La Chine en quête d'une « société harmonieuse »

Par Amandine MONTEIL
Comment citer cet article
Amandine MONTEIL, "La Chine en quête d'une « société harmonieuse »", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 25/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/la-chine-en-quete-dune-societe-harmonieuse

Un paysage institutionnel en recomposition

La constitution de la lutte contre la pauvreté en enjeu politique est allée de pair avec la montée en puissance de l’action d’organisations non gouvernementales. L’amélioration de leur statut juridique est essentielle aux organisations caritatives menacées de voir leurs activités stoppées du jour au lendemain sous prétexte d'illégalité. Elle permettrait également à celles-ci d’accroître leurs capacités à lever des fonds. Dans les années 1980, l’implication des organisations « non-gouvernementales » (fei zhengfu zuzhi), « à but non lucratif » (fei yingli zuzhi) ou « populaires » (minjian zuzhi), dans des actions de lutte contre la pauvreté s’est exercé dans un vide juridique quasi-complet et à la faveur d’un certain laissez-faire, auquel les événements de Tian’anmen ont mis provisoirement un sérieux coup de frein (Wang 2007). La tournée dans le Sud (nanxun) de Deng Xiaoping en 1992 et la Conférence de Pékin sur les femmes de 1995 donnent un nouvel élan au développement du « tiers secteur » (disan bumen), dans un contexte de forte mobilisation contre la pauvreté rurale : les fondations publiques et les organisations de masse (surnommées  GONGOs : Government Operated Non-Governmental Organizations) lancent des programmes de grande ampleur, les organisations intergouvernementales et ONG étrangères montent des partenariats avec des organismes locaux et quelques initiatives de terrain commencent à émerger. En 1998 puis en 2004, le Conseil des affaires de l’État et le ministère de l’Intérieur affinent les cadres de la réglementation du tiers secteur ébauchée en 1988. En 2011, à titre expérimental, certaines provinces permettent aux ONG de s’enregistrer directement auprès de leur bureau des Affaires civiles, sans avoir au préalable à obtenir la tutelle d’un ministère ou d’une institution publique.

L’intégration croissante de la Chine aux flux mondiaux bénéficie aussi au tiers secteur, lui apportant un accès accru à des ressources financières, méthodologiques, théoriques et argumentaires. Le séisme du Sichuan de 2008 a donné un nouvel élan au développement des organisations caritatives chinoises. Au-delà de l’afflux record de dons et de volontaires, il leur a fourni une occasion inédite d’apprendre à coopérer d'une part les unes avec les autres et de l'autre avec les autorités (Teets 2009). Immédiatement après le séisme, deux réseaux d’ONG ont entrepris de coordonner les initiatives des ONG en liaison avec les autorités locales : l’un a dû cesser ses activités au bout de quelques jours mais l’autre, initié par une association locale (fondée en 2003 et originellement spécialisée dans les questions environnementales et la promotion d’une agriculture durable) et par des sociologues de l’Académie des sciences du Sichuan, poursuit ses activités trois ans plus tard, bien que le réseau n’ait toujours aucun statut légal. Signe d’une ouverture accrue, certaines GONGOs ont commencé à octroyer des financements à des ONG à la suite de la catastrophe.

Dans le cas du séisme de 2008, si les autorités locales ont coopéré avec les ONG, c’est parce que celles-ci apportaient des fonds et un savoir-faire dont les cadres locaux avaient conscience de manquer. Mais la recherche de complémentarités se heurte souvent aux résistances des gouvernements locaux qui, lorsqu’ils ont les moyens de gérer eux-mêmes leurs politiques sociales, sont peu enclins à en « sous-traiter » des éléments à des ONG. Le slogan de « socialisation » (shehuihua), encourageant la mobilisation des ressources non-publiques – donations individuelles, mécénat d’entreprises, loteries charitables, « supermarchés du cœur » gérés par des ONG ou des entreprises, etc. – a ainsi surtout prospéré à la faveur de la crise fiscale du début des années 2000 (Shue 2011). La réforme des comités de quartier s’inscrit aussi dans cette perspective de transfert de la mise en œuvre de certaines politiques publiques – notamment la lutte contre la pauvreté – à des « communautés » (shequ) non-gouvernementales incitées à s’appuyer sur les ressources humaines et matérielles du quartier, tout en recevant leurs ordres de l’administration (Monteil 2010).

L’émergence d’une responsabilité sociale ?

Outre ces enjeux d’institutionnalisation, l’émergence d’un tiers secteur est également conditionnée par une implication accrue des citoyens, tant en termes de financements que de mobilisation de ressources humaines. Or celle-ci demeure pour l’instant limitée.

Il est tentant d’opposer une tradition philanthropique occidentale  enracinée dans la charité chrétienne à des solidarités chinoises qui se limiteraient à des réseaux d’interconnaissance – famille, clan, village, communauté religieuse, voisinage. Dans son acceptation traditionnelle (sensiblement différente de celle actuellement promue par le Parti), la notion d’harmonie, en mettant l’accent sur l’importance des relations sociales et familiales concrètes, est éloignée du concept occidental de « citoyenneté » (Vermander 2008).

Pourtant, la Chine dispose bel et bien d’une riche palette de ressources culturelles et éthiques susceptible de nourrir le développement d’organisations caritatives ou d’une économie sociale et solidaire, qu’il s’agisse de concepts confucianistes, taoïstes ou bouddhistes ou des pratiques d’associations de bienfaisance, dont l’existence est attestée, par exemple, pour les monastères bouddhiques, par un décret impérial de l’ère chang’an (701-704) qui entendait les contrôler (Gernet 1956).

Le manque de participation du grand public aux activités caritatives non-gouvernementales tient aussi à une relative méconnaissance, à laquelle l’essor de l’Internet et des réseaux sociaux commence à remédier. Il existe également une certaine méfiance à financer des structures dont l’activité demeure faiblement réglementée. Divers scandales récents ont aggravé cette défiance, comme le supposé détournement par l’actrice Zhang Ziyi de fonds qu’elle aurait récoltés au profit des victimes du séisme du Sichuan. La révélation par la presse hongkongaise, en août 2011, d’un soupçon de détournement par la Croix rouge chinoise de dons destinés au traitement d’une fillette atteinte de leucémie a encore terni la réputation déjà controversée de cette puissante institution. L’annonce conjointe du ministère des Finances et de celui des Affaires civiles, fin novembre 2011, d’une intensification de l’audit financier des fondations et de la préparation d’une nouvelle réglementation vise à rétablir la confiance, alors que, de janvier à  octobre 2011, le montant des dons pour les fondations publiques collectés par le ministère des Affaires civiles a été inférieur d’un tiers à ceux reçus au cours de la même période l’année précédente.

La proximité entre organisations caritatives et gouvernementales fausse aussi les motivations des donateurs. Loin d’être entièrement spontanées mais principalement motivées par une prise de conscience des responsabilités sociales, les donations semblent amplifiées par une forte pression sociale, voire politique. Dans les jours qui ont suivi le séisme du Sichuan, des listes nominatives des donateurs et des montants offerts par chacun ont par exemple été publiés par voie de presse ou affichées devant des bureaux de comités de quartier de Chengdu. Depuis 2003, la presse publie un classement des entrepreneurs finançant des activités caritatives (Teets 2009). L’essor de l’Internet et des réseaux sociaux contribue certainement à accroître la publicité et donc l’impact de telles initiatives. Par ailleurs, le financement d’activités sociales par les entreprises semble aussi constituer un moyen d’obtenir des réductions fiscales ou d’autres avantages (Shue 2011).

De même, le développement du volontariat ne relève pas uniquement d’un altruisme croissant. Dans un article de 2006, le Zhongguo Xinwen Zhoukan fustigeait ainsi la gestion des volontaires accueillis par des fondations publiques ou des comités de résidents (les organisations non gouvernementales n’accueillant encore qu’une infime minorité de volontaires), en soulignant que ceux-ci étaient surtout attirés par un salaire à peine inférieur à celui d’un vrai travail et par diverses incitations matérielles (par exemple l'amélioration de leurs notes pour les étudiants) plutôt que par un véritable intérêt pour des causes sociales. Le volontariat apparaît parfois comme un pis-aller dans une époque de chômage des jeunes diplômés (leur nombre a quintuplé entre 1999 et 2006). Ces derniers sont aussi encouragés à aller enseigner une année dans un village pauvre, en échange d’un petit salaire et parfois de la promesse d’un remboursement par le gouvernement de leur prêt étudiant – une mesure non coercitive, mais qui n’est pas sans rappeler l’envoi des jeunes à la campagne entrepris sous Mao.

Le développement des activités caritatives non-gouvernementales en Chine ne procède donc pas seulement de l’éveil d’une conscience citoyenne – à supposer même que pareil éveil soit une réalité. Il n’est pas pour autant une simple manœuvre du Parti pour perpétuer son emprise sur le « marché du sens » (Vermander 2010). Il survient plutôt à la croisée de stratégies individuelles, de reconfigurations sociales et de préoccupations étatiques. Il exprime au fond les contradictions d’une société chinoise en quête tout à la fois de prospérité, d’égalité et de participation, à la recherche d'une hiérarchisation de ces priorités et de l'attitude à adopter face à leur possible impact politique. Si pareil développement s’inscrit dans le discours sur la construction d’une « société harmonieuse », il conteste pourtant les principes sur lesquels ce modèle est officiellement fondé.