Grégory QUENET,
"Construire l’histoire environnementale. (Se) raconter d’autres histoires",
, 2014, [en ligne], consulté le
29/03/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/part1/construire-l-histoire-environnementale-se-raconter-d-autres-histoires
L’histoire environnementale a contribué à promouvoir l’histoire globale, qui à son tour a assuré le succès de l’histoire environnementale (Quenet 2014). L’examen attentif des études publiées montre cependant trois pratiques différentes, révélatrices des tensions entre les différentes échelles d’analyse : le global comme un niveau supérieur aux sociétés humaines, celui des changements environnementaux globaux et de longue durée, mesurés avec les outils des sciences dures (McNeill 2010) ; le global comme l’échelle de phénomènes dont l’impact a été intercontinentale (le choc microbien des grandes découvertes selon l’historien Alfred Crosby) ; le global nourri par la circulation des savoirs sur la nature (l’histoire des sciences).
La question climatique est venue récemment complexifier l’articulation des échelles, en introduisant un niveau géologique subsumant la diversité des sociétés humaines : l’anthropocène. S’il est encore trop tôt pour en percevoir toutes les conséquences sur l’écriture de l’histoire (Bonneuil et Fressoz 2013), il est déjà possible de souligner plusieurs enjeux. Le premier réside dans la capacité à articuler la multiplicité des environnements historiquement situés, produits par l’assemblage entre les sociétés humaines et un environnement changeant à l’échelle locale, régionale, nationale et globale. L’articulation des temporalités de l’environnement constitue une voie prometteuse et d’importance pour comprendre la transition écologique et l’adaptation (ou la non-adaptation) des hommes à des environnements changeants. Une autre piste de recherche serait d’étudier de quelle manière ces assemblages et interrelations forment des types de configurations dont la typologie pourrait être entreprise, avec, en retour, un effet heuristique sur la compréhension générale de l’histoire. L’histoire environnementale renouerait ainsi avec son sens étymologique, médiéval et français, de frontières et de bordures : loin d’être une réalité extérieure aux sociétés humaines, l’environnement est constitué de l’ensemble des clôtures articulant les rapports entre humains et non-humains, clôtures qui ont été peu à peu incrustées et naturalisées par la longue sédimentation historique.
Le second enjeu tient à la spécificité des changements climatiques et environnementaux planétaires. Si ces changements sont d’une telle intensité, c’est que nos cadres de pensées évoluent moins vite que notre impact sur la planète. Si la transition écologique n’est pas qu’une affaire de technique et de gouvernement, mais une mutation de nos modes de pensées, comment les chercheurs et les historiens pourraient-ils s’exempter d’un examen critique et continuer à pratiquer leur science comme auparavant ? Au-delà de la seule discipline historique, cet enjeu est celui de toutes les humanités environnementales.
Enfin, si cette proposition est pertinente, un troisième enjeu surgit, inscrivant l’histoire environnementale dans les débats généraux de l’histoire et des sciences humaines : de quelle manière les enjeux écologiques nous poussent-ils à revenir sur une organisation générale des sciences séparant sciences de la nature et sciences de l’esprit, dont la fécondité n’est plus à prouver, mais qui a été forgée à l’époque de l’industrialisation triomphante ? Venus tardivement à l’histoire environnementale, trop limités numériquement pour constituer une communauté professionnelle autoréférentielle, les historiens de l’environnement en France ont ici une carte à jouer et une originalité à affirmer : celle d’une histoire environnementale qui ne serait pas un sous-champ de l’histoire mais qui, par ses nouvelles perspectives, irriguerait les autres sciences sociales, en dialogue étroit avec les sciences de la nature.