Le Cachemire en quête de frontières

Par Christophe Jaffrelot
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Christophe Jaffrelot, "Le Cachemire en quête de frontières", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 16/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/le-cachemire-en-quete-de-frontieres

La question des frontières reste d’une brûlante actualité dans toute l’Asie du Sud. À l’est, la ligne McMahon, héritée de la colonisation britannique et séparant la Chine et l’Inde, a été fort malmenée par la guerre de 1962. Depuis la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays en 1988, New Delhi et Pékin se retrouvent à intervalles réguliers pour examiner leurs litiges frontaliers - sans faire de progrès significatifs. En 2009, la Chine a saisi l’occasion d’une demande de prêt indienne auprès de la Banque asiatique de développement en faveur de son Etat de l’Arunachal Pradesh, frontalier de l’empire du Milieu, pour indiquer que cette région était en fait chinoise. Ceci a conduit New Delhi, sous le choc, à y dépêcher, non seulement le Premier ministre Manmohan Singh, mais aussi le dalaï-lama !

À l’ouest, la question des frontières est tout aussi sensible. La ligne Durand, un autre legs colonial censé, cette fois, séparer l’Afghanistan du Pakistan n’est pas reconnue par Kaboul qui y voit une division artificielle des Pachtounes, un groupe ethnique que cet État a longtemps revendiqué tout entier – avec le territoire qu'il occupe. La porosité de la ligne Durand est aujourd’hui manifeste, les Federally Administered Tribal Agencies, soit disant gérées par Islamabad, se révélant tournées vers leurs voisins occidentaux.

Mais c’est au nord, au Cachemire, que se situe le conflit frontalier dont l’impact sur les relations internationales a été le plus profond. Sans en être l’unique cause, le Cachemire a été associé à trois guerres et demi (les combats de 1999 étant restés circonscrits comme on le verra) entre ces deux puissances nucléaires que sont devenus l’Inde et le Pakistan. Si l’enjeu est ici territorial, il est aussi politique, sociétal et économique, cette superposition des points de friction rendant son règlement d’autant plus difficile.

L’héritage de la partition de 1947

Comme les autres litiges frontaliers mentionnés plus haut, la question du Cachemire est un héritage du colonialisme mais pour d’autres raisons que dans le cas des lignes McMahon et Durand. Le tracé d’une ligne de partage n’est pas ici en cause. Le problème vient plutôt du choix que les Britanniques ont laissé aux princes, en 1947, d’opter, ou bien pour l’Inde, ou bien pour le Pakistan ou encore de préférer l’indépendance. Le Maharajah - hindou - du Jammu et Cachemire, bien qu’à la tête d’un État à 80% musulman que les promoteurs du Pakistan considéraient comme leur, n’a pas d’emblée opté pour le « pays des Purs » au mois d’août 1947. Celui-ci a donc coupé les voies de communication qui le reliaient à l’Inde (et qui passaient alors par Lahore), puis soutenu l’attaque des tribus pathanes du 22 octobre 1947. Le Maharajah a donc appelé à l’aide New Delhi qui lui a promis son soutien s’il adhérait à l’Union indienne ; ce qu’il a fait, mais la reconquête du terrain perdu s’est avérée difficile en raison notamment de problèmes de communication – l’armée indienne a dû, en effet, tracer une nouvelle route pour contenir l’offensive pakistanaise.


L’affaire cachemirie a d’emblée acquis une dimension internationale puisque l’Inde a saisi l’ONU pour qu’elle condamne l’agression pakistanaise. Mais la résolution 47 du 21 avril 1948 s’est contentée de prévoir l’organisation d’un référendum, étant donné que la majorité des habitants de la région étaient des musulmans et que l’organisation internationale souhaitait vérifier qu’ils désiraient bien rester en Inde. New Delhi refuse alors une décision mettant sur le même plan, à ses yeux, la victime et l’assaillant. Il faudra deux résolutions du Conseil de sécurité appelant les parties en présence à la retenue pour qu’un cessez-le-feu intervienne enfin le 1er janvier 1949. La ligne de cessez-le-feu ou ligne de contrôle découpe désormais la province en deux parties. À l’ouest, l’Azad Kashmir (ou Cachemire libre) – que l'Inde appelle Pakistan Occupied Kashmir (POK) -, avec Muzzafarabad pour capitale et les territoires du Nord (récemment rebaptisés Gilgit-Baltistan) sous administration directe de Karachi (puis d’Islamabad), représentent 11% du territoire pakistanais. À l’est, le Jammu et Cachemire devient un État de l’Union indienne au statut particulier puisque l’article 370 de la constitution indienne lui accorde une plus grande autonomie.

L’enjeu de (presque) toutes les guerres

Le Pakistan ne se résignera jamais au statu quo au Cachemire. En 1965, Islamabad passe à l’offensive dans cette province, certain que l’Inde est orpheline depuis la mort de Nehru en 1964 et que les musulmans du Jammu et Cachemire se soulèveront à la première occasion venue. Mais il n’en est rien et le successeur de Nehru, Lal Bahadur Shastri, se révèle un chef de guerre hors pair. Trois semaines après les infiltrations pakistanaises au Cachemire et dans le Rann de Kutch, à la frontière entre le Sind et le Gujarat, la réplique de l’armée indienne force le Pakistan à un cessez-le-feu humiliant. Le traité de paix de Tachkent, en janvier 1966, se veut toutefois équilibré. D’un côté, l’Inde rétrocède au Pakistan le col de Haji Pir et la ville de Kargil mais de l'autre, New Delhi obtient une reconnaissance officielle de la ligne de cessez-le-feu.

La guerre suivante a pour principal enjeu le Pakistan oriental où les Bengalis se mobilisent pour obtenir une autonomie plus poussée puis l’indépendance, avec l’aide de l’Inde dont l’intervention, en décembre 1971, permet la naissance du Bangladesh. Mais le Cachemire est au coeur des négociations de paix qui, cette fois, se tiennent en Inde, à Shimla. Non seulement l’Inde récupère Kargil mais elle obtient que le Pakistan renonce à internationaliser ce dossier : désormais, son règlement ne pourra être que bilatéral. Sans que la ligne de contrôle ne soit transformée en frontière internationale, les deux parties s’engagent à respecter son tracé, une position que Zulfikar Ali Bhutto n’aurait pas pu faire admettre à ses compatriotes.

Une troisième opération militaire n’en aura pas moins lieu, en 1999, dans la région de Kargil et de Drass où la ligne de contrôle n’a jamais été tracée en raison du caractère fort accidenté du relief, certains massifs culminant à 5 000 m. Cette fois encore, des infiltrations sur les hauteurs de la ville sont à l’origine des hostilités. Islamabad les attribuera à des troupes irrégulières. Mais il ne s’agit que d’une guerre éclair, l’Inde délogeant les intrus des sommets où ils ont établi leurs positions en quelques jours et Washington faisant pression sur Islamabad pour qu’il accélère le repli.

Une frontière polysémique ou les raisons d'un acharnement

À l’instar du conflit israélo-palestinien, le conflit du Cachemire – qui est encore plus ancien – renvoie à des motivations qui dépassent la seule question territoriale. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer cette dimension car cette terre est au carrefour de plusieurs pays : la Chine (qui s’est emparée d’une fraction du Ladakh – la partie orientale du Jammu et Cachemire -, l’Aksaï Chin, en 1962), de l’Afghanistan (avec lequel Gilgit-Baltistan a une frontière commune) et de l’Asie centrale (Gilgit-Baltistan n’est séparé du Tajikistan que par le « doigt de gant » de l’Afghanistan). Mais ce positionnement géostratégique n’est pas seul en cause – d’autant que l’altitude en relativise l’importance.


Le Cachemire est un champ de bataille identitaire. Pour le Pakistan qui a vocation, depuis l’origine, à regrouper les musulmans de l’ancien Raj britannique, la partition restera inachevée tant que cette région ne rejoindra pas totalement son giron. Pour l’Inde, au contraire, admettre que la place du Cachemire est au Pakistan reviendrait à renier le socle multiculturel sur lequel elle s’efforce de bâtir son identité nationale. À ces raisons d’État s’ajoutent des mobiles idéologico-politiques. Côté pakistanais, bien des partis trouvent commode de pouvoir mobiliser derrière eux une société divisée en de multiples groupes ethniques pour défendre des frères cachemiris qui souffrent sous le joug indien et l’armée justifie par ce conflit son budget traditionnellement colossal. Côté indien, si le Parti du Congrès revendique l’appartenance à l’Inde du Jammu et Cachemire, certains nationalistes hindous – les plus extrémistes - y voient seulement un des volets d’un projet plus ambitieux : la reconquête des territoires passés au Pakistan (à commencer par l’Azad Kashmir), ce qu’ils appellent la réunification de « l’Inde intégrale » (Akhand Bharat).

En outre, le Cachemire est un enjeu économique qui s’explique d’abord par l’importance cruciale des ressources en eau de la région. L’épuisement progressif des nappes phréatiques, lié notamment à la croissance démographique, rend le Pakistan et l’Inde de plus en plus dépendants des cours d’eau, dont la fonte partielle des glaciers himalayens due au réchauffement climatique annonce le tarissement partiel à moyen terme. En situation de stress hydrique, le Pakistan est particulièrement tributaire des rivières (dont l’Indus) qui lui viennent toutes du Cachemire et du glacier du Siachen (70 km de long). Or l’Inde se situe en amont de toutes les rivières, dont elle pourrait être tentée d’utiliser l’eau et elle a pris le contrôle du Siachen par les armes en 1984. Depuis, le Président Abdul Kalam puis le Premier ministre Manmohan Singh s’y sont rendus respectivement en 2002 et 2003 pour manifester leur attachement à cette conquête, très coûteuse en moyens financiers et en hommes : on déplore plusieurs milliers de morts depuis le milieu des années 1980 du fait des conditions de vie extrêmement difficiles à une telle altitude, entre 3 500 et 5 000 mètres.

Frontières dures ou frontières molles ?

Depuis les années 1990, la ligne de cessez-le-feu risque moins d’être au centre d’une guerre que de devenir le lieu de passage par lequel s’infiltrent des islamistes venus du Pakistan ou d’Afghanistan car le Cachemire apparaît à bien des Moujahidins ayant combattu les Soviétiques – et à leurs héritiers -, comme la nouvelle cible du jihad.


En réaction à cet afflux d’activistes dont les opérations commandos et les attentats ont fait de nombreux morts dans les années 1990, l’État indien a déployé des troupes le long de la frontière. Il a équipé la ligne de contrôle, non seulement de barbelés très sophistiqués dont la pose n'a été achevée qu’en septembre 2004 mais aussi d’instruments de détection bientôt complétés par des radars. Ces commandes militaires expliquent en partie qu’Israël se soit, au cours de la décennie, hissé au second rang des fournisseurs de matériel de défense de l’Inde en raison de sa maîtrise des technologies recherchées par New Delhi (cf. l’achat de trois avions-radar Phalcon). Au début des années 2000, ce dispositif a permis de freiner les infiltrations, 45% de ceux qui essaient de pénétrer au Jammu et Cachemire étant interceptés à la frontière.

À ce durcissement succède, au début des années 2000, l’idée d’une soft border. Cette évolution peut s’expliquer par la conviction acquise par les Indiens qu’ils ont trouvé le moyen de réduire les infiltrations ou, au contraire, qu’ils ne pourront pas surmonter ce problème sans un changement d’attitude du côté pakistanais. Or précisément le général Musharraf, qui a pris le pouvoir en 1999, semble disposé – sous la pression des Etats-Unis – à chercher un règlement de la question cachemirie. C’est lui qui propose un plan en quatre points, dont l’idée d’une soft border au Cachemire. Cette formule prévoit de laisser les hommes (en particulier les membres des  familles coupées en deux après la partition) et les marchandises circuler plus librement des deux côtés de la ligne de contrôle. Cette avancée devait s’accompagner, pour Musharraf, d’une plus grande autonomie donnée aux Cachemiris de l’est et de l’ouest dans la gestion de leurs affaires et d’un retrait des troupes des deux côtés de la LoC (line of control, le nouveau nom de la ligne de cessez-le-feu de 1949 après les accords de Shimla). En 2005, la frontière est, de fait, rendue plus poreuse avec le rétablissement de lignes de bus entre Srinagar et Muzzafarabad.

Négocier - ou pas ?

À partir de 2004, Musharraf et Vajpayee amorcent un « dialogue composite » qui comporte une demi douzaine d'éléments, dont la question du Cachemire.

Les éléments du dialogue composite


Les autres sujets de discussion étaient le Siachen, Sir Creek, une rivière entre le Sind et le Gujarat où l’Inde situait la frontière au centre du cours d’eau quand les Pakistanais voulaient l’inscrire sur la rive indienne ; Wullar Dam, un barrage que les Indiens souhaitent construire sur un des affluents de l’Indus appartenant au Pakistan (d’après le partage des eaux acté par le Indus Water Treaty de 1960) ; la lutte contre le terrorisme ; la promotion de la coopération économique et les échanges culturels.

Cinq rounds de négociations ont lieu en quatre ans, mais l’Inde tarde trop à reconnaître le désir de Musharraf de rapprocher les points de vue. Quand Manmohan Singh et son équipe en conviennent, il est trop tard, Musharraf ayant perdu au Pakistan le crédit qui aurait pu lui permettre de faire accepter un compromis à son opinion publique et à l’armée. Les attentats de Mumbai, en novembre 2008, conduisent l’Inde à suspendre le dialogue composite étant donné les réticences de l’État pakistanais à arrêter des leaders islamistes impliqués, d’après New Delhi, dans cette tragédie. Le dialogue entre les deux pays reprend en février 2010 sous la pression des États-Unis mais le Cachemire n’est plus à l’ordre du jour.

Le litige frontalier qui oppose l’Inde et le Pakistan au Cachemire est structurant. Au-delà du territoire, l’identité profonde des deux pays est en cause, en plus de nombreux intérêts économiques et corporatistes (celui des hommes politiques pakistanais et de l’armée en particulier). Cette frontière est donc appelée à demeurer une pomme de discorde pendant bien des années encore.

Sa qualité peut toutefois évoluer. De ligne de contrôle hérissée de fils de fer barbelés, elle peut se muer en soft border suivant l’état des relations diplomatiques entre New Delhi et Islamabad. Mais cette frontière est l’otage d'une part des nationalistes indiens – et encore plus hindous – qui ne peuvent renoncer au Cachemire, et d'autre part de l'armée pakistanaise et de groupes islamistes qui refusent de voir la question réglée au détriment du Pakistan. Transformer la LoC reviendrait, pour eux, à capituler devant l’Inde en jetant aux poubelles de l’histoire des décennies de lutte. Nul doute que ces acteurs, en partie non étatiques – mais très liés à l’establishment militaire et à certains partis politiques – s’efforceront de torpiller les solutions éventuellement envisagées en haut lieu. Consubstantielle aux deux pays nés de la partition, la frontière entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire a donc vocation à rester un problème insoluble.

Références

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