Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires

Par Adeline Braux
Comment citer cet article
Adeline Braux, "Les immigrés sud-caucasiens en fédération de Russie : des nouvelles minorités intermédiaires", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 20/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part4/les-immigres-sud-caucasiens-en-federation-de-russie

Le grand mouvement d’échanges migratoires qui a eu lieu dans la période qui a immédiatement suivi la fin de l'Union soviétique se caractérise par une étonnante hétérogénéité et une grande complexité. À l’époque, nombre d’observateurs s’interrogeaient sur un possible déferlement des masses ex-soviétiques en Europe et aux États-Unis, sans envisager leur éventuelle migration vers la Russie. Car au sein des mouvements de population qui ont suivi l’effondrement du camp socialiste, la fédération de Russie est apparue comme une terre d’élection pour nombre d’anciens citoyens soviétiques issus de la périphérie, chassés de leur république d’origine par les guerres, la précarité économique, la perte d’un statut social ou les trois à la fois.

Parmi ces flux, le « retour » des Russes ethniques installés dans les anciennes républiques et les migrations de travail en provenance des anciennes républiques de l'URSS ont alimenté les débats sur le caractère post-impérial des migrations dans l’espace post-soviétique. Il est vrai que la proximité entre l’ancien centre et ses périphéries se reflète jusque dans la législation russe en matière d’entrée et de séjour des étrangers sur le territoire de la fédération de Russie. Celle-ci reste, en effet, largement ouverte à la plupart des ressortissants des pays de la CEI, à l’exception de la Géorgie et du Turkménistan, victimes de la « diplomatie des visas ». Les ressortissants arméniens et azerbaïdjanais ne sont, quant à eux, pas soumis à l’obligation d’obtenir un visa pour se rendre en Russie, ce qui facilite leur mobilité vers ce pays.

Une évolution rapide des flux migratoires

Relativement stables de 1989 à 1992, années marquées par de nombreux conflits dans la zone, les migrations au sein de l’ex-URSS passent de 10,5 millions en 1990 à 4 millions en 1993. Les flux migratoires dirigés vers la Russie connaissent une décrue rapide et spectaculaire à partir de 1994 : de 2 millions en 1989, ils s'établissent à1 550 000 en 1994, avant de se stabiliser à 500-700 000 au début des années 2000. La froideur des chiffres ne doit toutefois pas faire oublier la grande hétérogénéité des situations : dans le mainstream migratoire post-soviétique, on croise aussi bien des réfugiés que des migrants économiques, des migrants en transit et des déplacés internes. Ces aspects, à la fois qualitatifs et quantitatifs, sont caractéristiques des flux migratoires entre les pays du Caucase du Sud et la fédération de Russie et sont à l’origine de la formation, dans ce pays, de ce qu’on appelle désormais des diasporas. Ces dernières tendent, dans le cas des Sud-Caucasiens, à devenir de véritables minorités intermédiaires en Russie.

L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie se distinguent dès le début des années 1990 des autres pays d'Asie centrale par la forte proportion de membres de l'ethnie majoritaire parmi leurs émigrés. De fait, le potentiel migratoire des Russes était déjà largement épuisé au milieu des années 1990, ceux-ci avaient commencé à quitter ces républiques depuis les années 1960. Ce passage correspond également à une modification qualitative des flux, de nature plus économique qu’auparavant. Les données statistiques par « nationalité » (c’est-à-dire l’origine ethnique) indiquent que, au tout début des années 1990, la proportion des Arméniens, Azerbaïdjanais et Géorgiens ethniques dans les flux migratoires dirigés vers la Russie évolue de façon quelque peu différenciée. Ainsi, d’après les chiffres officiels, 16 100 Arméniens se dirigent vers la Russie en 1990, tandis que près de 4 000 Azerbaïdjanais et 3 000 Géorgiens quittent la Russie. Le solde migratoire redevient positif avec les Géorgiens en 1992, avec les Azéris en 1993, tandis que 23 600 Arméniens sont officiellement pris en compte en 1992. Dans la période 1989-1993 et 1994-1998, la part des Arméniens, Azéris et Géorgiens ethniques est en nette augmentation. Toutefois lorsqu’on observe les années individuellement, le nombre d’Arméniens et de Géorgiens baisse continuellement à partir de 1994 et celui des Azerbaïdjanais à partir de 1996. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution qui semble, il est vrai, quantitativement modeste, mais qui doit être replacée dans un contexte particulier. En raison du conflit du Haut-Karabagh, les années 1990, 1991 et 1992 ont vu le départ d’Azerbaïdjan de la quasi totalité des Arméniens, tout d’abord de Bakou (1990), puis de certaines zones situées au Haut-Karabagh ou dans les régions adjacentes (surtout en 1992), populations qui se sont, la plupart du temps, réfugiées en Russie. De même, les Géorgiens ont massivement quitté l’Abkhazie en 1992, notamment après la prise de Soukhoumi. Or en 1992 pour la première fois le solde migratoire des Géorgiens en Russie redevient positif, avant de décliner continuellement par la suite. Les Azerbaïdjanais déplacés en grand nombre à cause du conflit du Haut-Karabagh se sont quant à eux massivement dirigés vers Bakou ou d'autres régions avant, pour certains, d’émigrer vers la Russie, parfois quelques années plus tard. Des réfugiés et personnes déplacées d’un jour ont donc pu devenir des migrants économiques, rendant les frontières entre les différentes catégories particulièrement mouvantes. Quelles que soient les circonstances de leur arrivée, les immigrés sud-caucasiens ont pour point commun d’avoir souvent investi le secteur du commerce.

Le spéculateur caucasien, nouvelle minorité intermédiaire

En 1998, alors que les activités professionnelles des Arméniens et des Azerbaïdjanais installés en Russie avant la perestroïka ne les distinguaient guère de la population née en RSFSR (république socialiste fédérative de Russie), parmi les nouveaux arrivants, 60% des Arméniens et 90% des Azerbaïdjanais étaient employés dans le secteur du commerce et des services. En 2000, 16,2% des ressortissants des pays du Sud-Caucase travaillaient dans ces secteurs, loin devant les autres ressortissants d’ex-URSS. Seuls les citoyens des Etats baltes étaient aussi actifs dans ces mêmes secteurs, mais deux fois mois (4,1%) que les Sud-Caucasiens dans le commerce (10,9%). Pour douteux qu’ils soient, ces chiffres demeurent bien modestes comparés à ceux de l’entrepreneuriat immigré à d’autres époques et en d’autres lieux : en France, entre 1982 et 1990, la proportion d’entrepreneurs étrangers et devenus Français par acquisition est passée de 7,1% à 9,5%. Aux Pays-Bas, 60% des entrepreneurs immigrés travaillaient dans le secteur du commerce de détail ou de gros et dans la restauration durant les années 1990. Les réactions d'hostilité provoquées par la présence des Caucasiens dans certains secteurs de l’économie ne sont pas dues à leur poids statistique mais découlent du contexte russe contemporain.

Le commerce, surtout le petit commerce, et la restauration restent une voie d’intégration économique pour nombre de migrants sud-caucasiens en Russie dans un contexte marqué par l’essor des services consécutif à l’entrée dans l’économie de marché. La concentration de migrants de groupes ethniques particuliers dans des métiers et des secteurs spécifiques au sein de la société de destination a conduit les sociologues de l’immigration à s’interroger plus avant sur cette « spécialisation interethnique des prestations » (Weber) que constitue l’entrepreneuriat dit « immigré », « ethnique » ou encore « communautaire ». En Russie, notamment à Moscou, les changements survenus depuis l’éclatement de l’URSS ont naturellement eu des répercussions sans précédent  dans le domaine économique. Les années 1990, marquées par le développement d’un capitalisme triomphant et exubérant, ont vu l’apparition d’un secteur tertiaire (celui-ci était auparavant atrophié et dans les mains de l’État) qui a créé quantité d’emplois dans le domaine du commerce, des loisirs et de la restauration. Saskia Sassen (Cities in a World Economy, Londres, 2006) a souligné à quel point les changements intervenus dans le capitalisme au niveau mondial ont fait naître de très nombreuses opportunités commerciales parmi les immigrés des les villes globales. Ce phénomène s’est trouvé en quelque sorte décuplé dans la capitale russe en raison des capitaux qui y transitent et de la forte demande de services en tous genres.

Dans le secteur du commerce, les marchés offrent au chercheur un réel domaine d’investigation en matière d’entrepreneuriat ethnique en Russie. Ainsi, tout observateur un tant soit peu attentif qui se rend sur un marché russe, notamment à Moscou, a l’occasion de constater la relative segmentation de ce secteur économique : es Russes, les Ukrainiens et les Moldaves travaillent plutôt dans les produits laitiers, la viande, l’épicerie courante ; les Azerbaïdjanais et les Géorgiens font en général du commerce de fruits et légumes ; les Chinois et les Vietnamiens possèdent, la plupart du temps, les étals de vêtements et de chaussures, tandis que les Centrasiatiques se retrouvent souvent au plus bas de l’échelle, comme porteurs ou manœuvres. Il s’agit d’une configuration typique des marchés de vente au détail, les plus fréquentés par la population russe au quotidien. Les vendeurs, à l’image des fruits et légumes, se succèdent au gré des saisons. Ainsi, entre début décembre et fin janvier, les Azerbaïdjanais se rendent en Russie pour y vendre exclusivement des grenades estampillées Azerbaïdjan sur les marchés. Cette apparition hivernale de concurrents temporaires et parfois peu scrupuleux (par exemple par les baisses inopinées des prix qu'ils pratiquent) n’est d’ailleurs pas sans générer une certaine animosité de la part de leurs compatriotes présents toute l’année. À la même époque pourtant, certains vendeurs choisissent de rentrer chez eux, afin d’échapper aux rigueurs de l’hiver russe. Cette adaptation apparaît comme étant partiellement en continuité avec la situation soviétique, où il n’était pas rare de croiser des vendeurs originaires d’Azerbaïdjan sur les marchés de Moscou ou dans des régions très éloignées du centre.



Les marchés ont fait brusquement irruption dans les débats sur l’immigration au moment de « la première affaire géorgienne » et dans le sillage des événements de Kondopogo, qui avaient provoqué une campagne anti-géorgienne et, plus largement, anti-immigrés, sans précédent.

« La première affaire géorgienne » : En septembre 2006, les autorités géorgiennes accusent plusieurs militaires russes basés en Géorgie d’espionnage. S’en suit une crise diplomatique sans précédent entre les deux pays. Les autorités russes procèdent à l’expulsion de plusieurs centaines de personnes originaires de Géorgie résidant en Russie, y compris des citoyens russes d’origine géorgienne.

Les événements de Kondopogo : La mort de deux Russes dans une rixe opposant des Tchétchènes à des Russes dans un café tenu par un Azerbaïdjanais déclenche une vague de violences de plusieurs jours envers les habitants d’origine caucasienne de cette grande ville de Carélie par ailleurs percluse de problèmes sociaux et économiques. Les commerçants caucasiens sont expulsés des marchés de la ville.

En  janvier 2007, une nouvelle législation sur le statut des citoyens étrangers vivant en fédération de Russie est entrée en vigueur dans le but affirmé de rationaliser les procédures et, surtout, de permettre un décompte plus sûr du nombre d’étrangers présents dans le pays, notamment des travailleurs migrants originaires des pays de la CEI. Dans la foulée, une loi sur les marchés de détail et sur l’introduction de modifications dans le Code du travail de la fédération de Russie est votée. Selon M. Fradkov, Premier ministre de l’époque, l'objectif de ce texte est de « contrôler l’immigration de travail, de réguler les marchés d’un point de vue sanitaire et de créer des conditions favorables dans lesquelles les producteurs, russes avant tout, [feraient] du commerce ». Depuis avril 2007, les étrangers ne sont plus autorisés à travailler comme vendeurs sur les marchés de détail en Russie, même si la loi a été aisément contournée (mariages blancs, embauche de vendeurs/ses de citoyenneté russe). Quoi qu’il en soit, la mesure est discriminatoire. Le but officiel de cette nouvelle législation était en effet de favoriser les producteurs locaux et d’organiser des marchés « civilisés », en fait des marchés de producteurs. Le terme « civilisé » (civilizovannyj) désigne en russe ce qui doit être « comme il faut », conforme en général à ce qui se fait dans les sociétés modernes et policées.

À l’époque, le mécontentement de l’opinion publique russe s’est cristallisé sur la présence jugée envahissante des étrangers sur les marchés russes, à tel point que s’est profondément ancrée dans la population l’idée qu’« on ne laisse pas les nôtres [les Russes] faire du commerce ».  Par ailleurs, ce secteur économique alimente tous les fantasmes en raison de son opacité, de la corruption qui y règne et de la criminalité qu’il génèrerait. Il est d’ailleurs de notoriété publique que même si chaque marché a une direction administrative,  il est « tenu » par un groupe (parfois ethnique) sans toutefois que cette assertion soit explicitée plus avant. Par exemple, le quotidien national Rossijskaja Gazeta estimait en 2007 que, sur cent douze marchés de Moscou, vingt et un étaient contrôlés par des Azerbaïdjanais, quatorze par des  Arméniens, sept par des Nord-Caucasiens et un par des Géorgiens. Le premier marché à faire les frais de cette campagne de remise en ordre a été celui de Tcheriomouchki, connu comme étant un marché géorgien qui est aujourd'hui toujours fermé. On peut également citer la fermeture en juillet 2009 du grand marché de Tcherkizovski, propriété de l’homme d’affaires azerbaïdjanais Telman Ismaïlov, pour des raisons, il est vrai, plus politiques.

Le grand marché de Tcherkizovski : La raison invoquée pour la fermeture du marché a été la vente de marchandises de contrebande. Officieusement, les autorités russes auraient trouvé déplacé le projet de construction d’un complexe hôtelier de luxe par T. Ismaïlov à Antalya en Turquie en pleine crise de l’immobilier en Russie, Izvestia, 1er juillet 2009.

Simmel remarque que « dans toute l’histoire de l’économie, l’étranger prend partout la figure du commerçant - et le commerçant, celle de l’étranger » (G.Simmel, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation : 663-664). Le commerçant caucasien, surtout s’il exerce sur un marché, représente, en quelque sorte, l’avatar russe contemporain du commerçant ambulant juif de Simmel, la figure idéale-typique de l’étranger à la fois envié et haï car supposé tirer un grand profit financier de la basse besogne qu’on est soi-même réticent à accomplir. Dans l’esprit de tout ancien citoyen soviétique en effet, particulièrement en Russie, la figure du commerçant reste inévitablement associée à celle du spéculateur et, par extension, à celle du Caucasien. La réputation de commerçants nés des Caucasiens n’aurait d’égale que la soi-disant incapacité russe à faire du commerce en raison de l’incompatibilité de cette activité avec l’âme russe. Dans la période post-soviétique, les activités commerciales sont devenues légales mais pas pour autant prestigieuses et il est fréquent d’entendre à propos des Caucasiens en Russie qu'« avant, ils étaient spéculateurs, maintenant ils sont businessmen ». Le terme business est fort répandu et désigne toute activité à caractère peu ou prou commercial, de la vente de colifichets dans les rues à l’import-export en passant par la tenue d’un commerce ou d’une gargote. Certains immigrés préfèrent d’ailleurs utiliser l’expression d'entrepreneuriat individuel (individual’noe predprinimatel’stvo), plus positivement connotée et qui permet de revêtir ses activités d'un vernis de prestige, à défaut de légalité. Dans certains cas, les principaux intéressés ont même intériorisé les préjugés qu’ils tentent de retourner à leur avantage afin de les présenter comme des traits positifs : certains d’entre eux tirent une certaine fierté d’avoir « le commerce dans le sang ». Certains membres de l’intelligentsia azerbaïdjanaise n’hésitent pas, quant à eux, à faire remonter la forte présence de leurs compatriotes dans le secteur commercial à l’époque de la route de la Soie, que ces derniers auraient naturellement prolongée par une sorte d’atavisme commercial, oubliant au passage que le Caucase oriental ne se trouvait pas sur la voie qui menait en Chine.

Plus encore que de « voler le travail des Russes », accusation par ailleurs fort répandue, les entrepreneurs issus de l’immigration sud-caucasienne et, plus globalement, les Caucasiens, sont accusés de tirer de substantiels profits de leurs activités commerciales. Ils sont critiqués par la population (à cause des prix jugés trop élevés de leurs marchandises) et par les autorités (qui les soupçonnent d'évasion fiscale). À bien des égards, ils font désormais figure de minorités intermédiaires, sortes de « tampons » entre les élites et les masses, et ce d’autant plus que, depuis les années 2000, le curseur des griefs faits habituellement aux immigrés, semble s’être déplacé vers les migrants originaires d’Asie centrale. Contrairement à ces derniers, les ressortissants des pays du Sud-Caucase peuvent toutefois compter sur l’appui de leur pays d’origine, de façon, il est vrai, différenciée. Si les autorités azerbaïdjanaises ont tenté, avec un succès mitigé, de négocier une application souple de la législation de 2007 pour leurs ressortissants par l’intermédiaire des organisations de la diaspora en Russie, les autorités géorgiennes se sont trouvées dépourvues, la politique à l’égard des diasporas demeurant largement dépendante des relations avec la Russie.

Trois États, trois façons de gérer la diaspora

Depuis 1989, le terme « diaspora » a désigné d'abord  les Russes de l’étranger proche (les anciennes républiques soviétiques) et, plus récemment, les communautés immigrées, voire les peuples constitutifs de la fédération de Russie (diasporas tatare et tchétchène notamment). On rencontre donc les expressions etnitcheskie diaspory (diasporas ethniques), natsional’nye diaspory (diasporas nationales), quasi synonymes de mafias lorsqu'il s'agit des diasporas tadjikes ou azerbaïdjanaises soupçonnées de crimes, trafics, etc. L’utilisation de ce terme n’est donc pas neutre, y compris dans les pays d’origine. Officiellement, les organisations sud-caucasiennes de Russie dépendent de la législation russe et ne peuvent donc percevoir de subsides de la part d’États étrangers. Elles entretiennent parfois des relations ambiguës avec les autorités du pays d’origine, entre manipulation et méfiance réciproque, paternalisme et soumission. Dans le cas géorgien, l’opposition est nette entre les tenants d’un rapprochement avec les organisations européennes et atlantiques, qui soutiennent le président Saakachvili, et l’organisation la plus importante de la diaspora en Russie, dont le président est régulièrement accusé par ses détracteurs d’être un agent du FSB, successeur du KGB.

En 2001, un Comité chargé des Azerbaïdjanais vivant à l’étranger a été créé par feu le président Heydar Aliev et directement rattaché à la présidence de la République. Il a été rebaptisé en 2008 Comité chargé des relations avec la diaspora. Dans la loi sur la politique de l’État à l’égard des Azerbaïdjanais vivant à l’étranger [littéralement : de ceux de l’Azerbaïdjan qui vivent à l’étranger], ceux-ci sont définis comme « les citoyens de la République d’Azerbaïdjan et leurs enfants qui vivent en dehors de la République, les anciens citoyens de la République soviétique d’Azerbaïdjan ou de la République d’Azerbaïdjan vivant à l’étranger et leurs enfants, et les individus qui se rattachent à l’Azerbaïdjan pour des raisons ethniques, linguistiques, culturelles ou historiques. » La législation azerbaïdjanaise témoigne donc d’une acception assez large du terme de diaspora et la distinction, à première vue subtile, entre Azerbaïdjan et république d'Azerbaïdjan dans la dernière partie entretient - sans doute volontairement - un certain flou. En effet, jusqu’en 1991, les résidents de la république soviétique d’Azerbaïdjan n’étaient pas autorisés à quitter le territoire de l’Union.
En dehors du bloc de l’Est, la diaspora azerbaïdjanaise était donc peu nombreuse et formée essentiellement d'intellectuels et d'hommes politiques ayant fui le pays en 1921, après l’instauration du pouvoir soviétique et le démantèlement de l’éphémère république d’Azerbaïdjan indépendante constituée en 1918 sur les ruines des principautés orientales de la Transcaucasie soumises par le tsar au XIXe siècle. Ces premiers émigrés représentent, en quelque sorte, le mythe fondateur de la diaspora azerbaïdjanaise. Avant 1991, les Azéris ethniques présents à l’étranger sont en fait originaires d’Iran et ont émigré au gré des événements qui ont marqué l’histoire contemporaine de ce pays, en particulier la révolution islamique. Ils seraient de 15 à 25 millions en Iran, plus nombreux que ceux de la république d’Azerbaïdjan, et ayant un vécu récent très différent des Azéris anciennement soviétiques. Les enjeux géopolitiques et géostratégiques autour de l’irrédentisme azéri en Iran et de la répartition des ressources de la Caspienne constituent une pomme de discorde entre les deux pays depuis l'effondrement de l’URSS.  Enfin, la présence de ces Azéris ethniques en Iran ne résulte pas d’une migration ou d’un quelconque déplacement de populations mais d’un tracé de frontière ne respectant pas la composition démographique de cette région.

La signature du traité de Turkmentchai en 1828 entre l’Empire perse vaincu et l’Empire russe qui se disputaient le Caucase a entériné la séparation de la province historique d’Azerbaïdjan, qui regroupait à l’époque les territoires de la république d’Azerbaïdjan actuelle et les provinces azéries du nord de l’Iran. Par conséquent, la république d’Azerbaïdjan ne peut pas  s’appuyer sur cette population qui ne présente du reste pas les caractéristiques d’une diaspora. La Russie est le seul pays à avoir une diaspora azerbaïdjanaise importante, dynamique et qui offre une certaine visibilité à son pays d'origine. Les autorités azerbaïdjanaises ont donc tout intérêt à ne pas s’aliéner ce pays.

La situation de la Géorgie est tout à fait paradoxale. Il n’existe pas dans le pays de ministère de la diaspora à proprement parler, mais un ministre sans portefeuille est chargé de cette question. Ce poste a été créé en 2008 sous l’impulsion du président Saakachvili, en même temps que le fonds Georgia destiné à financer des projets culturels et économiques en lien avec la diaspora. Auparavant, une cellule dépendant successivement du ministère des Réfugiés et du Logement puis de celui des Affaires étrangères était chargée de cette question. Épaulé par plusieurs ministres adjoints et des spécialistes des zones géographiques d’implantation de la diaspora (au nombre de quatre pour la Russie), le ministre dispose d’un budget de 250 000-300 000 euros. La première fête de la diaspora a été organisée en 2005, symboliquement le même jour que la fête nationale. Logiquement, les efforts devraient se porter vers la diaspora géorgienne de Russie, la plus nombreuse. Cependant l’orientation pro-européenne et pro-occidentale du gouvernement actuel de Géorgie le détourne naturellement de la Russie vers des pays où sa diaspora est réduite à la portion congrue (États-Unis, États de l'Union européenne). Lors de ses interventions publiques sur ce thème, le président Saakachvili a pour habitude d’appeler les Géorgiens de l’étranger à revenir dans la mère-patrie pour favoriser son développement. Il s’agit d’une posture assez originale comparée à ses deux voisins Sud-Caucasiens qui louent leur diaspora respective sans pour autant l’inviter à rentrer au pays. Dans le cas azerbaïdjanais, la diaspora est vue essentiellement comme un moyen de lobbying, tandis qu'en Arménie, il s’agit d’un acteur incontournable avec lequel il est nécessaire de composer.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Arménie ne s’est dotée d’un ministère en charge des relations avec la diaspora qu’en octobre 2008. La diaspora a préexisté à la république d’Arménie et la mémoire du génocide représente un puissant vecteur de cohésion pour la communauté à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. Pour l’Arménie, il existe une tension claire entre la nécessité vitale de la diaspora pour des raisons politiques et économiques et le risque de mise en cause de la légitimité politique du gouvernement arménien si cette diaspora se faisait trop intrusive. Ceci explique les valses-hésitations qui ont précédé l’adoption du principe de double nationalité pour les Arméniens de l’extérieur en 2005. Les relations entre l’Arménie et la diaspora ont d’ailleurs été, à bien des égards, passionnelles depuis la disparition de l’URSS. Avant 1991, la diaspora désignait en fait le composant externe à l’Union soviétique. Désormais, on distingue entre les hayastantsis (Arméniens d’Arménie) et les spiurkahays (ceux de la diaspora), dont les Arméniens de Russie font partie. Toutefois, les diasporas post-soviétiques ont peu à voir avec la diaspora historique, en termes de culture, de préoccupations sociales et de psyché et la mémoire du génocide elle-même, apparaît beaucoup plus prégnante chez les Arméniens qui n’ont jamais été soviétiques. Pour la diaspora historique, ce sont les anciennes provinces orientales de Turquie, peuplées d’Arméniens avant 1915, qui constituent la référence géographique inscrite dans la mémoire familiale. Globalement, le lien avec la diaspora de Russie est considéré comme acquis pour les autorités arméniennes, qui ne leur destinent donc aucune politique spécifique.

La première conférence de la diaspora a eu lieu en 1999, la dernière en 2006, mais la plus importante reste celle de 2002, qui a mis en lumière ce fossé entre les Arméniens de Russie et ceux de la diaspora traditionnelle. Ainsi, alors que les premiers avaient à cœur le renforcement des liens économiques entre l’Arménie et la fédération de Russie, déjà très forts (participations importantes d’entreprises russes dans des entreprises arméniennes, voire rachat), l’une des préoccupations majeures des Arméniens de France était la simplification de l’alphabet arménien. La diaspora historique entretient une relation très émotionnelle avec l’Arménie, l’affect imprègne l’ensemble des relations, y compris économiques. Il n’est pas rare que nombre d’investissements se fassent à perte ou soient détournés. Les businessmen arméniens d’ex-URSS et surtout de Russie ont, pour leur part, une vision beaucoup plus réaliste, notamment sur la corruption. Symbole de cette désaffection des Arméniens de Russie pour les structures officielles de la diaspora, le conseil d’administration du Hayastan all Armenian Fund, n’en compte aucun parmi ses 37 membres. D’une façon générale, les projets sont financés de manière négligeable par la diaspora de Russie, ce qui tend à prouver son intérêt limité pour la question et tend à refléter également une différence qualitative dans la mesure où les masses laborieuses arméniennes partent en priorité pour la Russie et disposent de moyens financiers limités.

La situation actuelle des immigrés sud-caucasiens en Russie semble parachever un processus entamé essentiellement après la disparition de l’URSS, mais qui s’appuie également sur des représentations et des phénomènes hérités de la période soviétique. Minorités intermédiaires modernes dans leur pays d’installation, la Russie, ces communautés immigrées tendent, en outre, à devenir un objet, sinon un enjeu, des relations internationales dans la zone post-soviétique, notamment par le truchement des politiques diasporiques émanant de leur pays d’origine. À cet égard, la perspective comparatiste fait apparaître des situations très différentes au sein d’un espace réduit géographiquement, le Sud-Caucase, qui a pourtant été soviétisé en même temps et possède en partie une histoire commune.

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Quotidiens russes

•    Izvestia
•    Rossijskaja Gazeta