Construire l’histoire environnementale. (Se) raconter d’autres histoires

Par Grégory QUENET
Comment citer cet article
Grégory QUENET, "Construire l’histoire environnementale. (Se) raconter d’autres histoires", CERISCOPE Environnement, 2014, [en ligne], consulté le 19/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part1/construire-l-histoire-environnementale-se-raconter-d-autres-histoires

 Au terme de cet article, il apparaît qu’une histoire environnementale au prisme des relations internationales ne pourrait se contenter de procéder par ajout de nouveaux objets, de nature internationale (migrations, conflits, pollutions, négociations…). D’une part, ceux-ci sont déjà présents en histoire environnementale, même si de nombreuses monographiques manquent encore. D’autre part, l’insertion d’une échelle internationale et/ou globale pose de nombreux problèmes méthodologiques et épistémologiques qu’il n’est pas possible d’ignorer. En ce sens, pour suivre les principes de l’histoire environnementale, il serait nécessaire de respecter un certain nombre de principes :

• Une matérialité tout d’abord. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il existe une instance indépendante, aux frontières stables et bien délimitées – la nature – qui provoque des effets sur les sociétés susceptibles d’expliquer le fonctionnement de ces dernières. Ni déterminisme ni fonctionnalisme, donc. Cette matérialité désigne plutôt la prise en compte de processus qui ne relèvent pas des formes symboliques mais engagent des processus physiques tels que la croissance des plantes, l’écoulement de l’eau, les échanges d’énergie, les variations climatiques. L’idée de matérialité désigne ici le souci de ne jamais parler seulement des catégories humaines mais toujours aussi des entités auxquels elles s’appliquent. Ceci suppose de connaître leur nombre, leurs contours, leur organisation interne.

• D’où un monisme relatif, qui remonte aux origines des Annales. En effet, le monisme relatif de Marc Bloch rejette à la fois le monisme naturaliste des durkheimiens, appliquant les méthodes des sciences de la nature à la société, et l’attitude de repli des historiens méthodistes, affirmant que l’histoire n’est pas une science mais un simple procédé de connaissance. Il s’agissait tout à la fois d’étudier du particulier et d’être une science, de gagner en scientificité et de ne pas adopter le modèle des sciences de la nature, de conjuguer choses en soi et valeurs, de ne pas distinguer nature et société tout en reconnaissant que ces deux instances existent. Ce projet fondateur des Annales et l’ambition d’une histoire environnementale renouvelée ont en commun d’essayer de saisir une totalité et d’échapper ainsi au dualisme.

• Cette totalité renvoie donc à une pluralité d’acteurs. Les acteurs de l’histoire ne sont pas seulement des humains mais aussi des non-humains, c’est-à-dire des animaux, des plantes, des arbres, des masses d’air, des eaux, des sols, des microbes, et plus encore, avec pour seule limite ce que les sources historiques permettent de saisir. Ces non-humains se déplacent, se reproduisent, consomment et rejettent, se modifient et, ce faisant, ont une capacité d’action et d’invention, une forme d’agentivité (agency) au même titre que les sujets humains. L’hypothèse centrale de l’histoire environnementale est qu’en introduisant ces nouveaux acteurs, le récit historique s’en trouve profondément modifié, en commençant par les objets les plus familiers. Parmi ces acteurs, on compte aussi des objets techniques, des instruments, des dispositifs matériels, selon les leçons de l’étude des sciences (science studies).

• Des réseaux liant l’ensemble de ces acteurs. Le travail d’investigation commence souvent par la reconstitution de ces réseaux, c’est-à-dire de toutes les entités humaines et non humaines attachées ensemble. Un animal n’est jamais seulement un animal, il peut être attaché à d’autres animaux, à un droit de la propriété, à un chasseur ou à un paysan, à une source de nourriture, à un marché et à un prix, à une classification d’espèces, à des représentations. La géographie de ces réseaux a une grande importance car elle structure le territoire étudié. Leur longueur est variable, et il faut justement les identifier dans leur extension maximale. Le rapport entre les différents réseaux existants a aussi son importance, d’autant qu’ils peuvent se croiser, se concurrencer.

• Des déséquilibres, encore. Les sociétés et leur environnement n’ont que rarement des relations équilibrées. On évitera de définir l’histoire environnementale comme les interrelations entre les hommes et leur environnement, car cette définition suppose deux ensembles bien stables et définis chacun par un régime de savoir distinct. En fait, chacun exerce une action sur l’autre et, lorsque celle-ci est forte et altère l’autre élément, on parlera d’impact, parfois de dégradations lorsque l’altération est négative, mais en se méfiant des connotations morales charriées par ce terme.

• Des luttes et des inégalités, aussi. La relation avec les choses qui nous environnent n’est pas qu’esthétique ou contemplative, elle engage des compétitions, des besoins fondamentaux pour des groupes sociaux. L’accès à ces ressources, les pollutions et les nuisances créent des inégalités entre les hommes qui ne recoupent pas nécessairement les inégalités économiques, sociales, culturelles. Par leur dimension matérielle, elles obéissent à des logiques propres, différentes.

• Des formes d’arrangement inscrites historiquement, enfin, déterminant une question environnementale. L’ensemble de tout ce qui vient d’être cité forme des arrangements, des compositions qui varient dans le temps et dans l’espace et prennent des formes différentes selon les contextes. Même si l’environnement se joue des frontières humaines, ces arrangements varient souvent selon les pays car ils sont modelés par des instances qui ont été élaborées nationalement (le droit, le territoire et ses frontières, les institutions, les systèmes de mesure). Il n’existe donc pas une nature universelle qui serait la même pour toutes les sociétés.