Eau, conflit, coopération

Par Katarina CSEFALVAYOVA
Comment citer cet article
Katarina CSEFALVAYOVA, "Eau, conflit, coopération", CERISCOPE Environnement, 2014, [en ligne], consulté le 25/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part2/eau-conflit-cooperation


Bien que nous vivions sur une planète couverte, pour l’essentiel, de nappes d’eau, nous sommes préoccupés par sa rareté : l’eau douce ne représente en effet que 2,5 % des réserves totales d’eau sur Terre, le reste étant formé par les mers et les océans. De surcroît, environ 70 % de cette eau douce se présente sous forme de glace, de couverture neigeuse ou de pergélisol. Ainsi, seul 0,75 % du volume total d’eau est à la disposition des populations et des autres organismes vivants non marins pour leur subsistance. La majeure partie de cette eau disponible se trouve cachée dans les profondeurs de la Terre, tandis qu’une partie est à la surface sous forme de rivières, une autre partie dans les plantes et le reste dans le sol et dans l’atmosphère.

Si le volume moyen d’eau douce accessible est approximativement de l’ordre de 6 900 m3 par personne par an (Lasserre 2009), ce chiffre masque une disponibilité inéquitable de l’eau dans l’espace et dans le temps, ainsi que d’importantes disparités en termes de qualité.

La distribution des ressources d’eau douce sur la planète peut être qualifiée d’extrêmement inéquitable, à double titre. Tout d’abord, 60 % des ressources sont détenues par neuf pays seulement, et parmi eux, seuls le Brésil, le Canada, l’Indonésie, la République démocratique du Congo, la Colombie et la Russie sont excédentaires en la matière eu égard aux besoins de leur population (The Economist 2010).

A cette disparité entre pays s’ajoute une disparité entre les différentes régions d’un même pays. Pour ne citer qu’un exemple frappant, la Chine dispose d’un volume moyen de 2 259 m3 d’eau par habitant et par an. Dans ses régions humides du sud, ce volume atteint 32 000 m3, tandis qu’il n’est que de 525 m3 dans ses régions arides du nord (Lasserre 2009). De nombreux pays disposent de ressources en eau globalement suffisantes mais font face à des pénuries d’eau pendant certaines saisons de l’année. Le problème de la distribution inégale de l’eau dans le temps affecte généralement des pays dont le climat se caractérise par l’alternance de périodes de sécheresse et de pluie.

Outre les volumes d’eau disponibles dans les différentes régions, la qualité de l’eau constitue un autre paramètre non négligeable. Elle peut être altérée par la pollution liée à l’activité agricole ou industrielle, ou par la présence de micro-organismes ou de bactéries d’origine naturelle impropres à la consommation humaine, voire même dangereuses pour la santé. En fonction du degré de pollution ou de contamination de sa source, l’eau peut s’avérer impropre à une consommation directe, même à des fins agricoles.

Les hydrologues évaluent la rareté de l’eau dans les différentes régions en fonction des volumes disponibles par an et par habitant. Il est établi qu’une région souffre de rareté de l’eau lorsque la disponibilité de l’eau par habitant y est inférieure à 1 700 m3/an, de pénurie d’eau lorsqu’elle y est inférieure à 1 000 m3/an, et d’insuffisance absolue en eau lorsqu’elle y est inférieure à 500 m3/an.

L’exacerbation de la rareté hydrique due à la croissance démographique, à l’amélioration du niveau de vie et à l’intensification de la production économique observées au niveau mondial a engendré de fortes pressions concurrentielles en matière de consommation d’eau ces dernières décennies. En découlent des problèmes croissants dans la répartition des ressources hydriques transfrontalières, dont l’usage partagé par plusieurs pays fait souvent l’objet de discordes.

De par sa nature et les multiples usages qui peuvent en être fait, le cours d’eau est voué à devenir un potentiel objet de litiges s’il traverse plusieurs pays. En cas de partage d’un cours d’eau, les différents pays riverains se trouvent nécessairement en positions inégales, chaque pays se retrouvant largement dépendant de l’utilisation du fleuve par les pays d’amont. Cet état de fait favorise donc nécessairement les pays situés sur le cours supérieur, et place les pays situés plus près de son embouchure dans une situation désavantageuse.

Tout cours d’eau à caractère transfrontalier fait partie des territoires souverains de plusieurs pays. De ce fait, pour chacun de ces pays, il constitue une ressource naturelle appartenant au territoire sur lequel l’Etat exerce son pouvoir souverain, ce qui lui permet une libre utilisation du fleuve. Cependant, le caractère dynamique de la ressource pose problème car cette ressource, qui appartient à l’Etat A sur son cours supérieur, appartiendra ensuite à l’Etat B après avoir quitté ses frontières, avant d’appartenir à l’Etat C, et ainsi de suite. Cette mobilité de l’eau en tant que ressource naturelle bat en brèche les principes juridiques et politiques bien enracinés selon lesquels un Etat exerce un pouvoir plein et entier sur les ressources naturelles se trouvant sur son territoire (Bencala et Dabelko 2008). Il est alors souhaitable que les pays riverains utilisent le cours d’eau international en tenant compte de cette réalité, dussent-ils agir parfois à l’encontre de leurs intérêts propres.

En effet, un même cours d’eau éveille souvent des intérêts divergents entre les différents pays riverains, intérêts qui sont fonction des usages qu’ils ont du fleuve. Si la navigation ou les loisirs nautiques, par exemple, n’altèrent pas la gestion du cours d’eau, d’autres usages peuvent entraîner des transformations qualitatives ou quantitatives. Par exemple, la construction de barrages ou de centrales hydroélectriques affecte la régularité du cours d’eau (modifications a priori vertueuses pour l’ensemble du bassin en matière de protection contre les inondations) ; le pompage du fleuve pour irriguer les sols agricoles, produire de l’électricité ou pour tout autre usage industriel réduit son débit et génère de la pollution. Dans ces derniers cas, l’usage du fleuve par un pays modifie irrévocablement son cours sur toute sa longueur, et conditionne l’utilisation du cours d’eau par les autres pays riverains d’aval.

Plus les pays riverains sont nombreux, moins il y a de chances qu’ils parviennent tous à satisfaire pleinement et simultanément leurs besoins respectifs en mettant à profit les différentes parties du cours d’eau. La poursuite des intérêts de l’un peut contrarier ou empêcher la réalisation des intérêts des autres. Selon l’importance que les pays accordent à leurs intérêts et leurs desseins, le conflit d’intérêts peut aboutir à un litige. En règle générale, la probabilité que les intérêts conflictuels des pays débouchent sur une véritable confrontation est inversement proportionnelle au nombre de canaux dont disposent les pays pour satisfaire leurs intérêts respectifs. Lorsque deux pays manifestent sur le même cours d’eau des intérêts incompatibles ou contraires, mais qu’il existe par ailleurs des modes alternatifs de satisfaction de ces intérêts (par exemple en puisant de l’eau à des fins d’irrigation dans une autre source d’eau), les pays tendent à satisfaire leurs intérêts respectifs en évitant toute situation conflictuelle. Pour cette raison, les situations de rareté hydrique recèlent le potentiel conflictuel le plus élevé, lorsque l’usage d’un cours d’eau revêt pour un Etat un intérêt national, voire un intérêt de sécurité nationale.

Ce problème du partage de l’eau est aussi ancien que l’humanité elle-même, comme l’indique l’étymologie du mot rival (du latin rivalis, dérivé de rivus, ruisseau). Les « rivaux » désignaient alors les personnes qui avaient un usage commun d’une rivière. La problématique du partage des ressources en eau fait aujourd’hui l’objet d’une attention accrue en raison de la croissance démographique, du développement économique et de l’augmentation du niveau de vie, mais aussi à cause des changements climatiques : l’eau est une ressource naturelle qui se fait de plus en plus rare. Plusieurs hommes d’Etat ou représentants d’organisations internationales, à l’instar de John Fitzgerald Kennedy au début des années 1960 ou de Boutros Boutros-Ghali en 1991, avaient souligné la dimension hautement conflictuelle qu’allait revêtir la question hydrique, annonçant que le XXIe siècle serait le siècle des guerres de l’eau. A ce jour, si aucun conflit armé n’a eu pour cause principale le partage de l’eau, nombreux sont les bassins fluviaux où le partage transfrontalier des ressources hydriques constitue soit l’une des raisons de l’éclatement d’un conflit armé, soit une cause de tensions susceptible de déboucher sur un conflit armé. Il en va ainsi dans les bassins du Mékong, de l’Euphrate et du Tigre ou encore de l’Amou-Daria et du Syr-Daria. Dans le cadre de cet article, nous allons aborder plus spécifiquement les cas des bassins du Jourdain et du Nil.

Le bassin du Jourdain

Le bassin de Jourdain, d’une superficie totale d’environ 18 500 km2, est partagé entre Israël, la Jordanie, la Syrie, le Liban et la Palestine. Il compte parmi les régions les plus arides du monde, avec une précipitation totale annuelle moyenne de seulement 380 mm (FAO 2009). Tous les pays riverains à l’exception du Liban (dont le territoire ne représente que 4 % du bassin de Jourdain) se trouvent au-dessous de la limite de 500 m3 de volume annuel d’eau disponible par habitant, et sont donc en situation de manque absolu d’eau (Libiszewski 1995).

La rareté des ressources hydriques dans la région s’explique avant tout par les conditions naturelles locales, mais elle s’aggrave constamment sous l’effet de l’accroissement de la population (accroissement naturel élevé et immigration), de leur surexploitation et d’un taux de pollution élevé.

Outre la rivière libanaise Litani et d’autres rivières de moindre importance qui sont asséchées une partie de l’année, le Jourdain et ses affluents constituent la seule ressource d’eau de surface. Elle peut être qualifiée de ressource d’eau instable car le niveau d’eau dans son lit est sujet à des fluctuations extrêmes selon les années et les saisons. Dans son cours supérieur, le fleuve forme un bassin aquatique naturel : le lac de Tibériade (appelé aussi mer de Galilée ou lac Kinneret), situé exclusivement sur le territoire d’Israël. Depuis 1964, les Israéliens y puisent l’eau au moyen de l’Aqueduc national, canal traversant le pays du nord au sud, jusqu’au désert de Néguev, et approvisionnant en eau la majeure partie du pays. En raison de ce pompage excessif du lac de Tibériade, une baisse notable du niveau du Jourdain a été constatée. A titre d’illustration, alors que le débit du Jourdain à son embouchure dans la mer Morte était de 1 250 m3 en 1953, il oscillait en 2002 entre 160 et 200 m3 (De Villiers 2003). Ainsi, en soixante ans à peine, le volume d’eau du fleuve a été réduit à un huitième de son volume d’origine.

Ce n’est pas uniquement la quantité d’eau dans le lit de Jourdain qui pose un grave problème, mais également sa qualité. Sa teneur en sel à l’embouchure dépasse 0,2 %, ce qui la rend impropre à toute utilisation, y compris l’irrigation des champs, aucune plante agricole ne tolérant un taux de salinité aussi important.

Les ressources en eau de surface ne couvrent même pas la moitié des besoins de la région. C’est la raison pour laquelle on considère que les aquifères souterrains constituent la ressource en eau la plus importante, malgré les problèmes liés à leur repompage et à l’infiltration de l’eau d’égout, ce qui altère fortement la qualité de l’eau disponible. La faible disponibilité de l’eau dans la région, qui s’aggrave rapidement, est un important facteur additionnel de conflit dans le cadre des relations israélo-arabes, déjà minées par des différends frontaliers et des querelles culturelles et religieuses. Dans ce contexte, le partage transfrontalier des ressources hydrique demeure un sérieux problème pour la région.

Entre 1964 et 1967, le bassin du Jourdain a déjà connu ce que l’on pourrait appeler une « guerre de l’eau » compte tenu de la forme et de l’intensité du conflit opposant alors les pays riverains du fleuve. En 1959, Israël avait entamé les travaux du chantier de l’Aqueduc national, ce qui annonçait une baisse significative du volume d’eau dans le Jourdain, et donc des réserves d’eau en Jordanie. En représailles, et afin de défendre ses intérêts, la Ligue arabe s’était attelée en 1964 à la construction d’un canal de dérivation au-dessus du niveau du lac de Tibériade, qui aurait privé d’eau le projet israélien. Cela conduisit à l’éclatement d’un sérieux différend entre les Etats arabes et Israël, puis à la destruction du chantier dudit canal par les chars et raids aériens israéliens. Au cours de la guerre des Six Jours de 1967 opposant Israël à la Syrie, la Jordanie et l’Egypte, Israël a annexé de nouveaux territoires sur lesquels se trouvaient trois affluents du Jourdain ainsi que trois aquifères qui couvrent aujourd’hui encore plus de la moitié de la consommation totale d’eau du pays. Depuis lors, la propriété et la gestion des ressources hydriques régionales n’ont cessé d’alimenter des différends politiques.

Au début des années 1990, les relations arabo-israéliennes ont connu une légère détente : malgré des litiges persistants, les pays de la région ont initié une coopération dans des affaires d’intérêt pratique. Concernant la question hydrique, les différends ont dégénéré en une guerre larvée au cours de laquelle les pays ont fini par reconnaître leurs droits respectifs à l’eau, mais sans parvenir à s’accorder sur des volumes concrets. Pour cette raison, aucune coopération explicite entre les cinq Etats riverains n’a pu être mise en œuvre au sujet de l’eau, à l’exception de la conclusion d’un traité de paix bilatérale entre Israël et la Jordanie en 1994 et la constitution de la Commission mixte de l’eau (Joint Water Committee), réunissant des représentants d’Israël et de l’Autorité palestinienne.

Si l’identification des frontières des Etats juif et palestinien constitue sans doute le principal conflit de la région, la propriété des ressources d’eau est un enjeu non moins déterminant. Dans la guerre de Six Jours, Israël s’est militairement approprié des territoires décisifs en matière de ressources hydriques, qu’il s’agisse des hauteurs du Golan (d’où s’exerce le contrôle sur les affluents du Jourdain), de la Cisjordanie ou de la bande de Gaza (entités stratégiques du point de vue de la disposition des aquifères). Ce qui est sûr, c’est que la moitié de l’eau actuellement disponible en Israël provient justement de territoires situés en-dehors des frontières internationalement reconnues de l’Etat juif. Pour maintenir le statu quo, Israël s’appuie sur sa puissance économique et politique dans la région, mais aussi sur l’influence qu’elle exerce sur la scène internationale, qui tient notamment à son statut de membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques(OCDE) ainsi qu’au soutien sans faille des Etats-Unis. Par ailleurs, Israël affiche un semblant de coopération dans le bassin en concluant des traités avec les pays voisins qui non seulement ne modifient en rien la situation actuelle mais l’institutionnalisent. On peut raisonnablement supposer que tant que la question de l’accessibilité des ressources hydriques dans le bassin ne sera pas résolue, le conflit frontalier entre Israël et la Palestine ne pourra être résolu.

Le bassin du Nil

Long de 6 671 km, le Nil est le plus long fleuve du monde et son bassin s’étend sur le territoire de onze pays. C’est par conséquent la ressource hydrique commune partagée par le plus grand nombre de pays de la planète. Etant donné la diversité des conditions géographiques, écologiques et climatiques du bassin, il est difficile de le caractériser ou de le subdiviser. Deux systèmes aquatiques forment le bassin du Nil : le Nil blanc dont la source est considérée comme la vraie source du Nil, et le Nil bleu.

Le Nil blanc prend sa source dans la région lacustre équatoriale du lac Victoria et des lacs Kivu, Edward et Albert à la frontière du Rwanda, du Burundi, du Kenya, de la République démocratique du Congo, de la Tanzanie et de l’Ouganda. Il est abondamment alimenté par les pluies tropicales. Sur le territoire du Soudan, le fleuve traverse la région marécageuse Sudd en ralentissant considérablement sa course. Bien que de nombreux affluents se déversent dans cette région, le bilan hydrologique total est négatif en ces confins, car les pertes en eau dues à l’évaporation dépassent l’apport des différents affluents. Dans cette région caractérisée par des températures élevées, l’évaporation peut ponctionner des eaux du Nil jusqu’à 21 milliards de m3/an (presque 60 % de son volume total à l’entrée de la région [FAO 2014]).

Le Nil bleu prend sa source dans le lac Tana, dans les hauteurs de l’Ethiopie, et il fournit avec son affluent Tekeze jusqu’à 86 % du volume total du fleuve. Pendant les périodes d’inondations estivales, jusqu’à 95 % de l’eau du Nil provient du Nil bleu (Tadesse 2008).

Le Nil blanc et le Nil bleu confluent à proximité de la capitale soudanaise Khartoum. A partir de là et jusqu’à son estuaire, le fleuve est pratiquement sans affluents (exception faite de la rivière Tekeze susmentionnée). Dans le sud de l’Egypte, le Nil est traversé par le barrage d’Assouan, qui forme le lac Nasser d’une largeur variant de 5 à 35 km et d’une longueur allant jusqu’à 550 km.

Pour ce qui est des conditions climatiques, les précipitations aux alentours des sources du Nil dépassent 1 000 mm/an. Dans les régions montagneuses, c’est plus du double, étant entendu que ces régions se distinguent par une variabilité saisonnière élevée des précipitations. En direction du nord, le territoire du Soudan accuse une réduction progressive des pluies, et le confluent du Nil blanc et du Nil bleu affiche une moyenne annuelle de 200 mm (FAO 2005). Dans la partie nord de Soudan et sur la totalité du territoire de l’Egypte, où les conditions désertiques et semi-désertiques prévalent, le total annuel de précipitations affiche des valeurs proches de zéro.

Le Nil est une ressource cruciale pour les pays riverains, tant pour l’irrigation des sols que pour la production de l’énergie électrique. Pour une grande partie de la population vivant à proximité, il représente l’unique source d’eau pour les foyers et pour l’agriculture. Ces dernières années, le bassin du fleuve a fait face à de sérieux problèmes provoqués par la croissance démographique, les besoins en eau, la salinisation, l’érosion des sols, la pollution, la dégradation de la qualité de l’eau dans le fleuve, ainsi que la prolongation des périodes de sécheresse, souvent suivies d’inondations massives, ce qui génère des déséquilibres préjudiciables et avive les tensions hydriques dans le bassin.

Le « partage du Nil » a suivi l’histoire de la division coloniale de l’Afrique aux XIXe et XXe siècles. Pendant la majeure partie du XIXe siècle, un premier régime a été mis en place dans le bassin du Nil, dont les acteurs principaux étaient les puissances coloniales : la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. L’Ethiopie était le seul Etat à s’opposer à leurs velléités colonisatrices, et ce malgré sa faiblesse et ses divisions internes. Ce régime de partage du fleuve se caractérisait surtout par l’effort fourni par chacune des parties pour empêcher toute intervention des autres dans le cours naturel du Nil.

Un second régime fut établi par la Grande-Bretagne entre la première moitié du XXsiècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, la Grande-Bretagne dominait la quasi-totalité du territoire du bassin du Nil (à l’exception de l’Ethiopie), et notamment l’Egypte et le Soudan. Son principal intérêt résidant dans la production de coton sur le cours inférieur du Nil, les conditions établies par ce régime jouaient pour la plupart en faveur de l’Egypte.

La Grande-Bretagne a également tenté de coloniser l’Ethiopie afin d’asseoir son emprise sur la région et de parvenir à un contrôle complet du Nil – contrôle rendu nécessaire pour la production de coton, très exigeante en eau. Si ses tentatives sont restées vaines, elle a tout de même obtenu la signature d’un traité avec l’Ethiopie en 1902, par lequel cette dernière s’engageait à ne pas diminuer les eaux du Nil en intervenant sur le Nil Bleu, en échange d’une compensation financière régulière. Toujours sous le régime colonial, le Traité sur l’utilisation exclusive des eaux du Nil était signé entre le Soudan et l’Egypte, partageant la totalité du cours exploitable du fleuve entre ces deux pays riverains, et empêchant les pays du cours supérieur non seulement d’y puiser de l’eau mais aussi de procéder à toute intervention susceptible de modifier le cours du fleuve. Ce traité a été reconduit en 1959, après la première vague de décolonisation, en divisant le cours utilisable du Nil entre l’Egypte et le Soudan à proportion de trois pour un. L’Egypte considère que ce traité est toujours valable, et fait tout ce qui est en son pouvoir pour maintenir le statu quo.

L’Egypte est le premier bénéficiaire de l’eau du Nil : elle en dépend à 95 %. Le Nil revêt une importance économique, usuelle, religieuse et culturelle pour les Egyptiens. Une baisse du cours du fleuve ou du volume annuel d’eau alloué à l’Egypte affecterait considérablement le pays et son économie. Le Soudan, qui puise annuellement 18,5 milliards de m3 d’eau (sur les 74 milliards de m3 utilisables par an), est quant à lui doté d’un grand potentiel agricole mais celui-ci demeure inexploité car il est conditionné par l’irrigation des terres. Or le Soudan est lié par le traité avec l’Egypte qui l’empêche de puiser un plus grand volume d’eau. L’Ethiopie est le troisième acteur-clé du bassin du Nil. Si son climat humide lui permet en temps normal une production agricole sans irrigation, il a souffert ces dernières années de longues périodes de sécheresse suivies d’inondations massives. L’édification d’une infrastructure hydraulique sur le Nil permettrait de réguler son cours, d’irriguer les champs pendant les périodes de sécheresse et de limiter l’aggravation des problèmes écologiques comme l’érosion des sols. Cependant, selon les termes du traité de 1959, l’Ethiopie n’est pas autorisée à intervenir sur le cours d’eau.

L’Egypte a déclaré que le volume d’eau garanti par le traité de 1959 relevait de sa sécurité nationale, et les plus hauts représentants du pays ont à plusieurs reprises brandi la menace d’une intervention militaire si le cours du Nil devait être limité. De même, le pays se met à profit son influence internationale et sa puissance économique (son PIB est supérieur à la somme des PIB de tous les pays riverains du Nil) pour empêcher l’Ethiopie de construire des barrages sur le fleuve. Si cette stratégie a pendant longtemps porté ses fruits, elle n’opère plus aussi efficacement depuis quelques années. Suite aux changements politiques intervenus dans la région (notamment avec les « printemps arabes » en 2011), à la création d’un régime régulatoire international plus favorable (surtout depuis l’entrée en vigueur en 2014 de la Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation), et compte tenu de sa rapide croissance économique et des investissements croissants de la Chine en Afrique, l’Ethiopie a engagé le chantier du Grand barrage de la renaissance. Après l’achèvement de sa construction, prévu pour 2017, il sera le plus grand barrage hydro-électrique d’Afrique. A l’annonce de cette nouvelle, l’Egypte a proféré de nouvelles menaces de guerre, mais il semble que sa domination sur le Nil touche à sa fin.

Conclusion

La rareté des ressources en eau, aggravée par la croissance de la population, la croissance économique et les conséquences des changements climatiques au niveau mondial, a alimenté l’hypothèse de l’imminence de « guerres de l’eau » qui marqueraient le XXIe siècle. Cependant, malgré ces conjectures, aucun conflit armé ayant l’eau pour enjeu n’a eu lieu jusqu’à présent. Certes, l’accès à l’eau a agi comme catalyseur de certaines tensions interétatiques, mais il n’a jamais représenté la seule ou principale raison de l’éclatement d’une guerre.

Les cas des bassins du Jourdain et du Nil illustrent l’importance des mécanismes de coopération pour la régulation des ressources en eau. Contrairement à une idée reçue très répandue, la présence d’un hégémon parmi les pays riverains du fleuve n’est pas toujours conflictuelle, et la véritable variable déterminante est plutôt l’existence de mécanismes de coopération institutionnalisés et de canaux alternatifs de satisfaction des besoins des différents pays.

Toutefois, le problème de la rareté hydrique va probablement persister et s’aggraver à l’avenir, et nécessitera des solutions efficaces non seulement en matière d’accès individuel à l’eau douce, mais aussi en matière de partage des ressources hydriques transfrontalières. Dans cette perspective, il est primordial que des règles claires et efficaces de partage international des ressources en eau soient établies, qui permettraient d’éviter des conflits et constitueraient une base solide pour la recherche de solutions coopératives.

Références

• BENCALA K. R., DABELKO G. D. (2008) « Water Wars: Obscuring Opportunities », Journal of International Affairs, vol. 61, n° 2, p. 21-34.

• DE VILLIERS M. (2003) Water: The fate of our most precious ressource, Toronto, McLelland&Steward.

• FAO Aquastat (2009) Jordan River Basin.

• FAO Aquastat (2005) Sudan (Pre-2011).

• FAO Aquastat (2014) Ethiopia.

• FAO Aquastat (2014) Egypt.

• GALLAND F. (2008) L’eau. Géopolitique, enjeux, stratégies, Paris, CNRS Editions.

• LASSERRE F. (2009) Les Guerres de l’eau. L’eau au cœur des conflits du XXIe siècle, Paris, Delavilla.

• LIBISZEWSKI S. (1995) Water disputes in the Jordan Basin Region and their role in the resolution of the Arab-Israeli conflict, Zurich, ENCOP.

• TADESSE D. (2008) The Nile: Is it a curse or blessing?, Institut d’études de sécurité, ISS Paper 174, novembre 2008.

• THE ECONOMIST (2010) For Want of a Drink – A special report on water, 22-28 mai 2010.

• WATERBURY J. (2002) The Nile Basin: National Determinants of Collective Action, New Haven, Yale University Press.

• WOLF A. T. (1995) Hydropolitics along the Jordan River: Scarce Water and its Impact on the Arab-Israeli Conflict, Tokyo, UN University Press.