprises du secteur privé à travailler avec l'ONU sur la base de dix principes universels relatifs, notamment, aux droits humains et aux conditions de travail. En 2000, dans son Rapport sur le développement humain, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) affirme une « conception large des droits de l’homme » incluant « tous les droits – civils, culturels, économiques, politiques et sociaux – pour tous les individus », tout en insistant sur les manquements à ces droits qui touchent aux domaines économique, social et culturel. Dans les années qui suivent, desmesures pratiques à adopter - analyse de situation, mobilisation et sensibilisation, formation et développement des capacités, dialogue avec les gouvernements - accompagnent ce travail de conceptualisation. Pour le PNUD, le « développement humain » est non seulement la priorité (la croissance économique n’étant pas une fin en soi) mais aussi un droit : au travail, au repos, à un niveau de vie décent, à l’éducation, à la santé, etc. Point d’orgue du nouvel élan donné à la lutte contre la pauvreté, la Déclaration du millénaire (2000) affirme que « les droits de l’homme et le développement humain sont intimement liés », et que le plus sûr moyen d’atteindre chacun des Objectifs du millénaire pour le développement,«  (…) c’est de s’attaquer aux questions liées aux droits de l’homme telles que l’égalité, la non-discrimination, la participation, l’inclusion, la responsabilisation et la justice sociale ». Les droits humains sont donc considérés comme un outil essentiel, mais ils ne font pas partie des (dix) Objectifs du millénaire… 

Si le PNUD, avec notamment ses Rapports sur le développement humain, est aujourd’hui la référence incontournable en matière d’information, d’analyse et de recommandation politique, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) demeurent les opérateurs clés de l’aide pour lutter contre la pauvreté. La Banque mondiale a certes inclus la question des droits humains dans son mandat à la fin des années 1990, et reconnaît depuis, sans conteste, l’importance de ces droits pour la réalisation du développement, qui ne doit pas être compris au strict sens économique. Le travail d’expertise et les recommandations de la banque s’avèrent cependant être bien en-deçà de cet affichage, comme l’illustre la litanie de la participation des pauvres à l’élaboration des programmes qui leur sont destinés, des mesures de protection sociale (mais seulement pour les plus pauvres), et des efforts accrus pour une plus grande transparence (Gironde, 2009). Le cadre juridique d’intervention demeure par ailleurs « ambivalent » (Khan, 2010) puisque la banque déclare aider « (…) ses membres à s’acquitter de façon substantielle de leurs obligations liées aux droits de l’homme dans les domaines relevant de sa mission, tout en respectant les limites juridiques imposées par ses statuts ». Les droits humains, et en particulier les droits économiques, sociaux et culturels, ne sont ainsi pas pleinement intégrés dans les documents officiels - Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté - qui définissent les concours financiers de la Banque mondiale et du FMI.

La reconnaissance de l’importance des droits humains pour le développement et la réduction de la pauvreté, ainsi que l’émergence des droits économiques, sociaux et culturels dans l’agenda de la coopération internationale sont des acquis notoires par rapport à l’époque de la guerre froide et de l’antagonisme entre droits civils et politiques promus par le bloc occidental et droits économiques et sociaux soutenus par le bloc socialiste. Pourtant, le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté le 10 décembre 2008 - qui symbolise l’importance égale accordée à tous les droits humains par la création d’un mécanisme de plaintes au niveau international en cas de violations des droits économiques, sociaux et culturels - n’a pour l’instant été ratifié que par cinq Etats (Espagne, Equateur, Argentine, Mongolie et Salvador). En outre, le bilan des vingt ans de la Déclaration sur le droit au développement, adoptée en 1986, montre que celle-ci est largement oubliée, voire détournée de son sens originel.

Quels droits pour les pauvres ? L’exemple des concessions agricoles transnationales

Les trois quarts des personnes « pauvres » de la planète habitent des zones rurales, et leur existence repose sur des productions agricoles et sur l’exploitation des ressources naturelles par la chasse, la cueillette, la collecte, le pâturage et la pêche. Le manque d’accès aux terres cultivables et aux espaces de forêts, pâturages, rivières, lacs, etc., est reconnu comme l’une des raisons principales de leur appauvrissement. Les femmes sont particulièrement concernées puisque, dans bon nombre de sociétés, leur accès à la terre dépend traditionnellement de leur statut d’épouse. Les populations rurales d’Amérique latine fournissent la meilleure illustration de la corrélation entre accès à la terre et pauvreté avec, d’une part, une population de « sans-terre » et de petits exploitants familiaux pour lesquels il ne peut y avoir d’amélioration de leurs conditions d’existence faute de capital foncier, et d’autre part, une minorité d’exploitations agro-industrielles dont la rentabilité est favorisée par l’accès à d’immenses superficies. En revanche, les pays d’Asie orientale et du Sud-Est, qui ont mis en place des législations foncières permettant aux petits exploitants d’avoir accès à la terre, ont connu des modernisations agricoles qui ont été un des facteurs essentiels de la réduction de la pauvreté. L’incidence plus élevée de la pauvreté rurale au Cambodge et au Myanmar, où les exploitants agricoles sont à la merci des abus de pouvoir des grands propriétaires comme des autorités locales et des pouvoirs discrétionnaires de l’État pour imposer ou interdire telle ou telle culture, confirment cet état de fait. En Afrique sub-saharienne, la multiplicité des droits – entre régulations coutumières et droit formel d’inspiration occidentale – se traduit par des conflits  constituant une entrave au développement agricole et à l’amélioration des conditions d’existence. Pour remédier à cette confusion des droits, des politiques foncières ont été mises en œuvre, ayant pour objectif de clarifier les règles d’accès à la terre et de sécuriser les droits fonciers par l’enregistrement des terres et la délivrance de titres de propriété. Ces mesures, dont on pouvait escompter un meilleur accès à la terre pour les catégories les moins nanties, n’ont cependant pas été menées à leur terme dans la plupart des pays, et n’ont pas fondamentalement transformé les inégalités en matière d’accès à la terre et de sécurité foncière.

Les terres agricoles sont l’objet d’une concurrence toujours croissante, en raison de la croissance démographique, des migrations d’agriculteurs quittant des zones peu ou plus fertiles, des intérêts des populations urbaines pour des terres destinées à la production agricole, la résidence ou la spéculation, et des pouvoirs publics qui mettent en défens certains espaces utilisés dans le cadre ou au nom de projets de conservation, de reforestation, de construction de barrages hydroélectriques ou d’exploitations minières. Les terres agricoles sont par ailleurs l’objet de convoitises nouvelles, que l’on peut dater du milieu des années 2000, sous la forme d’acquisitions d’immenses superficies pour de longues durées par des consortiums d’investisseurs associant des entreprises privées étrangères, les gouvernements des pays investisseurs et des pays hôtes, des sociétés financières (fonds d’investissement, de retraite), en certains cas des diasporas. Ce type d’investissements a connu une augmentation fulgurante ces dernières années en raison de la volonté des pays (riches) importateurs de produits alimentaires de se prémunir de la hausse des prix des produits alimentaires, et des risques d’approvisionnement du commerce mondial, risques qui se sont manifestés en 2008 lorsque des pays ont bloqué (ou feint de bloquer) les exportations de riz (Golay, 2010). Ces investissements sont également motivés par la production d’agrocarburants et le système d’incitations financières dont ils bénéficient. Enfin, avec la crise financière internationale et la baisse de rentabilité de nombreux actifs, les terres agricoles sont devenues un actif financier hautement rémunérateur. Ainsi, tandis qu’une plus grande sécurité foncière est reconnue comme essentielle pour les populations pauvres, les terres de ces dernières sont de plus en plus convoitées par des acteurs riches, à l’instar de l’entreprise sud-coréenne Daewoo Logistics qui en 2009 avait entrepris d’acquérir 1,3 million d’hectares de terres à Madagascar.

Ces concessions foncières font l’objet de vives polémiques quant à leurs conséquences sur les moyens et conditions d’existence des populations locales et leur gouvernance. Pour les uns, elles constituent une opportunité pour des régions et secteurs jusqu’alors boudés par les investisseurs privés et négligés par les pouvoirs publics. Ces « investissements » devraient permettre une amélioration de la productivité agricole et des rendements, et les régions concernées devraient bénéficier d’un développement des infrastructures et de créations d’emploi (FAO, 2009). Selon les détracteurs, ces concessions foncières, qualifiées d’« accaparements », se traduisent par des dépossessions pour les populations qui se voient interdire l’accès aux terres et autres espaces qu’elles utilisaient. Les travaux empiriques permettent à ce jour d’affirmer que ces concessions foncières conduisent dans l’immédiat à une précarisation des moyens d’existence des populations locales et que, à moyen terme, rien ne permet d’escompter que les nouveaux modes d’exploitation pourront être bénéfiques aux populations et économies locales. La Banque mondiale, qui pourtant apporte son concours à ce type d’investissements, reconnaît qu’ils pourraient en certains cas être néfastes pour une large frange des populations locales, et ce sans même « tenir leurs promesses » en termes de développement rural (Deininger and Byerlee, 2010).

Ces investissements sont également dénoncés pour l’opacité des accords entre investisseurs et pays hôtes, et pour les violations des droits humains - déplacements forcés, expropriations - qui peuvent être une conséquence immédiate de ces concessions (Colchester, 2011). Dans le cas du Cambodge, les mécanismes de responsabilité des parties contractantes sont pour le moins vagues dans un système de gouvernance marqué par le néo-patrimonialisme et les abus de pouvoir (Un and So, 2011) et les populations sont victimes de déplacements et d’expropriations (Mengin, 2007). Tout comme pour les projets de développement des infrastructures (routes, barrages), les populations locales n’ont quasiment aucune possibilité d’être associées à la prise de décision ni à la gestion des concessions foncières. Les catégories de populations les moins nanties n’ont pas les moyens de se conformer aux procédures d’enregistrement des terres et finissent par renoncer à tenter de faire valoir leurs droits (Luco, 2008). Ces procédures bénéficient en fait au mieux nantis dans un système où les abus des propriétaires les plus puissants sont la règle. Nos résultats préliminaires de recherche dans la province de Ratanakiri au Cambodge indiquent que le développement des grandes plantations d’hévéa, résultant des concessions foncières accordées à des opérateurs essentiellement vietnamiens, renforcent les inégalités de pouvoir économique entre, d’une part, les populations autochtones et les migrants khmers attirés par le boom de l’hévéaculture et, d’autre part, entre les autorités villageoises et les investisseurs allochtones (vietnamiens, khmers). Les concessions foncières transnationales apparaissent ainsi étroitement liées à une gouvernance des plus opaques et peu regardante sur le respect des droits humains. Le régime de non-droit pour les populations et d’abus de pouvoir par les consortiums d’investisseurs apparaît même comme un avantage comparatif pour ces derniers.   

Face aux débats et tensions qui accompagnent le développement des acquisitions de terres agricoles, plusieurs initiatives ont été prises par les organisations internationales. La FAO, l’IFAD, la CNUCED et la Banque mondiale ont édicté des Principes pour des investissements agricoles responsables, et la FAO est en train de finaliser des Directives volontaires sur la gouvernance responsable des régimes fonciers des terres, pêches et forêts. Que peut-on attendre de telles mesures censées mieux prendre en compte les besoins des populations pauvres? Les enseignements des processus dits participatifs introduits dans les années 1990 dans la lutte contre la pauvreté permettent d’apporter des éléments de réponse. La consultation des populations lors de séances de recueil d’avis et doléances donne des résultats peu convaincants en matière de réduction de la pauvreté. En effet, ces processus n’ont trop souvent aucune portée au niveau des prises de décision. La participation permet, au mieux, la mise en cause des rapports sociaux et des modes d’exercice du pouvoir producteurs d’inégalités, mais certainement pas leur remise en cause. Vantée pour des vertus intrinsèques - la vérité sortirait de la bouche des pauvres - et emblématisée comme la marque d’une avancée démocratique, la dite participation ne confère pas de droits aux populations, et on est en droit de se demander si cet exercice ne concourt pas plutôt à conférer encore plus d’autorité aux gouvernants, dont les politiques publiques sont ainsi légitimisées par des « consultations larges et à tous les niveaux ».

Les codes de bonne conduite pour les acquisitions massives de terres agricoles peuvent-ils donner des résultats différents ? Si à la lecture des principes – consentement préalable des populations, transparence des négociations, respects des droits fonciers existants, partage des bénéfices, etc. – ces codes sont irréprochables, il en va tout autrement quand on procède à l’analyse des modes d’exercice du pouvoir et des rapports de force dans les régions cibles des investisseurs. Comme le montrent Borras et Franco (2010), aucun élément ne laisse postuler que de tels codes puissent permettre aux populations locales de s’opposer ou même de négocier avec les consortiums d’investisseurs associés aux gouvernements des pays hôtes. Les appels à la responsabilité traduisent d’ailleurs l’aveu d’impuissance de ceux qui les formulent à l’adresse d’entreprises transnationales sur lesquelles ils n’ont aucune prise. L’analyse de Paul Mathieu, expert de la FAO, est éloquente quand il explique, à propos de la possibilité de minimiser « les risques d’exclusion des petits producteurs de leurs terres et de la production agricole », que « (…) cela demande des choix volontaristes, cela ne va pas se faire spontanément » (Défis Sud, 2009). On doit alors se poser la question de la fonction de ces codes. Il est même difficile de leur accorder la présomption d’innocence puisque, une fois lancé, le débat autour de leur mise en oeuvre concourt à évincer la question de la rationalité des concessions foncière et des risques qu’elles représentent pour les populations les plus vulnérables. On discute ainsi des meilleurs moyens de mise en œuvre, du dosage entre appels à la responsabilité et mécanismes de contrôle, sans jamais franchir le pas de la justiciabilité des actions des entreprises et des gouvernements contractants. La réflexion sur les modalités de la transparence élude ainsi la question des impacts sur les populations locales (Borras et Franco, 2010). On peut donc craindre que les codes de bonne conduite et autres initiatives se réclamant de la responsabilité des entreprises ne favorisent plutôt le développement de ces concessions (Zoomers, 2010). Les principes volontaires relatifs à cette nouvelle vague d’acquisitions foncières risquent ainsi de s’ajouter à la liste des nombreux domaines où, tel l’arsenal pour la gouvernance environnementale et les droits des populations autochtones (Larsen, 2012), la prolifération de déclarations, d’engagements, de principes directeurs et d’institutions ad hoc, n’a pas modifié de façon tangible les mécanismes qui produisent et reproduisent la pauvreté. Cette situation pose la question de l’inefficacité – la vacuité devrait-on dire ? - d’une approche non contraignante du droit.

Le droit à l’alimentation : un outil efficace pour lutter contre la faim ?

Le droit à l’alimentation est un droit humain fondamental, qui a été consacré pour la première fois en 1948, à l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il a ensuite été consacré à l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) en 1966, avant d’être réaffirmé dans la Déclaration et le Plan d’action du sommet mondial de l’alimentation en 1996. En 2002, quand les Etats et la FAO ont constaté que les chiffres de la faim continuaient d’augmenter malgré les engagements pris de réduire de moitié le nombre (au sommet mondial de l’alimentation de 1996) et la proportion (dans les Objectifs du millénaire pour le développement en l’an 2000) de personnes sous-alimentées, ils ont décidé de changer de paradigme et de passer d’une approche de la lutte contre la faim basée sur la sécurité alimentaire à une approche basée sur le droit à l’alimentation (Barth Eide, 2005). Cette décision s’est notamment traduite par l’élaboration de directives sur le droit à l’alimentation entre 2002 et 2004, dans le but de donner des orientations pratiques aux Etats sur la meilleure façon de réaliser les objectifs de 1996. Basées sur le droit international contraignant, les directives sur le droit à l’alimentation ont été adoptées à l’unanimité par le Conseil de la FAO en novembre 2004 (FAO, 2004).

Dans plusieurs documents de référence, le droit à l’alimentation a été interprété comme le droit de toute personne de pouvoir s’alimenter par ses propres moyens, dans la dignité (Ziegler, 2008, par. 18). Il a également été défini comme « le droit d'avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d'achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d'angoisse, satisfaisante et digne » (Ziegler, 2001).

La reconnaissance du droit à l’alimentation en droit international implique des obligations juridiques contraignantes pour les Etats (Ziegler et al., 2011). Parmi celles-ci, l’obligation de protéger l’accès aux ressources productives, notamment la terre, l’eau, les semences, ainsi que des conditions de travail dignes pour que toute personne ait accès à une alimentation adéquate. En le faisant, les Etats doivent accorder une attention particulière aux droits des personnes et des groupes les plus vulnérables, y compris les femmes. Selon les directives sur le droit à l’alimentation, le droit à l’alimentation protège le droit des populations paysannes à l’accès aux ressources productives ou aux moyens de production, y compris la terre, l’eau, les semences, les microcrédits, les forêts, les pêches et le bétail (directive 8). Dans les mêmes directives, les Etats ont affirmé ce qui suit :
« Il convient que les États mettent en œuvre des politiques globales, non discriminatoires et rationnelles dans les domaines de l'économie, de l'agriculture, des pêches, des forêts, de l'utilisation des terres et, selon les besoins, de la réforme agraire, permettant aux agriculteurs, pêcheurs, forestiers et autres producteurs d'aliments, notamment aux femmes, de tirer un juste revenu de leur travail, de leur capital et de leur gestion, et encouragent la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, y compris dans les zones marginales. » (directive 2.5)

Dans les mêmes directives, les Etats ont interprété leurs obligations juridiques contraignantes de respecter, de protéger et de réaliser le droit à l’alimentation de la manière suivante :
« Il convient que les Etats respectent et protègent les droits des particuliers concernant des ressources telles que la terre, l’eau, les forêts, les pêches et le bétail et ce, sans aucune discrimination. Le cas échéant, il convient que les Etats mettent en œuvre, dans le respect de leurs obligations en matière de droits de l’homme et des principes du droit, des réformes foncières et autres politiques de réforme, en vue de garantir un accès rationnel et équitable à la terre et de renforcer la croissance au bénéfice des populations démunies. (…) Il convient également que les Etats assurent aux femmes un accès sûr et égal aux ressources productives telles que le crédit, la terre, l’eau et les technologies adaptées, ainsi qu’un contrôle sur ces ressources et la jouissance des bénéfices en découlant. » (directives 8.1 et 8.6).

Depuis 2004, plusieurs Etats ont créé un cadre institutionnel et législatif pour concrétiser les directives au niveau national. Parmi ces Etats, le Brésil offre certainement le meilleur exemple (FAO, 2006). Le 16 octobre 2005, à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation, le Président Lula a signé une lettre dans laquelle il a exprimé son engagement de réaliser le droit à l’alimentation en se basant sur les directives adoptées au sein de la FAO. Cette lettre a ensuite été signée par plus de 200 institutions publiques. Le 15 septembre 2006, le Congrès national brésilien a adopté une loi créant un système national de sécurité alimentaire et nutritionnelle, qui reconnaît en détail le droit à l’alimentation et les obligations corrélatives de l’Etat. Et en février 2010, le Brésil a amendé sa Constitution pour y consacrer le droit à l’alimentation comme un droit fondamental.

Dans une étude publiée en 2009, l’ONG ActionAid a classé cinquante et un pays en fonction de l’efficacité de leurs politiques de lutte contre la faim. Le Brésil a été classé au 1er rang des vingt-neuf pays en développement évalués, car il a adopté une approche de la lutte contre la faim basée sur le droit à l’alimentation, il a investi dans l’agriculture durable et les programmes sociaux, et il a réduit la malnutrition infantile de 73% au cours des deux mandats du Président Lula.

Le droit à l’alimentation représente également un outil pour lutter contre les violations des droits humains entraînées par les acquisitions de terres à large échelle. En mars 2010, en réponse à ce phénomène, le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, a présenté un ensemble de onze principes que les Etats doivent respecter – en vertu du droit international contraignant – en négociant les contrats de concessions et en utilisant la terre obtenue grâce à ces contrats (De Schutter, 2010). Ces principes incluent les obligations de consulter et d’informer les populations locales, de réaliser des études d’impacts, de faire bénéficier la population locale des investissements et des places de travail créées tout en leur garantissant un revenu suffisant, de vendre une partie, même minime, de la production sur les marchés locaux, de protéger les droits spécifiques des populations autochtones et de protéger les droits des travailleurs agricoles salariés, et de garantir l’accès à des recours effectifs en cas de violations des droits humains. S’il est trop tôt pour évaluer l’influence concrète des principes présentés par Olivier de Schutter, il est intéressant de noter qu’ils sont d’ores et déjà utilisés par l’ensemble des acteurs (Etats, entreprises et ONGs) quand ceux-ci discutent de l’impact des acquisitions de terres sur les populations locales.

Comme le démontre une jurisprudence importante au niveau national et au niveau régional - notamment en Afrique et en Amérique latine où le droit à l’alimentation et le droit à la terre des populations indigènes ont été protégés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Golay, 2009, 2011) -, le droit à l’alimentation pourrait également être utilisé pour prévenir des violations ou obtenir des réparations devant des juges en cas de violations des droits humains liées à l’acquisition de terres à large échelle.

En conclusion

En dépit de la reconnaissance de l’importance des droits pour la compréhension des phénomènes de production et de reproduction des inégalités d’accès aux ressources qui sont la cause principale de la pauvreté, et des travaux empiriques qui attestent de l’ampleur et de la systématisation des pratiques de passe-droit des uns et de violations des droits des autres, la place accordée à la réalisation - et non à la seule affirmation théorique - des droits économiques, sociaux et culturels demeure marginale dans les actions des organisations dominantes de la communauté internationale. La position de la Banque mondiale et de la FAO sur les acquisitions de terres agricoles à grande échelle en fournit une bonne illustration.

Si la promulgation de droits à la terre ne saurait être la panacée en matière d’équité sociale et de réduction de la pauvreté, on peut affirmer que les régimes de dénis et violations dont sont victimes les uns et de passe-droits et impunités dont bénéficient les autres, concourent au maintien des populations pauvres dans leur condition. Le risque de fracture juridique est également réel entre ceux qui ont les moyens financiers ou les connaissances nécessaires pour faire valoir leurs droits - ou faire valoir de nouveaux droits comme les droits de propriété de la terre au Cambodge - et les autres pour qui la loi symbolise davantage la sanction que la défense et la protection.

Les acquisitions de terres à large échelle procèdent de logiques d’extraversion qui risquent de ne bénéficier, hormis les investisseurs étrangers, qu’aux représentants des autorités locales et nationales qui en gèrent les rentes. Cette situation appelle des politiques volontaristes de la part des Etats pour protéger les populations locales.

Si les limites des principes volontaires sautent aux yeux dans ce contexte, la revendication et la protection d’un droit contraignant, tel le droit à l’alimentation, offre des opportunités plus intéressantes pour les communautés locales et les acteurs qui les appuient. Mis en œuvre par un gouvernement progressiste, comme au Brésil, promu par un expert indépendant au pouvoir de persuasion indéniable, comme le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation Olivier de Schutter, ou protégé par des juges nationaux ou régionaux, comme sur le continent interaméricain, le droit à l’alimentation représente un certain potentiel pour prévenir les violations des droits humains et remédier à d’autres, y compris lorsque celles-ci sont liées aux acquisitions de terres à large échelle. Mais il ne pourra certainement pas remettre en cause le phénomène, ni même en atténuer les conséquences les plus graves.

Références

•    ACTIONAID, Who’s Really Fighting Hunger?, 2009.

•    BANQUE MONDIALE, La Banque mondiale et les droits de l’homme, Actualités-Média, 7 décembre 2006.

•    BARTH EIDE W., « From food security to the right to food »in W. Barth Eide, U. Kracht (eds), Food and Human Rights in Development. Legal and Institutional Dimensions and Selected Topics, Antwerpen/Oxford, Intersentia, 2005, pp. 67-97.

•    BORRAS S., FRANCO J., « Codes de bonne conduite: une réponse à l’accaparement des terres ? », Alternatives Sud-Pression sur les terres: devenir des agricultures paysannes, 2010, 17(3), pp. 57-78.

•    COLLIER P., The Bottom Billion, Oxford, Oxford University Press, 2007.

•    DA VIÀ E., The Politics of « Win-Win »Narratives: Land Grab as Development Opportunity, paper presented at the Conference on Global land Grabbing, Institute of Development Studies, University of Sussex, 6-8 April 2011.

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