La Chine en quête d'une « société harmonieuse »

Par Amandine MONTEIL
Comment citer cet article
Amandine MONTEIL, "La Chine en quête d'une « société harmonieuse »", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], consulté le 26/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/la-chine-en-quete-dune-societe-harmonieuse

« Laissons quelques personnes devenir riches en premier »

Les réformes initiées dès la fin des années 1970 par Deng Xiaoping ont visé à encourager la création de richesse par la maximisation des profits individuels, avec l’espoir de générer un effet d’entraînement induisant une élévation générale du niveau de vie. Au-delà de la transformation des règles du jeu économique, elles ont constitué aussi un tournant idéologique et culturel. Lorsque Deng Xiaoping affirme que « la pauvreté n’est pas le socialisme » (pinkun bu shi shehuizhuyi), il se démarque de l’héritage maoïste, puisqu'à l’époque, identifier un groupe spécifique de population comme « pauvre » était non seulement peu pertinent du fait de la faiblesse de la différence de niveau de vie entre les personnes vivant dans un même espace, mais aussi à cause de la prégnance du discours égalitariste. Aujourd’hui encore, pour les générations les plus âgées, les termes « personnes pauvres » (pinmin) et « gens ordinaires » (laobaixing) sont parfois utilisés de façon interchangeable (Cho 2010).

Ce n’est qu’à partir des années 1980, que la pauvreté est peu à peu devenue un problème social et a été érigée en objet des politiques publiques. Auparavant, seul un nombre très marginal de « familles particulièrement pauvres » (tekun hu) ou de « trois sans » (sanwu : sans travail (incapables de travailler), sans aide familiale et sans moyen de subsistance) bénéficiaient d’une aide sociale, au demeurant très limitée (Wong, 1998).

Dans un premier temps, la lutte contre la pauvreté (fupin) a essentiellement visé à promouvoir le décollage économique des zones rurales « attardées », par un développement de la croissance économique et, de manière supplétive, des programmes ciblés d’aide aux zones identifiées comme particulièrement pauvres. Le Plan 8-7 de lutte contre la pauvreté, adopté en 1994, fixait ainsi l’objectif de sortir 80 millions de personnes de la pauvreté en sept ans dans 592 « cantons pauvres » (pinkun xian) à travers un soutien au développement d’activités agricoles et non-agricoles – notamment par le microcrédit, des investissements dans les infrastructures (routes, électricité, accès à l’eau potable) et des efforts pour améliorer la scolarisation et l’accès aux soins. En 2001, le Plan décennal pour la réduction de la pauvreté et le développement de la Chine rurale prend le relais, tandis qu’un programme spécifique de Développement de l’Ouest  est adopté en 2000, pour concentrer les efforts sur les provinces occidentales. Cette approche est prolongée, fin 2011, par l’annonce d’un nouveau plan décennal visant à « abolir la pauvreté rurale » à l’horizon 2020.

Les cadres locaux, sommés de promouvoir au plus vite le décollage économique de leur localité, donnent souvent la priorité aux résultats de court terme, au détriment d’une approche plus durable du développement. Autre effet pervers de la pression développementaliste qui pèse sur des responsables locaux n’ayant pas vraiment de marge de manœuvre fiscale, ces derniers sont obligés de recourir à la vente de terres arables pour financer les services publics qui leur incombent. Ceci menace à moyen terme l’équilibre écologique et la sécurité alimentaire, tout en avivant les tensions sociales, en particulier lorsque les « expropriations » ne donnent pas lieu à des indemnisations suffisantes (Wu, 2008). La poursuite louable de l’objectif de développement local, censé réduire la pauvreté, avive alors les tensions sociales…

Cap sur la « société harmonieuse »

Si les réformes économiques ont présidé à une élévation générale du niveau de vie, elles ont aussi engendré une forte augmentation des inégalités, attestée notamment par le niveau du coefficient de Gini, qui est parmi les plus élevés au monde. Avec l’arrivée au pouvoir en 2002 de Hu Jintao et Wen Jiabao, l'enjeu de la pauvreté et de la lutte contre les inégalités passe au premier plan du discours public. L’élaboration d’un système de protection sociale, jusqu’alors considérée comme un luxe, est notamment placée en tête de l’agenda. À un modèle de développement fondé sur le primat de la croissance économique est censé succéder une approche « centrée sur l’Humain » (yi ren wei ben). Le terme de « société harmonieuse », popularisé par la quatrième session plénière du seizième comité central du Parti communiste de septembre 2004, vient souligner la nécessité d’une meilleure gestion des inégalités et de l’adoption d’une approche plus globale et transversale du développement, incluant, au-delà de la dimension économique, des volets sociaux, moraux et environnementaux.

La pauvreté n’est plus conçue comme un phénomène résiduel découlant de résistances au développement. Peu à peu émerge une réflexion sur le lien entre croissance économique et exacerbation des inégalités sociales. L’apparition de l’expression « groupes vulnérables » (ruoshi qunti) dans le Rapport de travail du gouvernement de 2002 témoigne de la reconnaissance par les autorités du défi que constituent les nouvelles formes de pauvreté qui touchent aussi bien d'anciens employés du secteur public, des paysans privés de terre et des migrants ruraux que de jeunes diplômés au chômage. Alors que dans la Chine maoïste, les sanwu étaient caractérisés par une incapacité à travailler (par exemple pour cause de handicap), les nouveaux pauvres sont généralement aptes au travail. Ce sont donc souvent des facteurs indépendants de leurs aptitudes physiques et leur bonne volonté qui les maintiennent loin de l’emploi formel.

Même si les travailleurs sociaux mettent encore l’accent sur la responsabilité individuelle et la nécessité pour les chômeurs de se débarrasser de leurs « mentalités d’assistés » (yilai sixiang) pour trouver plus facilement un poste, la responsabilité des tensions structurelles du marché du travail ainsi que de certains problèmes institutionnels commence à être reconnue. L’abolition du système de l’enregistrement résidentiel (hukou), pierre d’angle des discriminations à l’encontre des migrants ruraux, n’est pas encore à l’ordre du jour, mais la défense des « droits légaux » (hefa quanyi) de ces derniers est officiellement encouragée. De même, fin décembre 2011, Wen Jiabao s’est élevé contre la « pauvreté en droits » (quanli pinkun) des paysans, en référence au problème de l’insécurité juridique découlant de la réglementation actuelle sur la propriété et l’usage des terres.

L’évolution du regard sur la pauvreté s’est traduite, dans les années 2000, par la mise en œuvre de mesures favorables au monde rural (abolition de la taxe agricole en 2006, bourses scolaires et constructions d’internats, investissements dans les infrastructures…) et la montée en puissance des efforts visant à créer un filet minimal de protection sociale, en faveur des populations urbaines comme rurales.

À partir de la fin des années 1990, le démantèlement des unités de travail – ces unités de production publiques ou collectives au sein desquelles étaient également gérés les besoins sociaux, culturels et médicaux des employés – a réduit la capacité des citadins à se faire soigner, la privatisation partielle du système de santé accroissant, simultanément, le prix des soins et des médicaments. Cela a imposé un remaniement des dispositifs de sécurité sociale. Entre 1998 et 2010, le nombre de participants à la branche retraite de la sécurité sociale urbaine a plus que doublé (passant de 112 à 257 millions d’assurés), tandis que celui des affiliés à la branche santé est passé de 19 à 433 millions. Alors que, dans les années 1990, seuls les employés du secteur public et collectif bénéficiaient des assurances sociales, diverses initiatives pour fournir une couverture minimale aux autres résidants urbains ont été mises en œuvre dans les années 2000, d’abord en direction des salariés du secteur privé, puis des citadins non-salariés (auto-entrepreneurs, travailleurs informels, élèves et étudiants) et des migrants ruraux. Ces efforts sont allés de pair avec la mise en place progressive d’un système d’assurance-retraite dans les campagnes et la création, à partir de 2003, de « nouvelles coopératives médicales rurales » (xinxing nongcun hezuo yiliao).

L’objectif défini en 2009, est d’atteindre au plus vite une couverture médicale de base dite universelle (quanmin jiben yibao). D’après l’Organisation mondiale de la santé, entre 2003 et 2009, la proportion de Chinois affiliés à l’un des dispositifs publics d’assurance-santé est en effet passée de 15% à plus de 90%. Une réalisation impressionnante mais qui ne doit pas faire oublier que la mise en place d’une « protection sociale universelle » procède davantage de la juxtaposition de dispositifs disparates et catégoriels que de la création d’un système unifié susceptible de garantir à tous les mêmes droits sociaux. Par ailleurs, la faiblesse des prestations octroyées dans le cadre de la sécurité sociale comme des aides disponibles au titre de l’assistance médicale  gérée par les bureaux des affaires civiles des localités, explique la persistance d’un très grave manque d’accès des plus défavorisés au système de santé (Zhang 2010).

Les années 2000 ont également été marquées par le développement du dispositif de « revenu minimum garanti » (dibao), prévoyant le versement d’une allocation mensuelle aux familles pauvres de façon à leur permettre d'atteindre le seuil de pauvreté local. Initié en 1997 dans les villes et en 1999 dans quelques localités rurales pilotes, le dispositif n’a pris de l’ampleur qu’à partir de 2001 en zone urbaine et cinq ans plus tard en zone rurale. Fin 2010, 77 millions de personnes en bénéficiaient.

Il serait pour autant prématuré de conclure sur une conversion du régime aux politiques sociales et au système de redistribution comme l’illustre la concurrence entre les « modèles » de Chongqing et de Canton. Chongqing bénéficie depuis 2007 de transferts massifs du gouvernement central, ayant notamment servi à financer un grand programme de logement social et un dispositif de « tickets de transaction sur la terre » (dipiao), permettant aux paysans d’échanger des droits sur des terres à la campagne contre un logement en ville (Lafarguette 2011). Là où Chongqing accorde la priorité à la recherche de l’équité, cherchant à « d’abord bien partager le gâteau avant d’en fabriquer davantage », Canton met l’accent sur la « fabrication du gâteau » comme préalable indispensable à tout partage, concentrant ses efforts sur un meilleur fonctionnement du marché, de l’État de droit et le développement d’une société civile (Chan 2011).